Chapitre 34
La fraicheur de l'atmosphère venait frapper son visage alors que Juliette avançait sur la glace, terminant son échauffement. La patinoire était vide en se dimanche matin, les rayons du soleil levant traversant les fenêtres qui la bordaient et l'illuminant d'une douce lueur jaunâtre.
La jeune fille essayait tant bien que mal de se vider la tête et de profiter de ce moment apaisant où il n'y avait qu'elle et ses patins, mais elle avait beaucoup de mal. Elle avait la désagréable impression que quelqu'un était en train de lui marcher sur les tempes et de faire un concert de percussions à l'intérieur de sa tête. Elle avait donc beaucoup de mal à se concentrer.
Malgré ce désagrément, elle s'arrêta tout de même au niveau du central pour y brancher son téléphone et sélectionner une des musiques qu'elle avait dans sa playlist. Elle était venue ce matin-là dans le but de faire une session d'improvisation et de reconnecter avec son patinage.
Tout était devenu tellement mécanique pour elle ces derniers temps, elle ne patinait plus qu'avec sa tête et non avec son ressenti et elle détestait ça. Elle se sentait vide à chaque fois qu'ils devaient enchainer leurs programmes et ne prenait aucun plaisir. De ce fait, elle enchainait des erreurs stupides qu'elle ne faisait plus depuis des années.
La finale de la saison était dans quelques semaines et elle ne voulait pas gâcher leurs efforts sur la dernière ligne droite, pas après avoir mis en péril toute leur saison dès la première compétition. Elle n'était pas sûre de pouvoir se relever cette fois-ci.
Juliette sélectionna donc une des musiques sans vraiment faire attention à son titre et alla se placer au centre de la glace. Elle ferma les yeux et écouta les premières notes se répercuter contre les murs comme dans un écho.
Yelling at the sky. Screaming at the world. Holding on too tight. Head up in the clouds. Heaven only knows.
Elle se laissa porter par les paroles, son cerveau n'enregistrant que certaines de ces phrases. Ses pieds enchainaient des mouvements compliqués, mais que ses muscles connaissaient par cœur, envahissant l'espace qui s'offrait à elle.
À cet instant précis, elle avait quitté son corps et n'était plus sur la glace. Elle se voyait flotter dans les airs, s'éloigner du précipice dans lequel elle était coincée et échapper à la tornade qui faisait rage dans son être.
Elle n'était plus là. Elle était partie rejoindre un univers où son esprit était apaisé, où elle n'avait plus besoin de se battre contre elle-même et où elle pouvait enfin profiter de sa vie sans avoir peur qu'elle lui explose à la tête.
Juliette se sentait si bien, si légère.
I stay up all night, tell myself I'm alright. Baby, you're just harder to see than most.
Sauf qu'elle n'était pas légère, elle n'était pas bien. Sa tête était constamment pleine de pensées qu'elle essayait pourtant de rejeter et elle se sentait également si vide. Comment pouvait-elle être à la fois si préoccupée et effacée de sa propre existence ?
Elle mangeait peu, dormait beaucoup, était épuisée après deux heures debout et n'arrivait plus à sortir de chez elle pendant son temps libre. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même et se regardait sombrer sans broncher.
Pourtant, elle essayait de se convaincre que tout allait bien, que ce n'était qu'une passe qui allait passer d'elle-même. Seulement, cette passe durait depuis plusieurs semaines maintenant et rien ne changeait. Elle n'était même pas un peu soulagée, bien au contraire.
Elle se noyait dans sa propre solitude.
I put the record on, wait 'til I hear our song. Every night I'm dancing with your ghost.
Le pire dans cette histoire était qu'elle avait l'impression de pouvoir dépérir dans son coin sans que personne ne bouge le petit doigt. Elle ne voulait pas d'aide, non, mais se rendre compte que personne ne remarquait qu'elle allait mal était encore plus blessant.
Chloé et Natalia avaient été les seules à être venues la voir pour lui dire qu'elles étaient inquiètes. Cette dernière l'avait prise en aparté lors d'un entrainement pour lui dire qu'elle voyait bien que quelque chose clochait et qu'elle n'était pas au meilleur de sa forme. Elle avait bien insisté sur le fait qu'il ne fallait pas qu'elle hésite à venir lui parler et qu'il fallait absolument qu'elle écoute son corps, que c'était le plus important.
Mais c'était tout.
Louis était aux abonnés absents, Anastasiya était sur son petit nuage et passait de plus en plus de temps avec son copain et Alya s'entrainait comme une acharnée pour préparer sa fin de saison. Seule Eléonore semblait préoccupée par la dégradation de son état. Seulement, Natalia les envoyait très souvent en stage, avec Anton, pour qu'ils puissent gagner en expérience et elles se voyaient assez rarement.
Juliette était donc livrée à elle-même. Par choix, mais aussi par défaut.
Elle essayait de sortir la tête de l'eau, mais voyait de moins en moins de raison pour. A quoi bon si elle n'avait que ses objectifs de carrière pour tenir ? Ses parents étaient loin d'elle, elle disait progressivement adieu à l'amitié à laquelle elle tenait le plus, mais également aux nouveaux sentiments qu'elle venait de se découvrir. Personnellement, elle n'avait rien à quoi se rattacher.
Elle était seule.
Every night I'm dancing with your ghost.
La musique s'interrompit alors que Juliette s'immobilisait à nouveau au centre de la patinoire. Elle avait le cœur qui battait la chamade et la respiration haletante. Une boule commençait à se former au fond de sa gorge, brûlant tout sur son passage.
La jeune fille se laissa tomber à genoux sur la glace alors que ses jambes ne la supportaient plus et que tout son corps était parcouru par un frisson. Elle posa les deux mains devant elle, essayant désespérément de contrôler l'oxygène qui entrait dans ses poumons et qui lui échappait progressivement.
Est-ce qu'elle était réellement condamnée à vivre comme ceci, sans famille proche, seule dès qu'elle mettait un pied chez elle ? Est-ce qu'elle avait vraiment perdu Louis et qu'elle devait renoncer à peu importe ce qui aurait pu se passer entre eux si elle n'avait pas mis aussi longtemps à comprendre ce qu'elle ressentait ?
Ce n'était pas juste, elle n'avait jamais demandé à ce que la situation dérape de cette manière.
Elle sentit son diaphragme se bloquer et l'air avoir du mal à atteindre ses poumons. Sa dernière crise de panique remontait à si longtemps, elle s'était laissée croire qu'elle pouvait les prévenir avant qu'elles n'arrivent. Aujourd'hui lui prouvait bien que ce n'était pas le cas.
La panique se déversa dans ses veines lorsque la sensation de ne plus pouvoir respirer lui revint en mémoire. Louis n'était pas là pour l'aider cette fois-ci, elle ne pouvait pas la laisser aller aussi loin.
Juliette essaya donc d'appliquer les conseils que lui avait donnée sa psychologue et ferma les yeux, se concentrant uniquement sur sa respiration. Les mains toujours posées sur la glace, elle se sentait encrée au sol, elle était physiquement présente dans la patinoire.
Elle n'était ni en compétition, ni en quelconque danger. Actuellement, personne ne lui mettait de pression, elle était juste venue patiner pour se vider la tête. Tout allait bien dans la mesure du possible.
Dans un premier temps, elle ne ressentit aucun effet et se sentit de plus en plus mal, ayant la tête qui commençait à tourner dû au manque d'oxygène. Ce n'était pas étonnant, sa crise n'avait pas été provoquée ces mêmes raisons.
Pourtant, au fur et à mesure, sa respiration se débloqua et ralentit. Elle sentit sa cage thoracique se déployer à pleine capacité et le soulagement se répandre en elle. Elle se redressa, s'asseyant sur ses chevilles et posa les mains sur ses genoux, mais garda les yeux fermés.
Peut-être que le stress était réellement à l'origine de son anxiété, celui-ci était juste différent. Elle ne stressait pas par peur d'échouer et de décevoir son entourage, mais elle stressait de peur de ne pas réussir à se sortir de la passe qu'elle était en train de traverser. Elle stressait de ne pas savoir quand elle allait revoir ses parents. Elle stressait de ne pas réussir à se réjouir pour Louis et de détruire leur amitié.
Les premières larmes lui échappèrent alors qu'elle baissait la tête, vaincue. Elle n'avait plus la force de continuer comme ceci, elle ne voulait plus se battre avec elle-même et les sentiments contradictoires qui s'étaient installés dans son esprit.
Elle voulait abandonner et retourner vivre avec ses parents.
La jeune fille se releva difficilement, essuyant maigrement ses larmes à l'aide de la manche de son pull. Elle était épuisée, il était vraiment temps qu'elle rentre chez elle. Toute envie qu'elle eût en début de matinée de patiner avait disparu. Elle se dirigea lentement vers ses affaires en grimaçant, son corps lui hurlant qu'il avait besoin de s'arrêter.
« Juliette. »
Cette dernière sursauta en entendant son prénom, faisant demi-tour si rapidement qu'elle faillit en perdre l'équilibre. Elle était pourtant persuadée d'être seule et aurait préféré que ça reste comme ceci.
Elle devait avoir l'air encore plus pitoyable que d'habitude, les yeux rouges et bouffis, des larmes coulant encore sur ses joues et les cheveux rassemblés en un chignon désordonné. Elle n'avait même pas fait l'effort de s'habiller pour l'occasion et avait juste enfiler un jogging et un sweat qui trainaient dans son armoire. D'ailleurs, elle ne savait même pas d'où venaient ceux-ci.
Son cerveau mit quelques secondes à enregistrer qui se trouvait devant elle et son sang ne fit qu'un tour dans ses veines. La personne qui s'amusait avec le fil de sa vie avait décidé de pousser le bouchon un peu plus loin dans sa torture personnelle.
Elena venait de s'arrêter à son niveau et, comme à son habitude, elle était radieuse. Emmitouflée dans sa veste de l'équipe, elle abordait sa coiffure habituelle et un maquillage très élégant et raffiné qui soulignait son regard sombre. Elle était magnifique, déterminée et semblait meilleure que tout le monde.
Juliette, quant à elle, était fatiguée, déprimée et entrainait avec elle un air de désolation. N'importe qui la choisirait à sa place.
Elle essaya tout de même de faire bonne figure et de reprendre contenance en prenant une respiration tremblante, mais elle savait d'ores et déjà que c'était inutile. Elena l'observait avec une pitié évidente.
« Désolée de te déranger, tu as certainement mieux à faire et je suis sûre que ça ne me regarde pas, mais- » Elle hésita, comme si elle ne savait pas comment exprimer sa pensée. « Est-ce que tu vas bien ? Louis est inquiet et, enfin tu le sais aussi bien que moi, il ne le montre pas, mais je le vois. »
L'estomac de la jeune fille se retourna alors qu'elle tentait de ne pas grimacer. Elle le savait aussi bien qu'elle ? Non, elle le savait mieux qu'elle. Juliette refusait d'accepter que, Elena qui ne le côtoyait que depuis quelques mois, le connaissait autant qu'elle. Il y a plein de choses qu'elle ne pouvait pas savoir comme le fait qu'il mettait toujours son lait avant ses céréales, souvent pour le faire chauffer, ou encore qu'il mettait toujours son patin droit en premier, exactement comme il le faisait lorsqu'il sortait de son lit.
Il avait plein de petites habitudes que personne ne remarquait, mais que Juliette avait observé assez de fois pour qu'elles soient gravées dans sa mémoire. Elle aimait ces détails, elle se sentait privilégiée, comme s'il lui avait confiée ces parties de lui pour qu'elle en prenne soin.
Alors non, Elena ne le connaissait pas autant qu'elle.
Cependant, ce n'était pas quelque chose qu'elle pouvait. Elle avait tout de même raison sur un point, son état ne la regardait pas. Même si sa question venait d'un bon sentiment et que c'était principalement par rapport à Louis, ce n'était certainement pas à elle que Juliette allait se confier.
Elle se contenta donc de hausser les épaules. « Tu peux lui dire de ne pas s'inquiéter et que je me gère toute seule. »
Elena bougea de manière inconfortable, soudainement mal à l'aise. « Je pense que tu devrais lui en parler directement. C'est ton ami et il serait plus rassuré si ça venait de toi et non de quelqu'un d'autre. En plus, ce serait l'occasion pour vous de passer du temps ensemble, je sais que ça lui manque. »
Juliette resta interdite face à ses paroles et son cœur rata un battement. Elle n'était pas celle qui n'était jamais disponible pour passer du temps avec lui. A vrai dire, elle s'était démenée pendant des semaines pour trouver un moment qui leur convenait, mais elle avait fini par abandonner. Désormais, elle ne proposait que par acquis de conscience.
Mince, elle ne demandait que ça, elle n'attendait que ça. Ne passer qu'une soirée tous les deux, comme ils avaient l'habitude de faire avant. Mais les choses avaient changé, Elena était arrivée et elle n'était plus la priorité.
La jeune fille sentit les larmes lui monter une nouvelle fois aux yeux et elle savait déjà qu'elle n'avait pas la force de les retenir. Elle baissa les yeux sur ses mains alors que celles-ci avaient enfin entamer leur danse habituelle, essayant de trouver comment se sortir de cette situation.
Elle avait besoin de s'enfermer chez elle, se réfugier dans son lit et oublier qu'elle n'était devenue qu'une figurante dans la vie de son meilleur ami.
Juliette s'essuya inutilement les yeux et releva la tête vers Elena qui semblait de plus en plus confuse. « Dis-lui que je vais bien, c'est tout ce qu'il a besoin de savoir. » Elle s'apprêtait à s'en aller, mais se tourna une dernière fois vers son interlocutrice. « Traite-le correctement s'il te plait, il mérite tout l'amour dont une personne peut faire preuve. »
Elle n'attendit pas de réponse et tourna les talons, glissant jusqu'à ses affaires. Elle craqua complètement en enfilant ses protèges-lames et se précipita vers les vestiaires. Malheureusement, son chemin ne fut pas aussi direct qu'elle l'aurait voulu.
Au détour d'un couloir, Juliette manqua de peu de rentrer dans Natalia qui devait certainement aller rejoindre Elena sur la glace. L'entraîneuse l'arrêta à bout de bras et l'observa sous toutes les coutures, l'inquiétude se dessinant sur ses traits.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? » Lui demanda-t-elle précipitamment d'un ton grave.
La jeune fille évita son regard, horrifiée. De toutes les personnes qu'elle pouvait rencontrer, Natalia faisait partie de celles qu'elle voulait le moins voir, surtout dans cet état. Elle savait pertinemment qu'elle n'allait pas pouvoir échapper aux questions, seulement elle n'avait plus la force de se confronter au regard des autres. Elle avait besoin de temps pour se reconstruire une façade et elle n'était pas sûre de pouvoir le faire si elle devait affronter l'insistance de son entraîneuse.
Elle secoua rapidement la tête tout en se dégageant. « Rien du tout, ça va passer. »
« Juliette, ne viens pas me faire croire qu'il n'y a rien, on en a déjà discuté. » La femme fronça les sourcils d'un air maternel. « Explique-moi ce qu'il t'arrive et on essayera de trouver une solution ensemble, mais tu ne peux pas continuer sur ce chemin. »
Juliette aurait tant aimé pouvoir lâcher tout ce qui n'allait pas, vider tout ce qui lui pesait sur le cœur et l'esprit, mais tout son être l'en empêchait. Elle n'arrivait pas à former les mots autrement que dans sa tête, sa voix refusant obstinément de lui obéir.
« Je gère la situation, ça va aller. » Répondit-elle d'une voix rauque et peu convaincante.
Natalia soupira de frustration. La déception se lisait dans ses yeux et le cœur de Juliette se brisa une nouvelle fois. Voilà encore une personne qu'elle avait laissé tomber et qu'elle pouvait rajouter à sa liste. Elle ne méritait pas qu'elle s'inquiète pour elle.
« D'accord, on va s'arrêter ici tout de suite. »L'expression de Natalia se durcit, comme lors des entraînements, après qu'elle lui ait répétée une énième fois de tendre ses bras, mais qu'elle ne le faisait toujours pas. « Je ne peux pas t'aider si tu ne me laisses pas et si tu ne veux pas t'aider toi-même. »
« Je n'ai pas besoin d'aide. » Commença-t-elle à rétorquer, mais elle fut interrompue par le regard sévère de son entraîneuse.
« Tu ne me laisses pas le choix, je vous retire de la finale. »
Une vague d'effroi s'empara de Juliette alors qu'elle la fixait avec de grands yeux, cherchant l'indice qui lui dirait qu'elle ne le pensait pas vraiment. « Tu ne peux pas- »
Mais elle ne réussit pas à terminer sa phrase. La panique revenait progressivement en elle alors que toutes sortes de scénarios prenaient vie dans sa tête. Toute l'angoisse qu'elle avait emmagasiné cette saison menaçait d'exploser et de l'engouffrer dans un tunnel sans fin.
Jamais elle ne pourrait le supporter.
« Je refuse de mettre ta santé en danger pour une compétition. Sélection ou non. » Natalia secoua la tête. « Tu as trois semaines pour me faire changer d'avis, mais, pour l'instant, vous ne participez pas. »
Juliette resta silencieuse. Elle ne pouvait pas y croire, elle ne pouvait pas croire que tout ce pour quoi ils s'étaient battus toute cette année venait de partir en fumée en quelques secondes. Par sa faute une fois de plus.
Son expression devait parler pour elle puisque le ton de la femme s'adoucît. « Ne crois pas que c'est une décision facile à prendre et que ça me fait plaisir, je place beaucoup d'espoir dans votre couple et je sais que vous pouvez aller très loin. Mais je ne peux pas présenter une patineuse malade, ce ne serait pas te rendre service. »
Juliette se sentait plus délaissée que jamais. Elle n'avait plus rien auquel se rattacher, toute sa vie venait de disparaître sous ses yeux. Sa solitude lui avait volée ses rêves et ses espoirs et elle n'avait pas su se relever. Et maintenant, plus personne ne croyait en elle.
Elle posa un regard humide sur son entraîneuse, chuchotant à voix si basse qu'elle n'était même pas sure qu'elle puisse la comprendre. « Je croyais que tu avais confiance en moi. Je ne pensais pas que tu me laisserai tomber aussi facilement. »
Elle ne lui laissa pas le temps de réagir et la contourna, se dirigeant le plus vite possible vers les vestiaires. La jeune fille se laissa tomber sur le sol, enfouissant son visage dans ses genoux et sanglotant jusqu'à ce qu'elle n'ait plus la force de.
Elle était seule et n'avait plus aucun objectif vers lequel avancer.
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