45.

Je me plais à croire qu'il y a un peu d'infini en chacun de nous.

Que nous sommes un amoncellement de touts et de riens. Ces petits riens vivent en moi comme en les autres, puis n'attendent que le bon moment pour se dévoiler. Je ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit d'hors de portée, je ne crois pas qu'un rêve puisse être trop grand. Je crois que tant que nous vivons, nous encapsulons en nous toutes les potentialités qui existent dans le monde.

Je crois que je peux gravir des montagnes et dompter des ouragans. Gagner au loto, faire le tour du monde, rencontrer les plus grandes stars, m'acheter une villa à Beverly Hills et taper la discute à Ariana Grande de l'autre côté de ma clôture. Même si ce n'est pas forcément ce que je désire, je m'amuse à imaginer les possibilités.

Puis, après ce quart d'heure, je remets simplement les pieds sur Terre.

— Juste une dernière partie..., ronchonne Haru.

— Nos dossiers sont à rendre avant demain, c'est maintenant ou jamais.

Il laisse tomber la manette contre le coussin et me tourne le dos de son côté du lit. Un vrai gamin.

— Vous pensez que je peux intégrer les séances de yoga intempestives quelque part ? nous demande Jade, assise à mon bureau. Pas que j'ai pas aimé, c'était cool de parler aux cailloux en éveillant ma kundalini.

— J'ai dû en parler pour la moitié de mon deuxième axe, lui confie Blanca. Avec un peu de chance ça attirera l'œil d'une formation en naturopathie.

Blanca ne penche pas non plus pour les universités de l'Ivy League. Un cursus lui fait de l'œil sur des médecines alternatives, dans l'académie Everglades.

Ioane et Faisal ont passé plus de temps à regarder nos photos et vidéos du séjour qu'à finaliser leur travail. Je ne sais du coup pas par quel miracle ils ont réussi à envoyer tous les bons documents par mail en fin d'après-midi. Matthew, cela fait des jours qu'il a fini de tout potasser, donc je ne fais aucun commentaire sur la sieste – le coma – qu'il est actuellement en train de taper entre Haru et moi.

Je trouve parfois ma maison trop grande, et pourtant, en termes de superficie elle ne vaut pas grand-chose à côté de celle de Blanca. Je pense plutôt qu'en dehors des cours et des sorties entre amis, je me suis longtemps habitué à ma solitude, chez moi. En temps normal, cet espace inoccupé ne me dérange pas. Même, souvent, c'est mon cocon de sureté, j'en ai besoin pour fonctionner.

C'est juste qu'il y a des moments, comme ceux-ci, où j'apprécie de voir ces vides, ces riens, se remplir.

J'ai parfois l'impression que ces instants me rapprochent de mon infini, de mon éternité.

— C'est l'heure d'aller récupérer les pizzas !

Blanca me tire par la main alors que j'errais innocemment dans mes pensées. Je me redresse par réflexe quand Faisal lève les yeux de son portable, affalé sur l'un de mes pouffes.

— On nous livre d'habitude.

— Peut-être, mais Riri passe la conduite dans une semaine et toute excuse est bonne à prendre pour qu'il fasse ses preuves.

Continuant de prétendre bouder dans son coin, Haru lève juste le bras, et le cliquetis de ses clés de voiture, dans sa main, fait bondir Blanca qui les lui attrape avant qu'il ne change d'avis. Et vu le nombre de fois où je lui ai évité une crise cardiaque sur la route, il serait légitime qu'il change d'avis.

— Tu me la ramènes entière ou c'est Álvarez qui paye les réparations.

— Y'a pas de logique dans ce que tu viens de dire, le reprend Ioane.

— Faut pas chercher loin, renchérit Jade en riant. Han Reino aura toujours un traitement de faveur, même s'il met le feu à la maison de son mec.

Je claque ma langue et m'enfuie en dehors de la chambre avant qu'ils n'aient pu me voir devenir cramoisi.

— T'as vraiment décroché le gros lot.

Mais j'ai oublié que j'avais pris avec moi la plus grosse commère. Blanca Álvarez.

— Ouais, je me suis pris une crotte de pigeon juste avant qu'il me demande de sortir avec lui.

J'espère que ma vanne l'empêchera de poser des questions auxquelles je ne saurais pas répondre. Elle n'était pas aussi curieuse quand je sortais avec Elias, une partie de moi a toujours su qu'elle ne l'appréciait pas plus que ça.

Parfois je rembobine certaines scènes avec elle, et j'ai des révélations qui me laissent sur le cul.

— En tout cas, j'avais trop hâte que vous vous mettiez ensemble ! s'exclame-t-elle en s'étirant alors que nous descendons les escaliers.

— C'est pas toi qui miaulais sur comment tu le trouvais bandant la première semaine ?

— Oh, tu me sous-estimes mon Riri. Je l'ai dit dès le premier jour, t'étais pas concentré.

Je lève les yeux au ciel. Elle me pousse de son coude et quand nous rejoignons la voiture d'Haru dans la cour, elle ajoute :

— C'est pas pour moi que je tâtais le terrain.

Je fronce les sourcils, elle me fait un clin d'œil et contourne la caisse pour se mettre du côté passager.

Les voilà, ces épiphanies que seule Blanca peut me faire avoir. Je vacille presque sur le siège pour me pencher vers elle, les yeux plus grands :

— T'avais prévu de me caser avec lui dès que tu l'as vu !

— Frein à main.

— J'ai même pas mis le contact !

Elle s'esclaffe pendant que je ne parviens qu'à la regarder de travers, sachant qu'elle ne plaisante pas. Elle a vraiment aperçu Haru un beau matin, puis s'est persuadée que j'allais craquer pour lui dans un futur proche.

— Comment t'as su ?

— Les secrets de l'Univers.

Blanca croise ses bras sur sa poitrine, elle se tourne pour me faire totalement face, l'épaule contre le dossier. Son sourire passe de la taquinerie à une tendresse sans faille :

— Et je suis ta meilleure amie. Même quand t'en as pas conscience, tes yeux disent beaucoup de choses, Reino.