Chapitre 52
« Les seuls regrets doivent naître des choses que l'on n'a pas pu accomplir »
Dehors le soleil est timide. De nombreux nuages recouvrent le ciel et un vent tiède se fraye un chemin entre les ruelles. Je marche prudemment en frôlant les murs. Une agitation anormale règne, j'entends des voix, des murmures, et pourtant je ne croise pas un chat. La plupart des volets sont rabattus. Faudrait-il rappeler à ces gens que nous sommes un après-midi d'août ?
Août ? Oui. Déjà. J'en suis certaine. Lorsque nous avons débarqué au Paradis Perdu nous touchions à la fin du mois de Juillet. J'ai passé une dizaine de jours à errer dans les bois. Nous sommes en août. J'ai quitté le Paradis juste après le solstice d'été. Cela est étrange que les jours nous passent entre les doigts sans que nous ne nous soyons adonnés à des activités habituelles. Mais qu'est-ce que j'entends donc par « habituelles » ? Les habitudes d'une terrestre ? Celles que j'avais prises à la Cité ou bien les habituels bouleversements que se faisait un malin plaisir à mettre en place Yanis ?
Je me demande une nouvelle fois où il peut bien être quand soudain un aboiement retentit juste devant moi. Un chien d'une férocité que je ne soupçonnais pas chez ces animaux-là me fixe et dans ses yeux noirs je ne rencontre aucune difficulté à reconnaitre la rage. Ses babines retroussées laissent entrevoir des dents pointus s'emboitant parfaitement les unes avec les autres d'où s'écoule un long filet de bave. Il se tient bien cambré sur ses pattes. Si on m'avait dit que l'espèce qui m'inspirerait le plus de peur au Paradis serait un chien je ne l'aurais sûrement pas cru. Toutefois il ne m'a pas encore sauté dessus, peut-être qu'il n'est pas si méchant ?
Candide. Il attend simplement que son maître arrive et lui en donne l'ordre.
Je lance des regards à la dérobée autour de moi, cherchant désespérément un objet massif ou un simple moyen de me défendre. Il n'y a qu'un pot de fleur en argile, vide et fissuré. Me souvenant que mes paroles douces à l'égard du monstre croisé la veille n'avaient fait qu'aggraver la situation je préfère me taire et chercher calmement une solution au problème, même si je bouillonne de l'intérieur. Malheureusement des voix se rapprochent. Les gardes arrivent, s'ils m'attrapent je suis fichue. Je me baisse, lentement, espérant que le chien n'en profite pas pour me sauter dessus, puis attrape ensuite le rebord du pot. Je pousse de toutes mes forces et le son d'un brisement me parvient aux oreilles. Je me relève tout doucement, un long et tranchant morceau d'argile entre les mains, de la taille d'une lame de poignard. La bête ne cille pas, mais lorsque j'essaye de la contourner elle pousse un grognement féroce. Il faut à tout prix que je l'empêche d'aboyer une seconde fois sans quoi les gardes me trouveront immédiatement.
Le meilleur moyen de battre un monstre n'est pas la force mais la ruse.
- Hé ! Regarde ! m'écrié-je en pointant du doigt une rue adjacente. Là-bas ! Cours ! Vite !
Il semble hésiter.
- Attaque !
Et cette fois-ci il fonce sans se retourner.
Je fais de même dans la direction opposée. Je n'ai jamais douté de l'intelligence d'un chien, mais un animal dressé dans le but de tuer n'a certainement rien d'autre en tête.
Je cours plusieurs minutes, essayant d'être la plus silencieuse possible. Au collège, mon professeur de sport nous serinait toujours car nous étions trop bruyants, que nos pieds frappaient le sol si fort que nous avions l'air d'un troupeau de gnous. J'imagine qu'il serait fier de moi s'il me voyait à cet instant. Quand notre vie est menacée je pense que même ceux pour qui il n'y avait aucun espoir peuvent dépasser leurs limites, aussi variées soient-elles.
Et là je percute un garde de plein fouet et me retrouve sur le dos, le tissu qui recouvrait ma tête laissant pleinement voir mon visage et la racine de mes cheveux. S'il me reconnait, s'il m'a déjà vu, si la Couronne a fait circuler ma photo je suis fichue... Et pourtant, après qu'une colère noire ait déformé ses traits, il se ravise et peste dans une langue qui m'est inconnue. D'un geste de la main signifiant un dédain profond il me fait comprendre que j'ai intérêt à vite déguerpir puis il s'en va, au petit trot. Je me redresse toute émoussée, c'est à ce moment-là que j'aperçois les flammes s'élever dans le ciel, une centaine de mètres devant moi.
Je reprends mon chemin, faisant du mieux que je peux abstraction de l'horreur qui se déroule en ce moment-même, quelques rues plus loin. Peut-être que des gens sont prisonniers à l'intérieur, peut-être que si c'est le cas je peux encore les sauver... malheureusement la foi n'accompagne pas mes pensées. Il est sans doute trop tard pour changer le sort de ces gens s'ils sont actuellement dans leur maison, mais pas s'ils sont prisonniers dans la tour ou en cavale quelque part.
Je ne croise plus aucun garde, à croire qu'ils avaient d'autres crimes à commettre aujourd'hui. Profitant de ce moment de répit je m'attarde à lire quelques messages de la Couronne à l'égard de son peuple. Elle lui suggère de dénoncer quiconque n'approuverait pas ses méthodes ou remettrait en cause sa bonne foi. Il y a des primes ; plus l'information est importante plus le pactole est gros, bien entendu. Des tas d'interdiction sont énumérées : non seulement je retrouve le fameux couvre-feu évoqué par Jacques mais il est aussi formellement interdit de se montrer en cas d'action de la garde royale. En effet, si un incendie se déclare, que des hommes armés se déplacent rapidement ou que des bruits suspects se font entendre, les habitants de la Cité sont priés de bien vouloir s'enfermer à double-tour chez eux sous peine d'emprisonnement non moins désagréable. La colère monte au fur et à mesure que je parcours les lignes et je finis par reculer d'un pas. Je secoue la tête, cette lecture m'a perturbée, je dois me refocaliser sur ma mission.
Après quelques minutes de marches j'atteins enfin les champs et emprunte une route en terre qui semble se diriger vers la tour. Je cherche des yeux la maison des Hernandez et finis par la trouver, ou plutôt ce qu'il en reste. J'éprouve une nouvelle fois un profond sentiment de tristesse en réalisant que le foyer d'une famille d'honnêtes gens a été réduit en cendre ; la vie est injuste, je le sais et pourtant ça ne m'empêche pas d'en être frappée une fois de plus. Il faut bien être abattu de temps en temps, sans quoi nous n'aurions jamais à nous relever et ne serions qu'un tas de limaces rampant à même le sol. Le léger son de la pluie me tire de mes pensées. La terre devient tachetée et ma peau un peu plus froide. Depuis le lever du jour les nuages annonçaient clairement un orage, il se dessine peu à peu. Je constate que pour un mois d'août je n'aurais pas eu très chaud durant mon aventure au Paradis. Me rapprochant un peu plus de la tour j'imagine que la suie doit répandre une odeur affligeante et funeste dans les rues paradisiaque, je m'estime heureuse de ma balader à la campagne bien que je me dirige vers une prison pleine de... « d'objets encombrants » comme l'a dit Evelyne. A quoi a-t-elle donc bien pu faire allusion ? Et puis est-ce que cette tour va ressembler au Musée des Horreurs ? J'appréhende malgré le courage dont j'essaye de faire preuve quant à ce qui m'attend là-bas. Je m'interroge aussi à propos de Théo et Lahela, quelle sera leur réaction lorsqu'ils me verront ? Les paroles de Yanis me reviennent en tête : « Je veux qu'il jure de te protéger jusqu'à la mort, à son tour. » C'était sa dernière volonté. Je serre très fort le morceau d'argile dans ma main et accélère.
Dans un espace d'environ trente mètres autour de la prison le sol est recouvert de débris de pierres. La tour me semble aussi haute qu'un gratte-ciel de Times Square. Elle est fine comme la tour de Pise mais cependant reste droite comme un fil de fer sortant de terre. Ses murs sombres sont décorés de statues, avec ou sans ailes, figées dans des expressions de... surprise résignée ? Comme lorsqu'on reçoit un cadeau mais qu'on sait déjà de quoi il s'agit, alors on fait mine d'être curieux et impatient de l'ouvrir. Ici c'est pareil à l'exception près que les visages s'efforcent de paraitre digne. Du moins c'est ce que je vois... les autres statues sont trop hautes. Quand je lève la tête pour tenter de les apercevoir les nuages sombres qui se condensent au-dessus de la tour et les gouttes de pluie qui tombent sur mes cils, le bout de mon nez, mes yeux, me rappellent que je ferais mieux d'entrer.
La double-porte est gigantesque et je m'y reprends à plusieurs fois pour l'ouvrir tant elle est difficile à pousser, m'efforçant de ne pas m'attarder sur la signification des symboles gravés dans le bois et des mots inscrits dans une langue qui m'est inconnue.
A l'intérieur règne une ambiance de cimetière, à croire qu'Evelyne pesait ses mots lorsqu'elle parlait d'objets encombrants. Des statues sont positionnées le long du mur circulaire tandis qu'entre leurs têtes et le plafond je discerne une multitude de visages de pierre, certains paraissant serrer les dents, d'autres ont la bouche grande ouverte et les yeux exorbités comme s'ils venaient de pousser un dernier cri avant qu'un souffle n'emporte leur âme. L'angoisse se bloque au creux de ma gorge. Je repère un escalier au fond de la salle et m'y dirige d'un pas rapide en évitant de croiser du regard les imposantes statues placées au centre de ce moribond spectacle.
Il n'y a ni hurlements ni prisonniers tendant désespérément les bras entre les barreaux dans l'espoir de nous intercepter au passage. C'est bien pire que cela. Le silence est assourdissant et tous ces regards rivés sur moi me donnent le tournis. Il y a ceux qui ont l'air de me tenir responsable de leur sort, d'autres qui espèrent que je vais les sauver et m'implorent ; enfin il y a des impassibles, des rageurs, des statues qui se lamentent ou qui au contraire font preuve de courage.
Arrivée au premier étage je constate que le décor est identique à celui du rez-de-chaussée, je poursuis alors mon ascension en espérant aboutir sur les cellules de Théo et Lahela. Ainsi, je vois défiler plusieurs dizaines d'étages que j'oublie de compter avant de m'arrêter pour souffler. C'est alors que je remarque que le silence est rompu par des martèlements de pas qui résonnent un peu plus bas. Prise de panique je me réfugie derrière une statue.
Que faire ? Rester là à attendre ? Est-ce qu'ils vont sentir ma présence ? S'ils me voient et m'emprisonnent aurais-je une chance de revoir le soleil un jour ?
Cache-toi et tu verras bien !
Je recule encore, essayant de me fondre entre... une seconde. En fait la superficie des étages m'apparait maintenant beaucoup plus petite que celle du rez-de-chaussée. Les statues ne sont pas collées au mur, en vérité elles forment plusieurs couches, de même qu'au-dessus de moi les visages sont tel un épais mur de pierre reposant sur les têtes des statues comme s'il s'agissait de piliers. Soudain animée par une curiosité nouvelle je me fraye un chemin à reculons jusqu'à ce que ma main tâte une sorte de... barreau de fer ? Je me contorsionne pour observer de mes propres yeux car c'est à eux que nous faisons le plus confiance ; ils voient en effet des barreaux qui me séparent d'une cellule sombre dans laquelle semble se mouvoir quelqu'un. C'est un homme d'une affreuse maigreur qui se traine au sol et dont la barbe battrait sûrement des records de longueur si son possesseur ne croupissait pas dans ces deux mètres carrés d'espace. Ses paupières sont closes, pourtant il plaque faiblement son index tremblotant contre ses lèvres craquelées comme s'il sait pertinemment que je le regarde. Nous attendons tous les deux en silence que les pas atteignent notre étage puis gagne le suivant sans ralentir en passant devant nous. Je réalise à cet instant que les statues jouent parfaitement leur rôle en nous faisant détourner les yeux, si je n'avais pas été contrainte de me cacher je n'aurais certainement jamais compris l'emplacement des cellules. Lorsque les pas se sont assez éloignés j'interroge le détenu dans un murmure presque inaudible, mais je sais qu'il m'entend comme il a entendu mon corps frôler la pierre.
- Bonjour. Je suis à la recherche de deux de mes amis, si je parviens à les libérer nous pourrons vous faire sortir d'ici et il en sera de même pour tous les innocents enfermés dans cet endroit. Ils sont jeunes, l'un est blond et s'appelle Théo, l'autre a de long cheveux couleur chocolat et se nomme Lahela – c'est Hawaïen. Je pense qu'ils ne doivent pas être là depuis bien longtemps, quelques jours, peut-être deux ou trois semaines tout au plus. S'il vous plait aidez-moi et je vous en serai reconnaissante.
L'homme ouvre la bouche avec peine puis se met à articuler quelque chose. Petit à petit un son s'en échappe et ses paroles deviennent audibles. Malheureusement ce n'est pas ce que j'espérais entendre.
- Je ne veux pas sortir. Il n'y a aucun innocent ici. Personne ne mérite votre aide.
- Mais bien sûr que si ! Mes amis n'ont rien fait de mal, ils cherchaient seulement à aider leur peuple !
- Nous sommes tous coupables, lâche-t-il.
- Non. Je ne suis pas d'accord.
- La culpabilité nous est commune à tous.
- Cela mérite-t-il de passer le restant de ses jours dans la tour des cauchemars ?!
Il hoche imperceptiblement la tête, je devine que ma remarque l'a fait rire mais d'un autre côté il semble avoir oublié comment s'y prendre.
- Qu'est-ce que vous avez bien pu faire pour vous retrouver ici ? Cela doit faire longtemps, non ?
- J'ai arrêté de compter les jours au bout de deux ans, ça n'en valait pas la peine.
- Mais vous n'avez rien à boire et à manger ?
- Certains anges sont très robustes vous savez...
- Tout de même...
- Vous n'en êtes pas je suppose ?
A-t-il un sixième sens ou bien me suis-je tout simplement trahie moi-même ?
- Ne vous inquiétez pas, dit-il comme s'il avait lu dans mes pensées. Vous posez des questions tout à fait anodines.
- Et pourtant vous n'y répondez pas. Qu'avez-vous fait pour vous retrouver là ?
Je peux l'agacer, je peux l'énerver, mais au fond il parlera car s'expliquer est sûrement ce qu'il a attendu durant des années sans qu'on ne lui en laisse l'opportunité.
- La pire des trahisons. Le plus gros des péchés.
Ses mains tâtent le sol comme s'il y cherchait un point d'appuis.
- Un régicide !
Oh. Merde alors !
- Mais... vous aviez peut-être vos raisons ? proposé-je en refusant d'admettre que cet homme puisse avoir commis un meurtre de cette trame-là.
- Non. C'était un bon roi, il était juste et aimant. Le tuer a été la chose la plus difficile qu'il m'ait été donné d'accomplir.
- Pourtant vous l'avez fait. Il y a sûrement des circonstances atténuantes ?
- On s'est servi de moi, dit-il en faisant la moue. On prétendait m'offrir une place parmi l'élite. Tout ange rêve de siéger au Conseil, cela aurait rendu fière ma famille... Je n'étais qu'un imbécile, affirme-t-il sans plus la moindre trace d'émotion dans la voix. Ils m'ont pris pour un idiot depuis le départ. La nuit qui a suivi l'assassinat du Roi on m'a arrêté et placé ici, sans procès, sans vagues ni remous. Sans doute que rien n'a été rendu officiel sur ce qui s'est réellement passé et qu'ils siègent au Conseil, que l'autre est devenu Couronne et que...
- Attendez... ça signifie que... vous êtes là depuis dix-huit ans.
L'homme dont j'ignore encore le nom redresse la tête, mais ses yeux demeurent fermés.
- Il faut que vous me fassiez confiance, parce que moi j'vous fais confiance. Cet homme si bon que vous avez lâchement assassiné a eu un fils qu'il n'a jamais connu. Ce fils ignore qui il est, c'est mon ami et... il est quelque part dans cette tour. Pour vous il est coupable, mais vous lui êtes redevable parce que vous lui avez enlevé son père et que pour le protéger on a dû changer son identité et l'élever comme un ange parmi tant d'autres. Faites preuve de courage. Je vous promets que je lui dirai toute la vérité. Vous vouliez un procès ? Le seul moyen d'assumer enfin le meurtre que vous avez commis est de l'avouer aux principaux intéressés. Assumer ce n'est pas seulement accepter les conséquences, assumer c'est ne pas se cacher de ce qu'on est, ce qu'on défend, ce qu'on a fait. Je lui dirai tout, mais pour cela vous devez m'aider.
Les pas des gardes se font de nouveau entendre, ils passent par notre étage puis s'en vont descendre les inférieurs jusqu'à ce que le silence revienne.
Je crois avoir tout donné pour le convaincre. Si j'insiste encore cela paraitra de trop. Il griffe le sol de ses ongles et des tremblements parcourent ses bras. Comment peut-on vivre presque vingt ans sans eau ni nourriture ? Cet homme ne devait vraiment pas être n'importe qui à l'époque... pourtant il est ici et personne n'est jamais venu l'en sortir.
- Et bien s'ils sont là depuis peu alors vos amis doivent se trouver dans les dernières cellules occupées. J'ai calculé le nombre de pas dont il est nécessaire pour gravir les escaliers entre chaque étage, les pas qui permettent de relier les uns aux autres et le nombre de pas que j'entends jusqu'à ce les gardes s'arrêtent. J'ai déjà converti ces pas en nombre d'étages donc si je ne me trompe pas... Treize étages. Oui c'est exact, treize étages.
- Vous parvenez à les entendre même lorsqu'ils sont treize étages plus haut ?
- J'ai surtout appris à écouter le silence et à analyser ses faiseurs de trouble. Montez avant que d'autres gardes ne mettent les pieds dans cette... tour des cauchemars.
Il m'aurait fait un clin d'œil s'il en avait été capable. Avant de le laisser j'ajoute une dernière chose :
- Vous étiez coupable mais vous avez purgé votre peine et celui que vous êtes aujourd'hui aurait bien mieux à faire dehors. Vous pourriez aider les plus faibles, enseigner aux gamins, apprendre à des gens comme moi... Ces années d'emprisonnements sont inutiles, elles ne bénéficient à personne, vous êtes ici pour rien. Réfléchissez-y, conseillé-je en m'apprêtant à tourner les talons.
- Ne lui dites pas ! s'exclame-t-il tout-à-coup. A ce Théo, ne lui dites pas. C'est à moi de le faire. Quand vous jugerez bon qu'il le sache, alors faites-le venir. C'est lui qui décidera d'où est ma place.
Je hoche la tête, puis m'en vais sans me retourner.
Je monte les treize étages, me propulsant marche par marche, je fais deux pauses. Une fois à mon but je lance un regard circulaire autour de moi mais aucun indice ne me permet de savoir où se trouvent ceux que je recherche.
Ne nous compliquons pas la vie...
- Lahela ? Théo ?
- Am ? C'est toi ? demande une voix cristalline.
- Oui c'est moi ! Où es-tu Lahela ?
- Par ici !
Je me dirige vers l'emplacement que m'a indiquée sa voix et me fonds entre les statues jusqu'à arriver devant une cellule ancienne mais une Lahela toute pimpante. Ses cheveux mal-coiffés sont rattachés en une longue queue de cheval, elle porte un jean slim et sur son tee-shirt est imprimé la tête de Rihanna. J'ai du mal à dissimuler ma surprise.
- Mais tu... tu vas bien ?
- Oh ils nous ont transféré ici hier soir, avant nous étions dans les cachots luxuriants du Palais mais ils avaient l'air de se lasser de nous alors...
- Ils ? Les membres du Conseil ?
- Oui. Même si la moitié n'a plus vraiment d'influence... Pour le reste il ne s'agit que de sympathisants de la Couronne, ce sont eux qui dirigent tout, ils ne rencontrent aucun opposant... sauf peut-être nous, ajoute-t-elle avec un sourire plein de sous-entendus.
- Euh... Où est Théo ?
- L'étage au-dessus ! Il n'y avait plus de place dans celui-ci... ça se remplit à une vitesse, si tu savais ! Mais en fait, qu'est-ce que tu fais là ? Il n'y a pas de garde avec toi donc ça signifie que... Oh ! Tu comptes nous faire échapper ! C'est bien ça, non ?
- Ouais si tu me dis comment on ouvre ce truc... Y'a pas un moyen de casser les barreaux ?
- Oui il faut faire levier bien-entendu. Il n'y a aucun objet à l'intérieur de ma cellule en revanche l'arme redoutable que tu as avec toi devrais peut-être faire l'affaire, dit-elle en faisant allusion au rebord du pot-de-fleur en argile.
Grâce à ses indications je parviens brusquement à décaler le quadrillage de fer d'environ... un centimètre par rapport au sol ? Mais mon morceau d'argile s'est brisé en deux.
- Et maintenant ? demandé-je à Lahela.
- Et maintenant tu pousses, répond-t-elle en donnant un violent coup de pieds à l'intersection de deux barreaux qui sont projetés sur moi avec leurs congénères.
- Oh excuse-moi ! Je t'ai fait mal ?
- Non ça va..., marmonné-je en me relevant pour la suivre.
Elle s'élance à travers les escaliers sans démontrer le moindre engourdissement. Elle était vraisemblablement sincère quand elle vantait les mérites des cachots du Palais, si on peut appeler cela des cachots. Il doit sûrement s'agir de suites hautement surveillées pour personnes importantes à interroger. Cependant Théo et Lahela ont dû perdre ce statut pour se retrouver ici, peut-être parce que la Couronne n'avait rien à tirer d'eux, après tout ils ignoraient où j'étais.
Une fois au centre du quatorzième étage l'ange s'immobilise puis ferme les yeux, ayant l'air de réfléchir. Soudain elle lève son index comme si elle venait d'avoir une illumination.
- Il va falloir tous les libérer. Il n'y a dans ce secteur que des gens susceptibles de nous aider, on ne peut pas partir comme des voleurs.
- Comment va-t-on déboiter les grilles ?
Son regard dérive vers les statues.
- Non, ça ne se fait pas... quoi que... On n'a pas le choix de toute façon, allez Am, aide-moi à les faire tomber ! Comme des dominos ! Après tout il est compréhensible que sauver ses amis exige des sacrifices...
Malgré la peur des représailles, je pousse ces personnages de pierre de toutes mes forces, pressées que des regards en moins pèsent sur moi. Ils s'emboitent un à un et s'entrainent dans leur chute dans un fracas épouvantable et retentissant ; quelques statues restent debout mais Lahela se dépêche de terminer le travail, soulagée de voir apparaitre derrière chacune d'elles des anges qu'elle a côtoyé. Ils se relèvent lentement, n'y croyant pas leurs yeux. L'un d'eux est jeune et blond. Au-delà les cernes sous ses yeux son regard luit d'un éclat magnifique, le bleu est toujours aussi profond, me fait encore penser aux plages, à la seule différence que maintenant je les ai vues et je ne sais pas quelle conclusion en tirer. Dans mon esprit Théo est inévitablement opposé à Yanis. Yanis, qui m'a fait vivre tout ce que l'autre ne faisait que m'évoquer. Ce que m'inspirait Théo, Yanis me l'a montré. Cependant tout ce que nous avons vécu ne peut étouffer un parfum d'inachevé, notre séparation est comme une entaille dans une chair fraiche dont ne cesse de s'écouler un sang pur empli d'énergie et de force qui pourtant se renouvelle quand l'espoir de le revoir occupe mes pensées. Or il n'est pas là en ce moment, Théo si. Mais l'un est parvenu à me faire oublier l'autre, qu'en sera-t-il en inversant les rôles ?
Je remarque que Lahela, à l'aide de débris de statues, est déjà parvenue à libérer plusieurs anges. Dont l'héritier du trône. Il s'approche de moi, très lentement, si lentement que j'ai dû mal à croire qu'il ne s'agit pas d'un rêve, du fruit de mon imagination. Je sais ce qu'il va dire : comment est-il possible que je sois ici ? Je lui réponds avant qu'il ne m'interroge, pas certaine qu'il aurait pu formuler sa question.
- Tu te rappelles du solstice d'été, lorsque nous étions sur le balcon ? Tu m'as donné la clef. Le bout du monde, la Cascade, raconté-je d'une voix que je ne reconnais pas. Quand j'ai reçu ta lettre ç'a été une évidence, il fallait que je vienne. Dans ma tête je me suis dit : « On verra bien ce qui se passera ». J'ai vraiment cru que j'étais stupide jusqu'à tout à l'heure, quand ta grand-mère m'a appris où vous étiez.
- Comment tu...
- Oui. Evelyne, dis-je en le voyant froncer les sourcils. Ce n'est pas la première fois que je la vois. Avec Yanis, je tressaille en prononçant son nom, nous avons trouvé un bateau de pirates. On a fait la connaissance de Calypso qui nous a indiqué comment passer d'un monde à l'autre. Au moment de tomber je me suis souvenue de ce que tu m'avais dit le soir du bal, je l'avais... oublié. Tu sais le Paradis Perdu c'est gigantesque. Il y a des tas de paysages différents, des forêts marécageuses aux plaines verdoyantes en passant par des étendues de sapins morts comme des squelettes qui se dresseraient de leur tombe... Enfin bref... J'ai combattu la faim, la soif, les forces de la nature et la solitude, mais j'ai fini par y arriver. Je suis là.
Théo esquisse un discret sourire, malgré toute l'inquiétude qu'il doit ressentir il ne cache pas que je lui ai manqué. Je suppose que mettre en place une révolte lui a demandé beaucoup de courage et coûté quelques ultimatums. En repensant à ce que m'a révélé Evelyne sur sa mère j'éprouve du respect pour lui ; il n'a déçu personne et s'est montré largement à la hauteur.
- Où est-il ?
Il me faut plusieurs secondes pour saisir le sens de sa question. Mon visage passe de la surprise à une expression indescriptible puis à une soudaine tristesse.
- Est-ce que ça va ? demande-t-il en comprenant qu'il y a un problème.
- Les démons n'ont pas accès à la Cité, je lâche en guise de réponse.
Il baisse les yeux, je devine que Lahela en fait de même à quelques centimètres derrière moi. C'est durant ce court silence que je m'aperçois que nous ne sommes pas seuls, des tas d'anges nous entourent, compatissant mais surtout déterminés à finir ce qu'ils ont commencé. Ils attendent les ordres.
- Bien, dit fermement Théo d'un ton que je ne lui connais pas mais qui n'attire qu'admiration et respect. Libérer les deux étages en-dessous puis allez attendre à la lisière de la forêt. Envoyez des hommes dans les ruines des champs pour rassembler le plus d'armes possible. Des fourches, des faux, des outils de bricolages, des bâtons, des planches, tout peut être utile. A la tombée de la nuit dirigez-vous discrètement vers le Palais, une fois que vous vous serez introduit à l'intérieur vous savez ce qu'il vous restera à faire...
Les anges approuvent tous d'un signe de tête puis disparaissent dans les escaliers.
- Am j'aurais dû faire ça plus tôt ! s'exclame Lahela en m'étreignant avec force. Que je suis heureuse que tu sois là ! C'est fou, hein ? On t'a aidé à fuir et finalement tu reviens et nous sauves. Je ne réalise pas encore très bien.
- Moi aussi je suis contente de vous revoir. Je sais que j'ai fait le bon choix en remettant les pieds ici.
- Et on va libérer le Paradis. Ensemble. On va chasser ces tyrans. Ils vont voir ce qu'ils vont voir, dit-elle avec conviction en prenant mon visage entre ses mains avant de reculer jusqu'au fond de la salle inondée de fragments d'anges.
On dirait tout-à-coup que Lahela essaye de se faire toute petite, comme si elle se sent de trop, c'est alors qu'elle désigne Théo d'un regard qui veut tout dire puis disparait à son tour dans les escaliers pour nous laisser en toute intimité. Celui-ci esquisse un sourire tandis que je me demande pourquoi il m'est impossible de faire de même sans prendre la couleur éponyme du rouge-gorge.
- Tout ce que tu as fait, commence-t-il en s'avançant vers moi, j'en aurais été incapable. Tout ce que tu as dû ressentir et vivre durant ces derniers mois a de loin été plus intense que la vie entière de n'importe quel ange célèbre. Tu as accompli davantage que tous ceux qui ont un jour gouverné le Paradis. Tu es... vraiment incroyable.
Au moment où je m'apprête à l'interrompre il reprend pour m'avouer plus surprenant encore :
- Et je ne te connais pas, Ambroisie Borély. Tu es un mystère que je suis dans l'incapacité de résoudre, dit-il d'une voix penaude en baissant les yeux. J'aimerais bien qu'on ait plus de temps pour discuter. J'aimerais bien qu'on ait plus de temps tout court. Mais si par le passé il m'a semblé en manquer je ferai en sorte qu'à l'avenir nous en ayons assez. Cette fois-ci je dispose d'un peu plus de courage, au moins pour que les heures défilent sans que j'aie l'impression de laisser passer les bonnes choses. Ton départ a été un déclic ; il m'a fait comprendre que je devais agir. Dès la première fois où je t'ai vu j'ai choisi mon camp, seulement je ne me positionnais pas vraiment, j'attendais de voir ce qui allait arriver. J'étais un lâche. Mais... pendant ton absence j'ai pensé plus grand, j'avais les cartes entre les mains pour aider des tas de gens... à vrai dire c'était l'unique solution que j'avais pour espérer te revoir. En fait tout ce que j'ai fait c'était pour toi, parce qu'en réalisant que tu n'étais plus là et en songeant à quel point le temps était passé vite... j'ai eu peur que tu n'aies été qu'un nuage, qui traverse un jour le ciel au-dessus de ma tête, mais qui se métamorphose ensuite et qui ne revient jamais. Tu n'imagines pas à quel point je suis soulagé que tu sois là, en pleine forme, et que la situation présente du Paradis nous soit miraculeusement favorable. Si tout se déroule comme prévu on peut faire changer les choses. Après ça tu seras en sécurité, tu n'auras plus à fuir, tu pourras mener la vie que tu veux ici !
- Ici...
- On rendra le Paradis agréable, on y installera tout ce que tu souhaites, tu assisteras aux rénovations et au repeuplement des campagnes, tu verras de tes propres yeux les personnes en difficulté renaitre de leurs cendres !
C'est tentant. Et la façon dont il le dit, comme s'il désire la même chose que moi, alors qu'il y a quelques temps il n'aurait en aucun cas tenu le même discours.
- Je sais que ça te rendra heureuse, dit-il d'une voix douce et aimante qui me fait clore les paupières pour imaginer le bleu de ses yeux fredonner des écumes sur du sable rose.
- Alors sauvons le Paradis.
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