Chapitre 55
Ce soir il n'y a pas d'étoiles dans le ciel. De légères gouttes de pluie se remettent à tomber. Entre nous quelques regards discrets sont échangés puis, dans un silence d'enterrement, nous arrivons sur la petite place de la fontaine. Celle-ci est étrangement calme mais l'explication est toute trouvée : les anciens détenus sont arrivés avant nous et exigent la mobilisation de tous les gardes disponibles.
- Dépêchons-nous ! lance Théo.
Nous nous élançons jusqu'aux petits escaliers blancs – une des multiples entrées du Palais – que j'avais empruntés jadis, un énième jour d'emportement. L'environnement paradisiaque avait alors pour moi des allures de prisons dont les gardiens n'étaient que de sales hypocrites, des personnages souriant faisant vaguement penser à des clowns que l'on croiserait en pleine nuit.
Les couloirs sont étroits et forment des tas d'intersection qui mènent un peu partout. Théo connait ce labyrinthe comme sa poche. De faibles chandelles éclairent les murs immaculés mais le sol est quant à lui terreux, signe des nombreux allers-retours des gardes entre la tour et le Palais. Des bruits de pas et des hurlements retentissent au-dessus de nos têtes.
Ça a commencé.
- Il y a deux ou trois gardes au-dessus, je sais où ils se dirigent, on va pouvoir les surprendre et dérober leurs armes.
Théo nous indique un recoin derrière lequel se cacher, nous nous y précipitons tandis qu'il se positionne contre un mur adjacent. Les pas se rapprochent, de plus en plus fort, faisant ressortir en moi des souvenirs plus ou moins lointains. Puis Théo se jette sur les gardes, imité par les autres anges de notre petit groupe. Je reste à l'écart et dans la cohue aperçois un casque retomber par terre avec... une tête à l'intérieur, tranchée net par une hache. Le calme revient et une femme me tend une épée bien trop lourde pour moi.
- Alors prend ça, propose Théo en désignant une dague près d'un cadavre.
Après m'en être saisie nous repartons comme si de rien était, aucun blessé parmi nos rangs. Les fracas des armes qui s'entrechoquent nous parviennent de plus en plus distinctement, nous nous en approchons, inévitablement. Les couloirs s'élargissent et bientôt nous débouchons sur un petit salon doté d'un piano à queue qui occupe la majeure partie de la pièce par sa taille imposante.
- Nous sommes au centre du Palais, nous informe Théo. A mon avis la Couronne sous-estime l'attaque et doit encore se trouver dans ses appartements. Ils sont tous proches d'ici. A partir de maintenant plus un bruit, compris ?
Le secteur dans lequel nous circulons est richement décoré, des peintures aux couleurs pâles s'étendent sur le plafond, racontant des siècles et des siècles d'histoire. Certaines scènes marquantes sont représentées, c'est du moins ce que je devine en reconnaissant des lieux tels que la salle du Conseil ou bien la façade du bâtiment qui abrite la grande maison de couture paradisiaque ; on y a fait la robe rougeoyante que j'ai porté au bal du solstice d'été. Cela remonte à longtemps or tous les souvenirs que j'ai du Paradis ne m'évoquent aucune nostalgie. Les murs sont parsemés de fresques et de tableaux, cependant ils n'ont rien à voir avec ceux du vieillard, ceux-ci se résument à des portraits, des guerriers à cheval, des anges déployant fièrement leurs ailes ou encore le Palais vu sous de multiples angles. Les chandeliers, quant à eux, semblent être en or et les petites flammes dansent sur les murs comme des silhouettes filiformes se tortillant sur elles-mêmes.
C'est alors que Théo nous arrête d'un signe de la main et passe sa tête dans un long couloir dont on ne peut estimer la fin – du moins pas sans percer l'étrange obscurité qui règne au fond.
- Pourquoi est-ce que c'est éteint ? je lui demande en chuchotant à son oreille.
Il incline la tête vers moi et cette proximité me met mal à l'aise, mes yeux s'attardent un instant sur ses lèvres rosées... mais lorsque celles-ci se mettent à onduler afin de formuler une réponse je me ressaisie.
- Je n'en ai aucune idée. Mais on doit tenter le coup, les appartements de la Couronne sont derrière la première porte du couloir, à notre gauche. Je passerai en premier, prévient-il en s'adressant à nous tous.
Tandis que Théo s'entête à déverrouiller la porte du tyran à l'aide d'un fil de fer je scrute l'obscurité. Je suis la seule à m'en préoccuper, pourtant c'est flagrant, non ? Quelque chose ne tourne pas rond.
- Ça vient de bouger !
- Quoi ?
- Là ! Devant !
Théo lance un rapide regard dans la direction que je lui indique du doigt seulement tout parait bien calme à présent.
J'entends un cliquetis et remarque qu'il est parvenu à déverrouiller la serrure. Il entre prudemment suivis des autres anges cependant aucun bruit ne s'en suit. Je suis certaine que la Couronne n'est pas ici et que nous faisons fausse-route.
- Théo allons-nous-en. Tout ça ne me dit rien qui vaille.
- On doit d'abord s'assurer qu'il n'y a personne.
- Mais ça se voit qu'elle est vide, non ?!
Je marque une pause qui me permet de comprendre ce qu'il veut vraiment.
- Il y a quelque chose que tu cherches et qui pourrait être ici, n'est-ce pas ? La Couronne doit posséder des tas d'objets et de...
- Am je n'aurais peut-être plus l'occasion de revenir, tu saisis ? Tu ne veux pas connaitre les réponses ? demande-t-il avec un empressement que je n'avais jamais relevé chez lui auparavant.
- Quelles réponses ?
- Ce que tes tests de sang ont réellement donnés, par exemple. On ne parle pas des styles de résultats que tu pourrais avoir sur terre, ici on mélange certaines substances magiques avec le sang pour tirer des conclusions.
- Tu m'avais dit que ça n'avait rien donné.
- Pourquoi m'aurait-on dit la vérité ? Et puis ils ont avancé depuis. De toute façon cet endroit renferme pleins d'autres secrets.
- Comme quoi ?
- Tu ne t'es jamais demandé quand avait débuté l'histoire ? Tout cela remonte à bien plus longtemps que tu ne le croies, Am. Comment peuvent-ils conjecturer que tu es immortelle ? Et si tu avais déjà vécu par le passé, que...
- Que quoi ? Est-ce que ces questions sont fondées ou bien essais-tu juste de me convaincre de venir fouiller avec toi ? dis-je exaspérée. Je ne veux pas connaitre toutes ces réponses, il se peut qu'elles soient erronées. De toute façon je ne fais pas confiance à la Couronne, le Conseil et tous ces...
- Alors tu crois que ça ne concerne que toi ?! s'exclame-t-il en me coupant la parole. Tu n'es pas le centre du monde.
- Mais enfin tu es le premier à dire que je suis formidable et à me complimenter la main sur le cœur et la larme à l'œil !
Soudain nous nous fixons, mus par le silence et sidérés des paroles de l'un et de l'autre. C'est toujours comme ça avec Théo. Parfois on croit s'aimer alors qu'en fait il n'en est rien.
- Je t'attends ici, dis-je d'une voix timide.
Ses traits se serrent, il déglutie avec difficulté, j'imagine à quel point sa gorge doit être sèche car il en va de même pour la mienne. Ses yeux paraissent me fuir puis sa tête s'abaisse comme si son cou n'avait plus la force de la soutenir et il va rejoindre le groupe qui est entré dans les appartements de la Couronne pour nous laisser un peu d'intimité. C'est ça que j'appelle son expression désolée. Elle me fait l'effet d'une gifle en mille fois pire ; car rien ne sort – ni colère, ni larme – et rien ne rentre, pas de chaleur, pas de froid, pas de haine. Une tristesse infinie le noie et son regard ne sert qu'à la faire transparaitre. Voilà toute la différence entre un miroir impénétrable et un reflet dessiné sur une eau qu'on aurait juste à traverser, en plongeant la tête la première, ne faisant plus qu'un avec la représentation de nous-même.
Je n'aurais peut-être jamais repris mes esprits si quelque chose n'avait pas attiré mon attention : il y a quelqu'un dissimulé au bout du couloir.
- Qui êtes-vous ?
Ma voix résonne dans le vide.
Les gardes m'auraient déjà foncé dessus, pas vrai ?
Ne commets pas d'erreur qui soit irréparable...
- Tout ira bien, murmuré-je à mi-voix pour me rassurer.
En m'aventurant de cette manière dans le noir c'est un peu comme si je retournais dans le passé. Je me demande si au bout du couloir je ne vais pas trouver une porte suspendue dans les airs, et que si j'abaisse la poignée je me retrouverais près des chalets de mon père, sous le porche de ma maison, devant la grille de mon lycée ou peut-être bercée par les soubresauts du bus. Il s'arrêterait pour laisser descendre Lahela, ou bien il tracerait devant la petite route menant au manoir, comme si cet arrêt n'avait jamais existé. A-t-il un jour existé, d'ailleurs ? Ou est-ce que même ce détail n'était qu'une illusion ? Suis-je allée au manoir ? Ai-je rencontré Théo ? Où la vérité prend-elle fin ? Et surtout, jusqu'où ira le rêve ?
Tout-à-coup plusieurs choses se produisent en même temps. D'abord je suis violemment projetée contre le mur et sans que je n'aie le temps de pousser un cri, on plaque un tissu contre mon visage. Ensuite, une odeur étrange m'enveloppe comme un nuage de fumée à la fin d'un cauchemar, or au lieu de me réveiller je reste coincée dans cet état, à demi-consciente. Je me sens chuter en douceur, mais une fois encore je ne sors pas du rêve et m'affaisse plutôt par terre comme un simple pantin dont on aurait lâché les cordelettes. J'entends vaguement des voix et je crois ressentir les vibrations du sol sous les pas lourds de démarches saccadées. Soudain le silence se fait. J'ai beau tendre l'oreille, je n'obtiens aucun indice. Je suis sûrement étendue sur le sol, un bout de chiffon empoisonné recouvrant mon visage. Je n'ai ni la force de prendre mes jambes à mon cou, ni celle de l'ôter avec ma main, à vrai dire je n'ai qu'une seule solution dont je doute fort du résultat... mais essayons quand même. Brusquement, j'expire tout l'air de mes poumons par mes narines et parviens à éloigner de quelques millimètres le tissu, assez pour faire entrer un nouvel air que je m'empresse d'inspirer, je réitère l'opération plusieurs fois jusqu'à retrouver mes esprits. Tant bien que mal, je me redresse et lutte contre le tournis et la fatigue écrasante. Peu à peu des sons parviennent à mes oreilles, des cris de guerres, des fracas...
Oh mon dieu !
Cependant à peine ai-je le temps de réaliser qu'un combat fait rage dans les appartements de la Couronne entre notre petit groupe et une escorte de gardes que je remarque enfin le petit homme maigre au sourire machiavélique. Il se tient tout proche de moi et tend une main osseuse vers mon visage. Je hurle à plein poumon et recule lentement, ne sachant pas si je dois fuir du côté sombre du couloir ou rejoindre Théo à mes risques et périls.
- Ne m'approchez pas ! Ne m'touchez pas ! ordonné-je à l'égard de l'homme frêle.
Celui-ci me regarde, à la fois passionné et amusé.
- Vous êtes un taré mentale ! Vous êtes tous FOUS ici, de toute façon !
Il fait un pas vers moi et je hurle à nouveau, si terrorisée que je pourrais inlassablement taper ma tête contre le mur pour tenter de me réveiller.
- J'ai dit : ne m'approchez pas, compris ?! Dégagez ! Ouste ! m'exclamé-je en accompagnant mes paroles d'un geste hésitant de la main, comme si je cherchais à faire fuir un chien.
- Tu sssupposes avoir le chhoix ? sifflote-t-il entre ses dents tel un serpent. Qu'esspérais-tu accomplir, hein ? L'Immortelle appartient à notre chhère et bien-aimée Couronne !
- Mais je ne suis pas immortelle ! Je n'ai strictement rien d'exceptionnel ; je suis une jeune fille comme les autres ! Je vous supplie de me croire...
- Sssi ! Tu es la Grande Immortelle !
Soudain un cri atroce déchire le silence.
- THEO ! Théo ça va ?
J'ai assez perdu de temps. Prenant mon courage à deux mains je percute le sournois psychopathe qui tombe à la renverse et me précipite vers l'entrée de la suite de la Couronne. Au moment où je m'apprête à entrer une silhouette gigantesque se dresse dans l'encadrement de la porte. Elle a tout l'air d'un garde comme un autre, or dès l'instant où elle ôte son heaume je reconnais celui de mes pires souvenirs : Wilfried. En une fraction de secondes, des tas d'images déferlent dans ma mémoire.
Comme si j'avais besoin qu'on m'avertisse du danger !
Je reconnais le pommeau de son épée et revoit sa lame transpercer le vieux peintre. Une haine longtemps nourri ressurgit, pourtant elle est vite étouffée par la peur qui a bien trop d'emprise sur moi.
« Attends un peu que j't'attrape ! » s'écrit le monstre en jetant sur moi son heaume. Je m'élance alors aussi rapidement que possible vers les ténèbres engloutissant cet étrange couloir dont j'ignore l'issue. Les souvenirs de courses-poursuites me reviennent clairement à présent, je lui avais échappé la première fois, mais ensuite il était parvenu à mettre la main sur moi. J'entends des mouches bourdonner dans ma tête, je sais qu'elles ne sont que l'écho d'un rêve oublié parmi tant d'autres. Sans son armurerie, le garde prénommé Wilfried m'aurait sûrement déjà rattrapée. Malgré tout il gagne du terrain tandis que je m'épuise et que mes chances de tomber sur une autre escorte ou un cul-de-sac augmentent.
Il y a eu la chose, celle que je croyais être le déclencheur de cette histoire improbable. Ce vampire qui a ruiné mon ancienne vie sans me laisser le temps de réaliser ce qui m'arrivait, qui s'est nourri de tout le mal-être qu'il me procurait, de ma peur, de mes doutes, de mes peines... du sang de Loana, mon ami d'enfance, jusqu'à la tuer et laisser croire à tout le monde qu'il ne s'agissait que d'une malheureuse attaque de chien sauvage.
J'en ai vu des monstres, qu'ils cachent leur jeu ou non, et celui qui va l'emporter est sur le podium des pires créatures qu'il m'ait été donné de rencontrer. Que va-t-il faire au bout de la course ? Me tuer dans le feu de l'action ? Me pousser assez fort contre le mur pour que je ne me réveille pas avant d'être enfermée précautionneusement dans une de ces suites pour prisonniers à interroger ? Quelles sont les autres possibilités à envisager ? Est-ce qu'il opterait pour une exécution en publique ? Sur la petite place de la fontaine, peut-être ? Ou alors sous les escaliers, à côté de la maison des anglophones, là où il a assassiné le vieillard. En vérité je doute qu'il s'en souvienne. Les crimes des vrais méchants sont rapidement dérisoires pour eux. C'est comme ça qu'on les différencie de ceux en qui on peut oser espérer une rédemption.
Mon sort n'est pas entre mes mains mais je peux déclencher ma chance, effectuer une prouesse ou encore réaliser un miracle. Cependant je suis à bout de souffle et forcée de tirer une conclusion : je ne m'en sortirai pas par la course. Je fais volte-face et plonge mon regard dans le sien. Inutile d'avoir peur, trop tard pour fuir. D'un geste il peut m'anéantir, j'aurais juste assez de temps pour comprendre à la seconde ou il prendra une décision ce qu'il adviendra de moi. La mort ou la clémence ? Et puis quelle clémence ! Je m'adosse au mur et me laisse lentement glisser jusqu'au carrelage glacé. Comme unis par des liens particuliers un regard échangé suffit à communiquer. Il va me tuer. Ça se lit dans ses yeux car il le dit dans ses yeux, pareils à des panneaux publicitaires, les lettres sont écrites en majuscules. Un sourire vengeur éclaire son visage. Je le déteste. Je le déteste et pourtant je lui facilite la tâche, vaincue, à terre. Sa main caresse le pommeau de son épée... Il la lève haut au-dessus de moi et durant une fraction de secondes elle scintille comme une étoile filante et me rappelle le Paradis Perdu et ses centaines de constellations visibles dans le ciel. Mais alors qu'il s'apprête à l'abattre et que je clos les paupières par réflexe un léger tintement retentit... puis un surprenant silence se fait. J'ouvre les yeux à temps pour voir ce garde colossal s'écrouler par terre dans un fracas épouvantable causé par son armure. Derrière lui, stupéfié, le jeune allumeur de réverbères que j'avais croisé la nuit du meurtre du vieillard tient fermement un chandelier ensanglanté. Nos regards se croisent puis se rivent à nouveau vers Wilfried dont la tête repose à présent dans une mare de sang.
Alors c'était ça son point faible. Un coup bien placé dans le crâne et le tour est joué, il n'aurait pas dû balancer son heaume pour m'impressionner...
- Merci.
Il hoche imperceptiblement la tête et laisse glisser de ses mains l'arme du crime.
- Vous croyez qu'il est mort ?
- Je... Je ne sais pas Madame.
- Si c'est le cas je peux vous assurer que vous n'avez pas à en être inquiété. Ce sera notre petit secret. Mais je vous conseille de vous réfugiez rapidement quelque part, si vous n'êtes pas encore prévenu alors je vous informe que c'est la Révolution.
Sur-ce je regagne d'une démarche rapide les appartements de la Couronne en espérant y trouver une bonne surprise, récupérant au passage ma petite dague restée près du chiffon blanc. Cependant lorsque je pénètre à l'intérieur je ne vois que des statues de pierre, souvent fragmentées, étalées un peu partout dans la grande pièce. Des gardes, ainsi que tout notre petit groupe, à l'exception de Théo. Prenant sur moi et repoussant des pensées non productives étant donné la situation je passe par le petit salon et emprunte le labyrinthe de couloirs. Dans ce dédale faiblement éclairé j'hypothèse : que se passe-t-il au-dessus de ma tête, en-dessous, derrière ces murs de pierres ? Qu'en est-il de Lahela et ses parents, de tous les anges pour qui j'ai de la sympathie et surtout Théo ? Où est-il ? Où sont-ils tous ?
Où suis-je ?
Cela doit bien faire dix minutes que je tourne en rond, choisissant des directions différentes, essayant de mon mieux de varier mon itinéraire. On dirait que c'est un complot, qu'on ne veut pas que je participe à la bataille ; on me tient à l'écart une énième fois. J'ai l'impression d'être observée. Quelques sons me parviennent de derrière les murs mais s'évanouissent aussitôt sans que je n'aie le temps de les suivre. Je me sens inutile, minable.
Comme d'hab...
Je souffle et me remets en route agacée de tout et de moi-même en particulier. Ça ne m'avance pas. Je marche, je marche, je marche, le manche de la dague entre mes doigts, prête à m'en servir si besoin est. Or besoin n'est pas. Après ce qui me parait être des heures et une fois avoir analysé tous les scénarios possibles dans ma tête je m'écroule, au bord des larmes.
- Vous vous fichez vraiment de moi !
On a beau dire que je suis la « précieuse » des vampires, l'arme fatale des anges et des démons, le cobaye, le mystère, l'Immortelle... à cet instant précis j'ai simplement l'impression de n'être rien de plus qu'un jouet. Voire un pantin, une poupée... Poupée...
- Yanis..., je songe tout haut.
Tu l'as trahi. Tu lui avais juré de faire promettre à Théo de te protéger, au lieu de quoi tu n'as rien dit et maintenant tu es ici. Si tu péris entre ces murs alors il sera mort pour rien.
- IL N'EST PAS MORT !
Je me relève, enragée.
- Il n'est pas mort ! hurlé-je à nouveau.
Tonifiée, je me repars à la recherche d'une issue. Je perçois de l'agitation et finalement je parviens à m'extraire du labyrinthe. Peu après je débouche sur une grande salle rectangulaire longée d'une majestueuse table en verre, or, pierres précieuses et marbre. Les murs sont ornés de portraits d'anges la tête haute qui semblent retracer les époques. Je reconnais quelques membres du Conseil aperçus lors de ma première venue au Palais. Je hausse les épaules : il s'agit sûrement de la salle à manger.
Je suis avec difficulté les bruits qui éclatent et s'étouffent aussi vite, j'imagine des courses-poursuites ou des égorgeurs qui terminent le sale boulot. En quelques secondes cependant, je devine, à entendre les martèlements des pas sur le sol, qu'un groupe d'individu se rapproche dangereusement. Paniquée je lance un regard circulaire dans la salle et m'attarde sur une armoire de bois dont les portes sont en verre opaque. Plusieurs planches de bois servent de rangements pour les nappes et les serviettes, je m'empresse de les tirer vers moi et une fois déboitées les dépose les unes sur les autres au fond du meuble. Je patiente en retenant mon souffle et finit par voir arriver une dizaine d'anges vêtus pauvrement, armés de fourches, de haches, d'épées dérobées et de torches enflammées. Ils devraient être mes alliés et pourtant je n'ose pas sortir de ma cachette. Terrifiée, j'assiste au massacre de la longue table et des tableaux, ôtés des murs à coups de machettes. Le sol se recouvre peu à peu des débris en bois des cadres et le dernier des insurgés à partir y met le feu. Une fois sûre d'être hors de danger je m'extrais de l'armoire et m'en vais à mon tour, entendant derrière moi le crépitement des flammes non sans me rappeler d'une autre histoire vécu à quelques centaines de mètres d'ici.
Je commence sérieusement à croire que si je ne retrouve pas Théo je vais finir guillotinée. Je suis la convoitise de tous ceux que ces révolutionnaires haïssent, pourquoi me laisseraient-ils en vie alors que m'éliminer serait une action hautement symbolique pour eux ?
C'est quand même grâce à toi qu'ils sont ici, tu les as sauvés de la tour, j'te rappelle...
- Oui, bon admettons, je laisse échapper.
En débouchant sur une zone de combat, j'ai du mal à discerner le bien du mal, tout le monde s'entre-tue sans prendre la peine de se demander qui meurt sous ses coups, si cette personne a une famille, des sentiments, si elle souffre à l'instant où une lame la transperce en faisant gicler le sang. J'imagine que l'on n'a pas vraiment le temps de ressentir la douleur lorsque l'on se fait trancher la tête à coup de hache, mais à quel degré s'élève-t-elle quand une fourche vous embroche ? Certains anges se figent dans leur chute et explosent en mille morceaux en touchant le sol tandis que d'autres agonisent lentement et que leur peau refroidie sans pour autant devenir pierre. La pièce dans laquelle je me trouve est méconnaissable, les murs sont recouverts de trainées de sang et des tas de débris tâchés de rouge s'empilent à terre dans un fracas épouvantable au fur et à mesure que le nombre de morts augmente. Pourtant elle m'évoque vaguement quelque chose, et même si pour moi toutes les salles du Palais se ressemblent, celle-ci a une allure plus... impressionnante, même en faisant abstraction du décor. Je crois que c'est une des premières que j'ai traversé lors de ma venue « sous contrôle », j'en conclus qu'elle mène à la salle du Conseil.
Soudain je me retrouve affalée sur le sol, je me relève tant bien que mal au prix d'un poignet tordu par la mer de débris dégringolant en tous sens. Ma dague reste cependant introuvable et les mouvements incessants autour de moi m'empêchent d'y voir clair.
- Mais enfin que faites-vous là ! Allez vous mettre à l'abri ! s'écrie un paysan armé d'une épée scintillante sans doute dérobée à l'une de ses victimes.
Aussitôt dit il se fait écraser la tête par un énorme bouclier en bronze – voilà ce que vaut un moment d'inattention. J'ai à peine le temps de détourner les yeux et m'extraire de ce carnage en courant.
Par je-ne-sais quel miracle je parviens à éviter les grosses masses et les armes tournoyantes, les cris de guerre et de souffrance se font plus rares mais, disséminés un peu partout, des combats font rages, toujours avec la même violence résultant d'une folie meurtrière. Je me sens à part dans ce chaos : j'observe, tel Hermès traversant les enfers pour y délivrer des messages à Hadès. Je ne me mêle pas à cette douleur, cette colère et ce sentiment incontrôlable qui mène les anges à tuer toujours plus. Je suis comme un fantôme translucide qui assiste à un feu d'artifice, or en ce moment même j'ai du mal à déterminer où est la vie, où est la mort. Tout ce mal est d'une vivacité absolue tandis que je ne suis qu'une paire d'yeux dérivant çà et là.
Je crois apercevoir la mère de Lahela, en une poignée de seconde je la perds de vue. Est-ce qu'elle aussi a sombré du côté obscur ? Avec difficulté j'imagine cette femme généreuse et accueillante ôter la vie, après tout c'est le prix pour sauver celles de ceux qui lui sont chers.
De quel côté penche la balance ? Dans ce secteur du Palais les gardes sont moins nombreux que les insurgés mais dominent par leur entrainement. Aucun des deux camps ne semble faiblir et perdre l'avantage, le nombre de morts croît encore, conforme aux pourcentages.
Un hurlement épouvantable me tire de mes pensées, un homme d'une maigreur alarmante vient tout juste de se faire embrocher sur une colonne de marbre. Ses supplications sont de courte durée car son assassin enfonce plus profondément la lance dans son torse et fait pleuvoir les débris de pierre. Cependant il n'est pas le seul à se décomposer, la colonne se fracture de tout son long, le toit se met à trembler et sans attendre mon reste je fonce m'abriter. Une grande porte en bois très clair, presque blanc, est légèrement entrouverte.
La salle du Conseil.
Je manque de trébucher sur un cadavre et relève les yeux. Les perchoirs, comme je les appelle, ont pour la plupart été détruits. Je me souviens de ma première venue, des regards de rapaces... Les anges sont comme des oiseaux, les membres du Conseil occupent le rang des vautours. Me retrouver seule entre ces murs ne m'enchante pas, on pourrait facilement me piéger. Je me ressaisie et fais un tour sur moi-même. C'est alors qu'un garde intercepte mon regard. Il devine aussitôt qui je suis et fonce droit sur moi. Même si on lui avait formellement défendu de me tuer, il aurait tenté sa chance, animé par la haine. Au dernier moment je me baisse et évite de peu la lame tranchante de son épée que j'entends suinter juste à côté de mon oreille gauche. Son élan le pousse encore quelques mètres plus loin avant qu'il ne se fige et me fixe d'un air déconcerté. Je ne perds rien pour attendre et déguerpie comme une voleuse sans parvenir à comprendre de quelle manière j'ai bien pu déstabiliser cette machine de guerre.
La grande salle aux colonnes de marbres a été désertée. Une bonne partie du plafond s'est effondrée, laissant dans son sillage une marée de poussière couvrant un peu l'odeur du sang. En grimpant sur les décombres je perçois quelques gémissements, priant pour qu'il ne s'agisse pas de connaissances je me hâte de regagner l'extérieur du Palais par l'entrée principale.
Une foule d'insurgés s'y presse en poussant des acclamations et en levant haut les poings. Je ne comprends pas tout de suite ce qui se passe. A vrai dire je vois des anges gravement blessés qui font involontairement transparaitre leur douleur dans leurs cris de joie, d'autres qui se changent en pierre quelques secondes après avoir serré une ultime fois la main d'un camarade. Victoire...
Alors « nous » avons gagné. C'est terminé. A quel prix ?
Quelques bourgeois entrouvrent leur fenêtre afin de connaitre les fameux vainqueurs de cet affrontement dont ils n'ont aucunement pris part, à leurs risques et périls, car les armes d'un petit groupe d'enragés s'abattent aussitôt sur leurs cibles, manquées de peu.
Je me fraye un passage parmi les paysans, toujours un peu sonnée, pour tenter de savoir autour de quoi ils se regroupent. C'est à ce moment-là que je discerne une forme étrange et... oh non. Je ferme les yeux, respire à fond puis rouvre les paupières. Je reconnais ce visage, bien que déformé par la douleur et couvert de sang. La Couronne gigote à terre, en vain. Elle ne peut pas s'échapper. Tout-à-coup une main saisit mon poignet et me tire en arrière.
- Il ne faut pas que tu voies ça, me souffle Lahela à l'oreille.
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