Chapitre 48
Je fais un cauchemar. L'atmosphère est sombre, j'ai l'impression d'étouffer. On dirait que je me suis noyée dans une mer de goudron pourtant je distingue parfaitement la forme – un vague fantôme – qui vient vers moi puis recule presque jusqu'à disparaitre de ma vue, avant de revenir à la charge. Elle se déplace à une vitesse ahurissante. Ce fantôme à demi-translucide est celui de Théo, chaque fois qu'il est assez proche de moi pour que je puisse l'étendre, il entrouvre la bouche et lâche des excuses. Un coup il se dit désolé pour m'avoir emmené au Paradis, une autre fois il affirme s'en vouloir de m'avoir laissé partir, il regrette soi-disant très amèrement de ne pas m'avoir avoué ce qui s'était passé le jour où Wilfried m'a assommée, et enfin il me présente toutes ses condoléances pour la mort de Loana. Il répète en boucle : « désolé ». Encore et encore. Lassé de lui, lassé de tout. Puis c'est à mon tour d'être lassée de ce rêve, alors, pour une fois, il s'évapore comme s'il n'appartenait qu'à moi de décider.
Je suis tirée de mon sommeil par un animal qui joue avec mes cheveux. Il s'agit d'une sorte d'écureuil noir et très velu qui s'enfuit au loin lorsque je me mets à bouger. A priori il est inoffensif, c'est la seule raison pour laquelle j'esquisse un petit sourire. En ouvrant mon sac je constate que je n'ai plus aucune provision et que j'ai terriblement soif. Ma gorge est sèche et mon ventre gargouille faiblement pour le moment or je sais que le temps presse. Le secteur de la forêt dans lequel je me situe est désertique et ne doit pas abriter de nombreuses espèces. La bête qui m'a réveillée doit se sentir bien seule... j'aurais dû la retenir, elle aurait été de bonne compagnie pour la suite de mon périple.
Au fil de la journée la boussole me guide vers des lieux plus vivants et davantage garnis de flore. J'entrevois quelques oiseaux qui filent à toute allure au-dessus de la cime des arbres – cependant rien à voir avec ceux qui ont tenté de m'enlever. Cette remarque me fait rire. « Enlevée par des oiseaux en plein Paradis Perdu, à plusieurs kilomètres de la terre-ferme » titreraient les journaux. Ce sont des pensées comme celles-ci qui m'alimentent en énergie et m'encouragent à poursuivre ma route.
Les sapins laissent peu à peu place à des chênes lièges que je croise pour la première fois au Paradis. Puis je tombe sur une série de buissons dont les feuilles et les épines recouvrent des baies rougeoyantes mais elles ne m'inspirent pas confiance et je préfère m'en éloigner le plus vite possible, avant d'être tentée.
Pendant plusieurs heures je me demande si je ne vais pas regretter mon choix puis finalement je découvre des fleurs rose pâle aux pétales épais et consistants reposant sur des lianes vert sombre qui s'enroulent autour des troncs d'arbrisseaux qui m'ont l'air d'une spécificité paradisiaque. Manger des fleurs c'est mieux que rien, qui plus est elles sont très gouteuses. Je bourre mon sac de cette nourriture inattendue puis reprends mon chemin en espérant trouver cette fois-ci de l'eau. Malheureusement la nuit tombe avant que ma quête n'aboutisse à un résultat satisfaisant. Je m'endors avec la très désagréable impression que la lune émet des rayons brûlants, que de la vapeur s'élève du sol et que mon essence me quitte.
Le lendemain matin, je réalise que je ne tiendrai plus bien longtemps. Si je ne m'hydrate pas dans la journée, les choses vont se gâter. Je m'abstiens de manger des fleurs au petit-déjeuner car je crois qu'elles me donnent soif plus qu'elles ne rassasient ma faim. Je sers fort la boussole entre mes mains et lui souffle d'accéder à ma requête le plus vite possible. Durant le reste de la journée, aucune autre image ne traverse ma tête que celle d'un liquide incolore, frai et enivrant. Je teste des techniques évoquées par le passé à la télé et au lycée, des dires populaires dont je doute fort de la fiabilité. Pourtant je mets toute la conviction que je peux dans mes efforts pour me donner l'impression d'avoir bu. Hélas la pensée ne parvient pas à apaiser mon dessèchement ni à me redonner des forces. Au fur et à mesure que le temps passe, je laisse échapper tout ce qui fait que je ne suis pas un tas d'os.
La nuit arrive à grand pas. J'ai passé toute la journée à marcher vers l'espoir, vers la vie, sans rien trouver. Les étoiles apparaissent une à une dans le ciel mais je refuse de m'arrêter. Il faut que je continue, j'y suis peut-être presque !
Seulement lorsqu'il est trop tard et que je suis complètement vidée de mon énergie, je me résigne à me coucher. L'eau est peut-être à quelques mètres de moi, mais si j'avance encore dans le noir, je risque de la louper. C'est en m'endormant que je repense à Yanis, et cette question toute bête me vient à l'esprit : est-ce qu'il a de l'eau ?
Quand le jour se lève, je bats péniblement des paupières. La lumière est trop intense, même si au fond de moi je sais qu'elle est telle que les jours précédents. Tout doucement, je me relève en tremblant et une conclusion s'impose : je suis bientôt arrivée au bout, j'ai puisé dans toutes mes ressources.
Je m'interdis une nouvelle fois de manger de peur d'avoir encore plus soif, d'un autre côté je suis consciente que sans nourriture l'énergie ne se régénèrera pas. D'un accord tacite entre raison et besoin, je conviens que je mangerai avant la fin d'après-midi. Je marche toute la matinée d'un pas rapide, j'échappe à l'épuisement en le combattant. A vrai dire je commence à délirer, à avoir des hallucinations. J'ai du mal à me l'avouer, mais je crois que je serais incapable de me rappeler d'un souvenir précis, de faire preuve de bon sens ou d'estimer mon temps de marche depuis l'aurore. Des images viennent se heurter à ma tête, des visages se figent uns à uns devant mes yeux. Je reconnais ma mère, mon père, mes grands-parents ainsi que d'autres membres de la famille et Mathieu, Loana, le chauffeur de car, des lycéens qui paraissent contents et papotent entre eux à l'entrée de l'établissement gardé par Mme Cornichi qui dévisage chaque élève comme s'il s'agissait de potentiels terroristes venus poser des bombes dans les salles de cours. Je n'identifie pas tout le monde pourtant je sais qu'ils sont réels, qu'ils existent, qu'ils poursuivent leur vie tranquille là où je les ai quittés. J'entends des éclats de rires. Cette fois-ci je me demande s'ils proviennent de ma tête ou si Loana rie dans mon dos parce qu'on vient de se retrouver dans la mort. J'espère que la première hypothèse est la bonne. Je ne veux pas mourir. Autrefois si, mais plus maintenant. Trop de gens attendent mon retour, trop de choses dépendent de moi. J'ai ma vie à mener, je ne veux pas lui faire défaut. Je veux vivre pour tout ce qu'il me reste encore à accomplir.
Peu à peu, le Paradis Perdu devient blanc et les contours des formes qui le constituent oscillent entre un rose-bonbon sucré et granulé et un rose pâle qui ferait un bon fond pour une invitation de mariage.
J'ai mal aux genoux et mes mains me brûlent. Je crois que je suis tombée. Oui, c'est ça, puisque qu'à présent tout est blanc excepté quelques points rose-violet par-ci par-là. Tout-à-coup une sorte d'alarme retentit dans ma tête. J'ôte mon sac-à-dos et le tâte de ma main pour l'ouvrir et en extraire mes provisions. Mes muscles sont engourdis et si je m'y étais prise quelques minutes plus tard, je n'aurais pas réussi à attraper les fleurs. Au final, je constate qu'il est impossible d'avoir plus soif que ce que je n'ai déjà. La faim s'atténue légèrement, mais la force ne me revient pas dans l'immédiat.
Lorsque je me réveille le soleil est juste au-dessus de ma tête. J'ignore si j'ai dormi une heure ou un jour, mais dans les deux cas je n'ai pas de temps à perdre.
Contente d'avoir recouvré mes esprits j'avale une fleur étrangement fade et me remets en route. Je marche. Je projette maladroitement une jambe devant l'autre, pour être plus précise. A deux reprises je trébuche et je crois bien ne jamais me relever. Certains dinosaures ne pouvaient pas se remettre sur pattes en cas de chute...
Fais pas celle qui a peur, t'es pas un T-Rex.
Ma gorge est vraiment sèche, je me retiens de ne pas ouvrir la bouche mais j'ai l'impression de mourir de l'intérieur. Jusqu'où va cette dégradation de la pré-mort ? Combien de temps ça va durer avant que mon cœur me lâche lui aussi ?
Soudain des voix surgissent de je-ne-sais-où. Sûrement mon esprit, oui, ce doit être ça. Petit à petit elles deviennent intelligibles et je saisis leur sens. « Tue-moi » semblent-elles répéter. En vérité c'est un ordre, l'ordre de Yanis. « J'ai lu des livres ». « J'ai lu des livres, tue-moi ». « Il faut faire vite », « Tu seras à la hauteur », « Tu comprendras ». Les voix m'expliquent tout en détails : je dois le brûler. Elles prennent la même intonation que Yanis, à l'exception près qu'elles sifflent comme des serpents dans mes oreilles et me font tourner la tête. « Je veux qu'il jure de te protéger jusqu'à la mort à son tour ». « Tue-moi ». Et elles réitèrent inlassablement, à chaque fois j'ai l'impression de recevoir un coup de massue qui m'enfonce un peu plus bas sous terre.
La forêt se densifie au cours de la journée, je suis bien loin des sapins aux branches semblables à des bras de squelettes figés dans leur dernière tentative pour s'extraire de la terre. Des lianes épaisses et souples se tortillent sur le sol comme des serpents, des fleurs poussent çà et là et les feuilles des arbres filtrent presque tous les rayons de soleil.
Si je ne rêve pas, cet endroit est humide. La terre est foncée et salissante, de la mousse verte recouvre les troncs et les pierres et des tas de petits animaux comme des lézards, des caméléons, des sortes de paons et autres oiseaux exotiques tentent de se dissimuler tout en m'observant curieusement. J'aimerais leur demander s'ils savent où trouver de l'eau, mais je me retiens comme pour résister à la tentation de la folie. C'est stupide, certes, mais parler aux animaux ne démontre pas mieux.
Enfin, lorsque je sens vraiment mes dernières forces fuirent mon corps, je tombe nez-à-nez avec un trou sombre rempli de ce que je suppose être une substance basée sur des molécules d'hydrogène et d'oxygène. Ce trou est encerclé de racines vert bleu et ne doit pas faire plus d'un mètre de diamètre. Qu'abrite-t-il ? Quelle est sa profondeur ? Tant de questions que je me contrains d'ignorer quand je jette mon sac derrière moi et saute.
L'eau est plutôt chaude mais ni toxique ni sale. Je remonte rapidement à la surface sans pour autant que mes pieds n'aient trouvé le fond. Je bois goulument pendant plusieurs longues secondes sans prendre de pause puis m'agrippe aux racines et reprend un rythme cardiaque normal. Je soupire et ferme les yeux, soulagée de ne pas mourir de soif aujourd'hui – a priori. Je plonge une dernière fois sous l'eau, bascule ma tête en arrière puis ressors rapidement à la surface, les cheveux lissés derrière mes oreilles.
Assise contre un arbre, je me repose quelques minutes, tiraillée entre rester ici encore quelques heures où me remettre en route quitte à manquer d'eau ensuite.
La flemme me gagne, j'y cède. Je choisis de passer la nuit près de cette source d'eau mais de quand même explorer les alentours avant le coucher du soleil.
Mon excursion s'avère de bon augure pour la suite, les lieux ne recèlent d'aucun danger apparent et je ne croise pas de bêtes sauvages ; en revanche je découvre une dizaine d'autres puits. J'en profite pour déraciner quelques plantes consistantes - dont je suis certaine des bienfaits après une petite cuisson – que je glisse dans mon sac-à-dos de plus en plus mal en point.
Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas pris autant plaisir à me blottir dans les plaids et me caler confortablement entre les racines des arbres, sur une mousse moelleuse et souple.
Désolée pour mon absence ces derniers temps, je passais le bac haha
J'espère que ce chapitre vous a plu, l'été arrive donc je posterai plus régulièrement ;)
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