Chapitre 9
Aussitôt entrée dans la maison, Carmen fut piquée par l'odeur des épices sortant tout droit de la cuisine. Elle poursuivit son chemin en traversant le salon, son regard s'attarda sur quelques babioles qu'elle se rappelait avoir déjà vues ici. Elle n'était venue qu'une seule fois chez Ama, plusieurs années auparavant, et elle s'était promise que si elle remettait les pieds chez cette femme dont elle avait du mal à définir la profession ce serait pour une bonne raison.
Tandis que des souvenirs refaisaient surface dans la mémoire de Carmen, celle-ci trouva la maison un peu trop calme à son goût. Une atmosphère étrange y régnait et avant qu'elle n'ait eu le temps de s'inquiéter, une voix derrière elle la fit sursauter.
- On ne t'a pas appris à frapper avant d'entrer ?
Honteuse de s'être fait surprendre et convaincue de son humiliation, Carmen se contenta de faire face à Ama et d'arborer un visage dénué d'expression comme on le lui avait appris.
- Carmen... Je suis surprise de te revoir. Qu'est-ce qui t'amène ?
- Eh bien... c'est une longue histoire..., soupira la démone en observant Ama.
Celle-ci n'avait pas changé, à une exception près : ses cheveux frisés autrefois longs lui arrivaient désormais aux épaules et son front était dégagé à l'aide d'un bandeau couleur flamme. Elle portait une longue jupe verte qui trainait par terre et un haut orange à bretelles.
- Alors asseyons-nous.
En la voyant la guider jusqu'à son petit jardin secret, Carmen ne put que constater la forme et l'énergie qui habitait cette femme. Sans doute grâce à ses potions, songea la démone avec une pointe de jalousie. La cour abritait toutes sortes de plantes et d'objets dont Ama se servait pour faire... des choses, avait-elle répondu à Carmen lorsque celle-ci le lui avait demandé à sa première venue.
Les deux femmes s'assirent autour d'une petite table qui supportait le poids d'un pot d'où sortait un cactus rouge.
- Ne t'en fais pas, il ne te mangera pas, glissa Ama en voyant le regard de Carmen s'attarder sur le spécimen.
Carmen s'en voulut une nouvelle fois de passer pour une fille faible alors qu'elle aurait pu incendier cette plante si elle l'avait voulu.
- Il est bien tôt pour rendre visite. J'en déduis que tu ne pouvais pas attendre. Tu es donc là pour quelque chose d'important que tu feras tout pour obtenir. Permets-moi alors d'exiger la Lune...
Carmen se demanda si Ama rigolait ou était vraiment sérieuse.
- Et si ce que je vous demandais, vous le vouliez aussi ?
- Je ne te dévoilerais pas mes désirs et je te ferais payer pour accomplir notre souhait commun.
Il n'y avait rien à ajouter. Les services d'Ama n'étaient pas gratuits quelles que soient les circonstances.
- J'aimerais bien que tu me racontes ce qu'il t'est arrivé depuis la dernière fois où on s'est vues, dit-elle en claquant des doigts.
A cet instant précis un plateau contenant deux tasses et une théière sortit en volant de la cuisine et vint atterrir en douceur sur la table.
- C'est un peu comme du thé, répondit Ama au regard interloqué de Carmen.
Celle-ci se demanda ce que la théière pouvait bien contenir tout en sachant très bien qu'elle ne pouvait pas refuser d'en boire.
- Mmm... très bon. Alors, euh... par où commencer ? Est-ce que je vous avais vraiment parlé de moi la dernière fois ?
- Tu m'avais dit que tu étais une démone, que ton meilleur ami était le garçon qui t'accompagnait et... comment s'appelait-il déjà ?
- Yanis.
- Tu as l'air nostalgique de l'évoquer. Je suppose que vous n'êtes plus aussi proches qu'avant.
- En effet...
- Je vous avais trouvé étranges tous les deux. Vous aviez besoin l'un de l'autre pour ne pas être seuls... en fait vous étiez pareils.
Carmen savait tout cela. Mais au fond d'elle, et elle ne l'avait jamais avoué à personne, Yanis lui était indispensable bien plus qu'elle ne l'était pour lui. Il pouvait se débrouiller sans elle, la preuve aujourd'hui. Or, Carmen n'aurait pas pu tenir le coup sans lui. Il lui avait sauvé la vie un nombre incalculable de fois, et en quelques sortes elle lui en était redevable.
Seulement voilà, elle l'avait toujours entrainé vers le bas, et en ce jour elle s'apprêtait à planifier sa chute.
- Il y a quelque chose, dit tout-à-coup Ama, je croyais que ce garçon était la seule personne de ton passé qui te préoccupait, mais visiblement non. Ton mal est bien plus profond que ça.
Elle se prend pour une psy ou quoi ? Après tout autant lui dire, je n'ai plus rien à perdre...
- Parle-moi de ta famille.
Ama avait devinée.
- Mes parents sont d'origine hawaïenne, je suis née là-bas ainsi que ma sœur jumelle, Lahela... On a vite sus que c'était un ange et qu'il fallait qu'elle aille au Paradis. Mais moi... je n'avais rien d'exceptionnel. J'étais la honte de la famille, la petite humaine qui n'avait sa place nulle part. En plus, c'était comme si Lahela avait hérité de tous les dons et moi de tous les défauts. Ma sœur a supplié mes parents d'aller au Paradis alors qu'il l'avait quitté car ils n'avaient plus les moyens d'y vivre. Bien évidemment ils ont accepté car elle était la 7ème merveille du monde... Toute mon enfance passée au Paradis a été un enfer. Tout le monde se moquait de moi à l'école et j'étais un fardeau pour ma famille. Et... Oh Ama, voulez-vous vraiment que je continue ?
- Oui, ça te fais du bien. Est-ce que tu avais déjà reparlée de tout ça à quelqu'un d'autre que moi ?
- Bof... Un jour, quand j'avais quatorze ans, reprit Carmen sans pouvoir se retenir, on a dû faire une sortie scolaire un peu spéciale... Il fallait apprendre à traverser le Portail tout seul, à aller sur Terre... Bien sûr je ne pouvais pas, mais Lahela a quand même insisté pour que quelqu'un me porte. Dans notre classe il y avait elle, des enfants sans aucune importance, et quelqu'un... quelqu'un dont j'étais secrètement amoureuse.
Carmen fut si surprise qu'elle s'arrêta net de parler. Pourquoi avouait-elle ça maintenant ? Alors qu'elle l'avait toujours caché ?
C'est son thé bizarre, là...
- Il était blond, dit-elle avec difficulté. Bref, passons. Sur Terre, l'air m'avait semblé plus pur. Je me sentais bien pour une fois... enfin, c'était jusqu'à ce que je surprenne le meilleur ami de ma sœur, le blond, en train d'embrasser une fille... à ce moment-là j'ai cru que c'était la fin. La raison de mon existence venait de me trahir, je n'avais plus aucun espoir auquel me rattacher. J'ai voulu m'éloigner du groupe pour me... est-ce que je me serais vraiment suicidée ? Sauf que ma sœur est venue m'apporter une glace. Si seulement il n'y avait pas eu cette satanée glace je serais morte et ne s'en seraient pas suivis tous ces... tout... tout ce qui s'en suit...
Carmen rebut une gorgée de la substance étrange concoctée par Ama et elle retrouva le courage d'affronter son passé.
- Lorsque je suis retournée au Paradis, j'ai ressenti des difficultés à respirer... c'était comme si l'air n'était plus bon pour moi... que j'étais encore plus différente des anges que l'aurait pu être une humaine... J'étais un monstre.
- Continue.
- Heureusement, je parvenais encore à respirer chez moi, à la campagne... mais je ne pouvais plus me rendre à l'école alors j'ai trouvé comme prétexte que j'étais malade. Comme vous vous en doutez, ça ne pouvait pas durer... Une après-midi Lahela est venu à la maison avec le blond et sa copine. Quand je les ai vus tous les trois... Je les détestais et en même temps j'étais éperdument désolée... Et c'est là que c'est arrivé... Devant eux, devant mes parents... je me suis transformée.
Des larmes coulèrent le long de ses joues, mais c'étaient des larmes de colère plus que d'autre chose.
- Mes parents n'ont pas compris. Ils ont eu peur et... ils pensaient que c'était un monstre qui avait pris ma place, que j'étais morte. Alors ils ont essayé de me tuer, moi, leur propre fille ! J'ai dû fuir et ça a été la chose la plus difficile à faire de ma vie. Personne ne m'avait jamais appris à voler contrairement aux anges qui reçoivent des cours durant toute leur enfance, il a fallu que je survole la ville, pourchassée par mes propres parents et d'autres anges qui se joignaient à eux au fur et à mesure que nous progressions dans le Paradis. J'ai retenu ma respiration, mais en plus de m'asphyxier, l'air me rongeait la peau et c'était de pire en pire. Le Paradis, ma famille, les anges... ils me chassaient tous. J'étais damnée, excommuniée... il ne me restait plus qu'à passer le Portail et me jeter dans le vide. J'étais persuadée que j'allais mourir et pourtant j'en avais si peur que j'ai lutté.
- Tu as réussi à t'échapper ?
- Oui. Sinon je ne serais pas là aujourd'hui.
Pour une fois, c'était Ama qui était décontenancée.
- Sur Terre, après trois semaines de cavale, j'ai rencontré Yanis. Je pensais avoir tout perdu or il a redonné un sens à ma vie, c'est lui qui m'a tout appris et m'a remonté le moral quand ça n'allait pas... Il voulait me présenter à d'autres démons mais j'ai toujours refusé, certaine que je ne trouverais jamais ma place nulle part. Yanis était jeune, et à cette époque les enfers étaient sa deuxième maison... il a tout laissé pour moi. Il se rendait de temps en temps là-bas pour répondre à des missions – mais ce qu'il faut savoir c'est que les démons sont relativement libres – et moi je l'accompagnais. J'aimais bien cette vie...
- L'histoire ne s'arrête pas là...
- Non, le Paradis a ordonné qu'on me recherche. Le Conseil voulait savoir comment j'avais fait pour survivre, moi, démone. Le blond et Lahela se sont portés volontaires, à croire qu'ils avaient encore espoir... ils sont parvenus à me retrouver mais j'ai refusé de les voir, alors Yanis y est allé à ma place. Il leur a tout raconté. Deux fois par an, ils revenaient sur Terre pour prendre de mes nouvelles auprès de Yanis, et moi je restais seule en attendant qu'il revienne. Un jour il a rapporté une lettre, elle était écrite par mes parents. Yanis n'a pas voulu que je la lise, mais j'ai insisté. Il fallait que je sois fixée.
- Ils t'ont rejeté ?
- Oui, ils ont dit que peu importe ce que je suis devenue, je ne suis plus leur fille. Seule Lahela et le blond, à eux deux la source de tous mes problèmes, étaient persuadés qu'au fond j'étais la même qu'avant. Sauf que je leur en voulais, j'en voulais au monde entier ; alors j'ai dit à Yanis que la prochaine fois qu'il les verrait, il leur dirait de ne plus nous chercher. Il a fait ce que je lui ai demandé, mais c'est parti en bagarre avec le blond... Bref, ils ne sont plus jamais venus sur Terre dans le but de nous voir.
- C'est donc comme ça que ça s'est fini ?
- Oui, c'était il y a un an. Depuis je suis orpheline, fille unique et la seule personne avec qui je sois proche était Yanis... Jusqu'à ce que... quelqu'un prenne ma place. Mon meilleur ami, mon amour de jeunesse et ma sœur.
- Est-ce celle dont tout le monde parle ? demanda Ama dont les yeux brillaient de convoitise.
- Oui, dit Carmen d'un regard noir, Ambroisie Borély. Et je veux qu'elle meure.
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