Chapitre 45
« Cherchons des voluptés nouvelles ; Inventons de plus doux désirs ; L'amour cachera sous ses ailes Notre fureur et nos plaisirs. Aimons au moment du réveil ; Aimons au lever de l'aurore ; Aimons au coucher du soleil ; Durant la nuit aimons encore. »
Pendant toute la journée nous avons parcouru la forêt, en ne faisant que quelques pauses d'une dizaine de minutes chacune. J'ai reconnu le « verger » dans lequel j'avais trouvé les orespoirs. Tout était intact. Nous en avons ramassé une poignée que nous avons mangée puis une autre que j'ai glissé dans mon sac-à-dos en espérant que les fruits ne s'écrasent pas dedans. Sur le ton de la plaisanterie, Yanis m'a demandé où était le fameux serpent. Je n'ai pas su quoi lui répondre. Ce lieu paraissait si paisible qu'il était presque inimaginable qu'on eût pu troubler sa tranquillité. Qu'est-ce qui avait bien pu me faire peur la dernière fois que j'étais venue ? Peut-être qu'il ne s'agissait que d'un petit animal sans défense après tout...
Peu après notre traversée du verger, nous avons entendu des cris perçants facilement identifiables : les oiseaux noirs. Nous avions du mal à estimer leur distance alors nous avons préféré rester prudent au cas où ils se seraient trouvés dans les parages. Nous avons progressé à l'ombre des arbres, en évitant les espaces découverts. Ce n'était pas très compliqué étant donné la densité de la forêt. A un moment je me suis tout de même interrogée sur une chose : pourquoi nous ne croisions aucune bête sauvage ? Cet endroit devait pourtant en regorger ! Yanis a supposé que c'était la boussole qui nous les faisait contourner ; puisque nous n'avions aucune autre hypothèse, nous avons poursuivi notre route sans nous questionner davantage.
Contre toute attente, c'est moi qui ai montré les premiers signes de fatigue. En milieu d'après-midi ma jambe s'est remise à me faire mal et en me voyant boiter Yanis a préféré que l'on s'arrête.
- On peut repartir maintenant, ça va je t'assure.
- Tu risques d'aggraver ta situation...
Il a vraiment l'air embêté, mais le choix est vite fait : il est trop tôt pour stopper notre avancée. Je prends les devants et il est contraint de me suivre. Une bonne heure plus tard, nous tombons sur une rivière bien trop large pour être enjambée. Le courant a l'air assez fort et trois bons mètres nous séparent de l'autre rive. Je lance un regard curieux à mon démon. S'il pouvait se traduire par des mots, ceux-ci formeraient une question on ne peut plus directe : « Tu peux voler ? ». J'ai distingué sa mâchoire se resserrer avant qu'il ne ferme carrément les yeux. Pendant qu'il se concentre je regarde s'écouler la rivière en me demandant comment ne pas me faire emporter.
- Non, lâche-t-il en me faisant sursauter.
- Quoi ?
- Je ne peux pas. Ça marche pas. Je suis désolé.
- T'inquiète pas, dis-je en tentant de le réconforter. Ça va aller, on va trouver une autre solution.
- Que dit la boussole ?
J'observe aussitôt le cadran, la grande aiguille effectue des demi-cercles qui vont d'un côté à l'autre de la rivière.
- Eh bien... Je crois que... Oh et puis tiens !
Je lui tends l'objet que j'ai de plus en plus de mal à comprendre. Au bout de quelques secondes Yanis fronce les sourcils puis me rends la boussole.
- Peut-être que ça signifie qu'il y a d'autre endroit plus propices à une traversée ? On va longer la rive en aval.
- D'accord.
Au fur et à mesure que nous marchons, j'ai l'impression que la rivière s'élargit. Je ne fais pas part de ma réflexion à Yanis, je crois qu'il n'a pas besoin de moi pour s'en rendre compte.
- Bon, stop. On perd un temps précieux.
- On aurait dû aller en amont, comme ça on aurait contourné la source de la rivière.
- Elle se trouve peut-être à des dizaines de kilomètres d'ici et il aurait fallu qu'on monte. On ne peut pas se permettre de perdre autant de force quand on n'est pas sûrs qu'elle soit bonifiée. On continue encore cinq minutes puis on traverse.
Je prie pour qu'on n'ait pas à se jeter en mission suicide.
Une centaine de mètres plus loin, la forêt s'étend jusqu'à la berge. Un grand arbre se trouve même à moitié dans l'eau. Ses épaisses racines ont l'air de s'accrocher robustement à la terre pour ne pas sombrer dans les fonds. Yanis m'indique du doigt les branches ; celles-ci survolent une bonne partie de la rivière.
Ok, tu vas y arriver. Quand t'étais petite tu étais aussi agile qu'un singe quand tu escaladais dans les arbres du domaine.
Sans attendre l'approbation du démon, je commence à grimper avec précaution. J'analyse rapidement la situation, j'ai de quoi me tenir debout sur une branche et m'accrocher à d'autres positionnées un peu plus haut. Je devrais pouvoir traverser et sauter jusqu'à la rive opposée sans trop de dégâts.
- Donne-moi ton sac, dit Yanis, je vais l'envoyer de l'autre côté sinon il risque de te gêner.
Je laisse glisser les lanières le long de mes bras puis me penche en arrière, j'entends le sac atterrir dans les bras du démon. Je tâte la branche sur laquelle je compte poser mes pieds puis essaye de la secouer : elle ne bouge pas d'un poil.
- Bon... Tu me rattrapes si je tombe, hein ?
- Est-ce qu'un jour je t'ai laissé tomber ?
Inspire, expire...
C'est alors que je me propulse à l'aide de mes bras et d'une de mes jambes – l'autre semble s'être gorgée d'un métal qui durcit petit à petit. Je me retrouve dans la position que j'avais souhaitée ; doucement, j'avance en pas chassés en tentant de me faire la plus légère possible. J'ai presque atteint le bout quand un craquement retentit. Je perçois le souffle des feuilles gonflées par le vent et le cri de Yanis qui m'ordonne de sauter. Trop tard. L'eau tiède de la montagne m'engloutit complètement puis le courant me tourne et me retourne dans tous les sens. Je n'ai pas le temps de reprendre mes esprits que j'ai déjà perdu le nord et la possession de mon corps. Une branche m'effleure le bras, j'essaye de m'accrocher à elle tant bien que mal. Je sais qu'elle se trouve à la surface et qu'il faut donc que je me dirige vers elle mais la force de l'eau est trop forte. Bêtement, je me fais emporter par la rivière et à cet instant je ne suis ni plus ni moins qu'un minuscule élément sans défense qui subit les lois de la nature. Malgré tous les efforts que je fais pour ne pas laisser l'eau pénétrer en moi, mes lèvres se desserrent et l'espace imperceptible qui se crée suffit à me faire boire la tasse. Cette fois-ci j'ai vraiment lâché prise. Incapable de me débattre, j'assiste alors à l'immobilisation de mon corps. Tout se fige en moi. Je commence à plonger plus profondément encore, dans un sommeil véritable. Mon ultime sensation est celle d'une force encore plus lointaine qui m'attire à elle et m'arrache au courant.
- Am ? Am ! Am tu m'as fait la morale quand j'étais inconscient alors je vais te la faire aussi ! Am ouvre les yeux bon sang ! S'il te plait... s'il te plait tu disais que t'avais besoin de moi mais qu'est-ce que tu crois que moi je vais faire sans toi ? Où tu crois que je vais aller ? Qu'est-ce que tu penses que je vais faire maintenant ? J'avais juré de te protéger. Si j'échoue tu sais ce qui va se passer ?
Je t'entends Yanis... je t'entends mais j'ai l'impression d'être morte. On dirait que ta voix vient d'un autre monde, qu'elle se trouve derrière un mur infranchissable, une vitre de verre... Tout est étrangement silencieux là où je suis. Si tu t'arrêtes de m'appeler, alors ce sera le vide complet.
- Am ? Am ça va ? Continue, voilà, respire...
J'ouvre les yeux. Tout est de glace. En moi, sur moi. Les souvenirs me reviennent et je réalise que je suis trempée mais indemne. Yanis est penché au-dessus de moi, ses vêtements lui collent au corps et dessinent sa musculature fine. Malgré l'angoisse de sa voix les traits de son visage s'adoucissent, cela doit signifier que je n'ai rien de grave.
- Tu ne respirais plus. J'ai cru...
- Tu vois la frayeur que ça fait ? Imagine ce que j'ai ressenti après que ce gros machin t'ait foncé dessus ! le réprimandé-je.
- Tu étais complètement glacé. Ton corps commençait à se refroidir. Tes lèvres... elles ont la couleur de... je sais pas.
- Aide-moi à me relever.
Mon sauveur – une nouvelle fois – me prend par la taille et me remet sur pieds. Ma tête me tourne un peu mais cette sensation désagréable passe rapidement.
- Alors... euh... On a traversé ?
Le paysage n'est pas le même que lorsque j'ai chuté dans l'eau. L'arbre a disparu. Oui, on a traversé, mais à quel prix !
- On va trouver un coin tranquille pour dormir. Il vaut mieux qu'on ne traine pas trop par ici, déclare-t-il.
Je m'apprête à le rejoindre quand je me rends compte que j'ai atrocement soif. Je me trouve ridicule. J'ai failli me noyer et j'ai soif ! Je demande néanmoins à Yanis de rester près de moi au cas où un incident viendrait à se produire mais heureusement je parviens à boire sans que rien de malencontreux ne survienne.
La boussole nous mène jusqu'à un petit coin paisible, plus précisément une minuscule clairière ensoleillée dont l'herbe parait soyeuse et vierge de toute créature agressive. D'après l'instrument il devrait s'agir d'un endroit sans danger. Je m'allonge, exposée aux rayons de soleil bienfaiteurs, et me repose une petite heure, le temps que mes vêtements sèchent. Je suis réveillée par le souffle dépité de Yanis. Il est assis à quelques mètres de moi, une main plongée dans mon sac.
- Quoi ? demandé-je.
Il lève alors le bras et je découvre sa main recouverte de bouillie d'orespoirs.
- Ah...
- Ouais... Mais ça va, y'a que les plaids qui ont été salis. Ne t'inquiète pas pour tes feuilles, elles vont bien...
Je lui souris puis m'étire et vais le rejoindre. Je recherche une proximité dont je ne peux plus me passer. Je suis avec lui mais il me manque, car je sais que rien n'est assez fort pour assouvir cette passion dévorante.
Si seulement tu savais comme je t'aime...
- Est-ce que tu veux bien me raconter quelque chose ?
- Oui, quoi ?
- Je ne sais pas. Ce que tu veux, dis-je.
Il hoche la tête puis débute son histoire sans même réfléchir à ce qu'il va dire.
- Il était une fois... un petit garçon. Il vivait avec des gens qui l'avait recueilli mais étaient loin de remplacer de vrais parents. Il n'avait presque aucun souvenir de sa vie d'avant. Elle avait plutôt l'air d'un cauchemar, un trou noir qui ne laissait entrevoir que des ballons de foot et des maisons dignes de dessins d'enfants. De temps à autres, ces images laissaient place à des sortes de vidéos – si l'on puit dire ainsi –, sauf qu'il n'y avait pas de bouton pause ni de croix rouges en haut à droite. Malgré tout, ce petit garçon parvenait à mettre tout ça de côté pour se concentrer sur sa tâche : il était en formation, précise-t-il en m'arrachant un petit sourire. Il devait absolument devenir un démon grand et fort pour servir la cause des siens. Plus tard il aurait des missions, des responsabilités, des devoirs. Il n'y a pas de chef officiel chez les démons, mais plutôt quelqu'un qui possède des réseaux et un savoir supérieur aux autres et qui par conséquent commandite les opérations. Néanmoins cela ne ferme pas la porte aux débats. Ce chef-là se doit d'entretenir des relations amicales avec les autres démons au risque de se faire détrôner. Car en vérité il ne représente pas grand-chose, c'est Lucifer que les démons respectent.
J'écoute, attentivement, essayant de capter les petits détails, les intonations, le vocabulaire et la modulation que Yanis emploie pour comprendre les dessous de l'histoire.
- Lucifer n'est plus qu'une allégorie. Certains démons le vénèrent, un peu comme un dieu, mais la plupart d'entre nous le voit comme le héros de notre histoire. Les démons n'ont pas vraiment de croyance, en fait... On n'est pas censés croire en une force divine... ça ne colle pas vraiment avec ce qui s'est passé pour nous. Mais bien évidemment nous sommes des créatures... « magiques » ou du moins surnaturelles. Donc bien entendu tout est relatif. Passons...
« Le petit garçon s'entraina dur, il voulait rendre fiers ceux qui l'avaient trouvé au Brésil. Il se bornait à obéir aux ordres sans demander de précisions sur ce qu'il faisait. Quand il eut dix ans, on jugea qu'il avait l'âge d'accomplir sa première mission. Etant donné qu'il ne connaissait encore rien à la vie, qu'on l'avait formé jeune et qu'il n'avait pas de famille... ils pensaient pouvoir l'exploiter, personne ne se souciait du fait qu'il avait un cœur. On voulait faire de lui le parfait larbin, le chasseur de prime, le mercenaire... ils voulaient qu'il fasse le sale boulot à leur place et à cette époque il y avait quelques tensions entre le Conseil paradisiaque et les démons. Un jour on a emmené ce petit enfant soldat devant une maison, au beau milieu de la campagne belge. Il avait pour ordre de se cacher et de tirer sur l'ange qui allait descendre du ciel puis sur celui qui sortirait de la maison en entendant le coup de feu. Le petit garçon croyait bien faire... non, en fait il ne croyait rien du tout. Sa mission fut un succès, on le félicita et dans les mois qui suivirent on fit de nouveau appel à lui pour des travaux de la sorte. Petit à petit on lui prélevait sa conscience. Il devenait un animal, un monstre. Mais en grandissant il se fit des amis qui eux avaient une famille. C'étaient des gens biens grâce à qui il put se détacher légèrement de l'emprise qu'on avait sur lui. Un jour il eut comme mission d'espionner le Cercle des Assovirs afin de savoir quand auraient lieu les prochains rendez-vous secrets dont il avait fait crapoter la moitié.
Yanis sait très bien que j'ai compris depuis le début qu'il parle de lui, mais pourtant il continu à dire « le petit garçon », comme pour se détacher de ce personnage qui n'est pas lui, plus lui.
- C'est là qu'il a ouvert les yeux. Il s'est rendu compte des actes horribles qu'il commettait. Il avait assassiné des dizaines d'anges qui avaient une famille et qui se contentaient de faire leur boulot et œuvrer pour le bien de leur peuple. Pris de culpabilité, il est retourné aux Enfers et s'est vengé. Les démons qui l'avaient recueilli sont morts. Car depuis le début ils étaient motivés par leurs rêves de pouvoirs. Le mauvais côté des démons, à vrai dire... Le petit garçon était devenu un homme, un homme colérique, un homme dangereux. Il n'y eut pas de représailles parce que tout le monde se fichait du sort des démons assassinés et qu'il y avait trop de problèmes et de préoccupations bien plus graves. De toute manière il n'y a pas de justice aux Enfers, chacun s'en prend à qui il veut du moment que la victime n'a pas d'ami rancunier. Le grand garçon choisit de prendre des distances, mais il ne pouvait pas ignorer ce qui se passait autour de lui. Il avait fait le Pacte... impossible de tourner le dos aux siens. Il remplit donc de nouvelles missions mais qui ne comprenaient aucun meurtre, et il ne revint presque jamais aux Enfers. La suite... hormis quelques détails tu la connais.
- Oui, avoué-je en le regardant fixement dans les yeux.
- Quand on se connaissait à peine, je m'étais dit que si je te révélais ça tu partirais en courant et refuserais de me revoir... mais aujourd'hui je ne me suis même pas posé la question.
- Tu sais très que je m'en fiche de celui que tu as pu être. C'était compliqué, on t'a manipulé et n'importe qui à ta place aurait réagi de la même façon. La différence c'est que maintenant tu es devenu quelqu'un de bien.
- Ne dis pas ça.
Pourquoi ? Il en doute ?
- Peu importe. Tu pourrais commettre les actes les plus horribles du monde, je ne m'en irais pas. Je préfère mille fois être avec toi.
- Tant que je reste moi...
- Oui. Et puis tant que tu es toi, celui que tu es là, tout de suite, alors je sais que tu ne ferais jamais rien de tel.
- Qu'est-ce que tu en sais ?
- Je le sais parce que je ne te laisserais jamais devenir un monstre.
- Tu t'en crois capable ?
- Oui. Je me fiche du temps et des efforts qu'il faudrait si une telle chose venait à arriver. On s'en sortirait, comme d'habitude.
Ses lèvres sont toutes proches des miennes. Avant de les toucher, je laisse échapper : « Parce que l'amour est plus fort que tout ».
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