Chapitre 32
32.
— Ah, c'était pas une plaisanterie votre truc de projet humanitaire ?
J'observe la fiche technique que Mme Jefferson nous distribue à chacun. Matthew a la même sous les yeux et son air ne reflète pas l'enthousiasme que notre référente attendait. Elle croise les bras sur sa poitrine et se râcle la gorge :
— Je dois admettre que ces derniers temps ça m'était un peu sorti de la tête...
C'est un euphémisme, je crois. Si je creuse dans les fins fonds de ma mémoire, je peux prétendre me rappeler d'une évocation très brève de cette histoire au milieu d'un semestre de l'année passée. Mais sinon, rien, je découvre le programme de trois jours qui nous attend dans les coins éloignés de Haulover en même temps que tout le monde.
— Ramassage des déchets sur la plage et dans le parc, puis entretien des potagers ? cacarde Dagmar depuis le premier rang. Mme Jefferson, ce n'est pas quelque chose qui peut se préparer en quelques jours.
Un soupir m'échappe et Haru tourne sur sa chaise pour capter mon désarroi. L'idée en elle-même est chouette et honorable, bien que peu d'adolescents de dix-sept ans trouvent forcément trépidant le fait d'aller batifoler avec les ordures, même pour une bonne cause.
Ce qui est embêtant, c'est que ce genre d'activités extra-scolaires est du pain béni pour nos candidatures universitaires, et que j'aurais aimé que quitte à finalement sauter le pas – je croyais que l'idée avait silencieusement été abandonnée –, on le fasse de manière plus méthodique. Là, à l'air brouillon de Mme Jefferson, c'est comme si elle avait retrouvé l'esquisse du projet au hasard en réarrangeant son bureau.
— Un problème ?
— Un tout petit, je murmure en réponse à Haru, tout en levant la main.
Mme Jefferson me donne la parole, je sens déjà qu'elle appréhende ma question. Je ne suis pas du genre à râler face aux étourderies de notre système scolaire, mais en dernière année, il nous faut nous montrer pragmatiques.
— En supposant qu'on y aille pour la mi-novembre, comme le programme le prévoit, ça nous laisse à peine deux semaines pour réorganiser nos dossiers pour la fac et intégrer un axe sur le bénévolat à Haulover.
Je pose ce constat en sachant que le dernier délai de dépôt des candidatures est fixé au 31 décembre cette année – pour être admis au semestre d'automne prochain, le seul que la majorité des universités prennent en compte. Néanmoins, cette marge nous est écourtée puisque notre professeure tient à ce qu'on lui rende tous un premier jet au plus tard un mois avant. Nous ne sommes pas les seuls à devoir soudainement rediriger nos plans, elle aussi, va bientôt bringuebaler sous le poids des nuits blanches.
— C'est le cas, m'avoue-t-elle avec un embarras flagrant. Je sais que ce n'est pas l'idéal, et en retrouvant le programme j'étais prête à juste l'abandonner, mais cela reste un bonus conséquent pour ceux qui ont besoin de plus de matière.
À certains regards qui fuient, j'en fais soudain la conclusion que certains ont effectivement besoin de plus de matière. Ce n'est pas mon droit de remettre cela en question. Le reste de la classe, n'ayant pas saisi cette subtilité, lance à Mme Jefferson un regard blasé.
Aux yeux de beaucoup, quinze jours suffiraient. Mais certains peaufinent ces dossiers depuis la rentrée, voire depuis le début du secondaire. Les changements de ce genre sont susceptibles de modifier toute notre trame. Elle tente encore de se rattraper en nous rappelant que ce n'est qu'un ajout extracurriculaire, donc, plus ou moins facultatif. Mais facultatif ne veut pas dire sans potentiel.
De manière assez inattendue, Haru lève la main :
— Il y aura qui comme responsables ?
— Responsables ? répète notre professeure.
— Oui, les adultes qui nous superviseront. D'autres professeurs viendront aussi ? Ou peut-être des gens de l'association des parents d'élèves ?
J'ai un soudain frisson, ma mère fait partie de l'association. Cependant, sachant qu'elle devra elle aussi se calquer à notre emploi du temps chargé, je doute qu'elle accepte de venir.
— Eh... eh bien, il y aura moi ! s'exclame-t-elle.
Nos airs passent de blasés à inquiets. Elle le sent et agrippe notre programme pour retourner à son bureau.
— Je sais que c'est précipité, mais je vous promets que d'ici là tout sera en ordre. Il me fallait officialiser la tenue du projet.
— Il ne vous reste plus que deux semaines pour tout organiser, lui partage un autre de nos camarades.
— C'est largement suffisant.
Nous en profitons pour faire un point global sur ce qui nous attend. Apparemment, nous prendrons le bus pour rejoindre Haulover Beach un mercredi matin et rentrerons vendredi dans l'après-midi. Les derniers mois ont été difficiles et l'ouragan de septembre a rendu la remise en état du parc compliquée.
À la fin des cours, j'avance aux côtés de Matthew et Haru jusqu'à la sortie de l'académie.
— Et on va dormir où ? s'interroge Haru en analysant la brochure encore lacunaire à cet instant.
— Là-bas ça grouille d'hôtels cinq étoiles, avec un peu de chance on sera considérés comme des saisonniers : blanchis, nourris et logés, théorise Matthew avec les yeux brillants.
Je me penche sur le papier d'Haru pendant qu'on marche l'un à côté de l'autre.
— C'est pas écrit, mais j'suis presque sûr de l'avoir entendu parler d'une petite auberge qui a ouvert il y a peu. Clairement, on va pas se faire offrir une suite de luxe.
Il hausse un sourcil. J'ai l'impression que ce voyage en classe verte ne va pas tarder à lui prendre la tête.
— Je te pensais pas aussi protocolaire pour ce genre de choses, je lui confie, lorsqu'il fait une recherche avec son portable.
— Lui ? rigole Matthew. Il fonce tête la première pour tout, sauf les voyages qui nécessitent de découcher plus d'une nuit.
Je l'accompagne dans son rire et Haru lève les yeux vers moi. Il tourne pour me bloquer la route et me surprend avec une pichenette sur le front.
— Aïe !
— Tu te moques de moi ?
— Mais pas du tout ! C'est juste un peu inattendu, de ta part.
Il se perd encore dans ses pensées un instant.
— Je devrais peut-être aider Mme Jefferson à organiser tout ça, finit-il par dire. J'ai l'impression qu'avec son speed on va atterrir dans les Everglades le jour-j.
— Cool, j'ai toujours voulu nager avec les crocodiles, ironise Matthew avec une grimace.
Une fois arrivés dans le parking, Matthew nous quitte après un signe de la main. Je me retrouve ainsi seul en compagnie d'Haru.
— Je te ramène chez toi, Miami boy ?
Je ne sais pas quand il a décidé de m'embêter avec ce surnom. La première fois que je l'ai entendu de sa bouche, c'était au skate-park.
— Tu sais qu'à force tu m'empêches de rentabiliser mon abonnement de bus ?
— Bon bah à demain, fait-il en s'en allant.
— Hé, attends !
Je contourne la Mercedes comme s'il m'avait posé un ultimatum et en ouvrant la porte, je le vois en train de rire.
— Laisse-moi participer pour l'essence, je tente de m'imposer en attachant ma ceinture.
— Y'a pas d'essence, cette voiture recharge ses batteries par la magie de ta présence à mes côtés.
— Arrête de déconner !
Il sourit et nous nous engageons sur le chemin qui nous ramène à la maison. Il ne m'a jamais reparlé de mes confessions à notre retour de la plage, la dernière fois. Il ne m'a jamais confronté au fait que, d'une certaine façon, je lui avais avoué que j'avais bel et bien des sentiments pour lui.
Parce qu'il m'attend.
Il m'attend, sans jamais me brusquer. Sans changer qui il est.
Et je lui en suis reconnaissant.
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