Onze ans plus tôt, Mont Corvo.

Il était presque dix-sept heures, et le soleil commençait à peine à se coucher. La petite Sol, avec une moue exaspérée, ne pouvait que regarder son jumeau avachi par terre, la bave coulant de sa bouche, ronflant avec une force surprenante pour son si jeune âge.

La fillette aux longs cheveux roux et aux yeux couleur vin, depuis plusieurs minutes, restait là, les bras croisés, à attendre que son frère se réveille de lui-même. Mais cette fois-ci, sa crise de narcolepsie semblait être plus longue que d'habitude.

En temps normal, Sol n'y aurait pas porté plus d'attention que cela. Elle était familière au comportement parfois imprévisible que la maladie donnait à son grand frère, et avait la coutume d'aller voir ailleurs le temps qu'Ace se réveille.

Mais, cette fois-ci, la fillette n'était pas contente. Elle était, quelques minutes plus tôt, en pleine conversation avec son frère, une conversation qui avait alors tourné à la moquerie en quelques instants.

Ace, comme toujours, parlait de son rêve de vivre une vie sans regrets, et pour une fois avait décidé de demander à sa sœur quel était son propre rêve.

Ravie de pouvoir partager cela à son jumeau, Sol n'avait pas perdu de temps à lui répondre.

-Plus tard, je veux devenir un lapin! s'était exclamée la petite fille avec un grand sourire fendant ses joues couvertes de rousseur.

Elle était tout à fait sérieuse en disant cela. Alors pourquoi Ace avait-il, le moment de la réalisation dépassé, éclaté de rire à s'en écorcher les poumons? Serrant sa peluche lapin contre son torse, Sol avait alors dévisagé son frère d'un air qu'elle voulu intimidant, gagnant seulement une surenchère de ses éclats de rire, si cela était seulement possible.

-Rigole pas!! Je te jure que c'est vrai et que j'y arriverai!! s'insurgea la fillette, outrée que son propre jumeau ne veuille pas croire en ses rêves de petite fille.

Et c'est à cet instant, alors que Sol allait surenchérir afin d'étayer sa thèse et ses revendications, qu'Ace s'était tout d'un coup arrêté de rire comme un cinglé, et s'était écroulé à même le sol, ronflant comme un ours en hibernation.

Génial, s'était-elle alors dit pour elle-même. Cela lui allait bien de s'enfuir de la conversation ainsi, elle en était sûre. Parce qu'elle aurait pu jurer être sur le point de pouvoir convaincre son frère qu'elle arriverait à atteindre son plus grand rêve coûte que coûte.

Après quelques minutes de silence, Ace ne paru pas vouloir se réveiller. Toujours en colère, la petite fille s'était finalement levée, sa peluche duveteuse de lapin toujours dans ses bras et un air renfrogné sur ses jolis traits d'enfant, et était sortie de sa maison, celle qui appartenait à leur mère adoptive.

Elle pouvait encore entendre les ronflements d'Ace de là où elle était, alors qu'elle s'éloignait de la petite bâtisse de bois à pas furieux, sa petite robe bleue claquant méchamment derrière elle, ses petites chaussures battant la terre à un rythme pressé.

-Méchant Ace, marmonnait-elle à voix basse, s'engouffrant à présent dans la forêt. Moi j'ai pas rigolé à son rêve idiot, alors pourquoi lui si? Je le déteste!!

Elle ne savait pas vraiment où elle allait ainsi, mais elle voulait juste s'isoler dans un coin pour bouder comme il se doit. Peut-être allait-elle embêter Ace ainsi, qui mettrait une éternité à la retrouver?

Un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres. Et si elle donnait une leçon à son frère en se cachant? Elle savait où aller à présent. Ace lui avait toujours interdit d'aller à la ville toute seule, et elle n'allait pas se gêner pour le faire aujourd'hui, pour la première fois de sa vie.

Elle était une grande fille maintenant, elle pouvait se débrouiller d'elle-même, sans avoir un pot de colle narcoleptique en permanence collé à ses chaussures.

De longues minutes durant, Sol marchait entre les arbres gigantesques en fredonnant une mélodie qu'elle avait apprise il y a longtemps, appréciant le chant des oiseaux dans le lointain, le craquement des branches sous ses pieds ainsi que l'odeur entêtante de bois mouillé.

Elle finit cependant par se rendre compte que quelque chose n'allait pas, même si elle s'efforçait de ne pas y faire attention. Elle ne devait plus être très loin de l'orée du bois à présent, non?

Pourtant, aucun trace de la décharge, celle qu'elle devait traverser afin d'atteindre la ville, et encore moins de cette dernière. Au bout d'un moment, elle dû se rendre à l'évidence.

Elle était perdue, et le soleil commençait à se coucher de plus en plus vite. Il faisait à présent très sombre, et la chaleur était elle aussi retombée drastiquement. La fillette regretta alors de ne pas avoir apporté de veste ou tout autre manteau, résignée à grelotter et à serrer sa peluche dans l'espoir que celle-ci lui apporte un peu de chaleur.

Elle n'était jamais partie aussi loin toute seule, et n'avait toujours pas trouvé utile de retenir le chemin menant à la ville. Elle commençait à paniquer, alors que le soleil avait maintenant complètement disparu à l'horizon.

La lueur de la lune peinait à percer l'épaisse barrière de feuilles au-dessus de sa tête, et elle se retrouva à trébucher sur une racine à cause du manque de lumière. Atterrissant à terre avec un gémissement de douleur, les larmes coulant à présent sur ses joues, la fillette constata que sa peluche lui avait échappée.

A tâtons, elle tenta de la retrouver au plus vite, se moquant du fait que sa robe préférée était sûrement pleine de terre à présent. Ses genoux lui faisaient mal, ainsi que ses avant-bras, qu'elle avait dû abîmer en chutant plus tôt.

Rien à faire, sa peluche était introuvable, pensa-t-elle en sanglotant, apeurée et frigorifiée. Même le chant des oiseaux s'était tut, remplacé par des craquements sinistres un peu partout autour d'elle.

Elle aurait juré pouvoir entendre des bruits se rapprocher d'elle, ainsi que des chuchotements, ses yeux débordants de larmes analysant du mieux qu'ils le purent les ombres non loin d'elle. Étaient-ce des arbres, des lianes...?

Ou bien quelqu'un, quelque chose d'autre?

Un craquement plus fort que les autres, et surtout plus proche d'elle que les précédents, lui arracha un long cri aigu, alors qu'elle se redressait à toute vitesse et s'élançait à travers le bois, dans l'espoir d'échapper à ce qu'elle ne pouvait voir. Mais à ce qu'elle entendait haut et fort.

Elle grimaçait de la douleur causée par ses genoux et ses bras écorchés, ainsi que par les branches fouettant ses jambes et son visage dans sa course effrénée. Elle appelait le nom de son grand frère en boucle, mais il n'était pas là.

Elle tomba plusieurs fois, blessant son petit corps encore et encore ; elle arrivait à présent à bout de souffle, l'adrénaline ne suffisant plus à maintenir son rythme précédent.

Totalement abattue, hors d'haleine et en pleurs, la fillette s'effondra une fois de plus, n'ayant cette fois-ci aucune force restante pour se redresser. Elle se contenta, faute d'énergie, de se ramener sur elle-même, la tête enfouie dans ses genoux écorchés que sa robe déchirée ne parvenait plus à protéger.

Elle gémissait le prénom de son jumeau de toutes ses forces restantes, grelottant de froid et de peur, mais toujours rien.

Elle était perdue au milieu d'une forêt gigantesque, avait égaré sa peluche préférée et ne savait plus où était sa maison. Elle regrettait d'être partie, aucun doute là-dessus.

Epuisée de toute cette course et tous ces pleurs, Sol fini par s'écrouler de fatigue, roulée en boule au pied d'un arbre dont elle ne pouvait apercevoir la cime, entourée de bruits effrayants et saisie par le froid, plus seule que jamais.

Le sommeil vint finalement la chercher, trop épuisée pour pouvoir le combattre comme elle l'aurait voulu. Ses longs cheveux autrefois bien coiffés devaient à présent être emmêlés et couverts de saleté, tout comme le reste de son petit corps meurtri.

Elle ne savait même pas si son frère s'était aperçu de son absence. Allait-il venir la chercher...?

-S'il-te-plaît grand frère... J'ai peur...