Le jour décline, l'ombre voile presque entièrement le sol. Les rayons de soleil qui zébraient la forêt appartiennent au souvenir que j'ai du Paradis avant que la foudre ne s'abatte sur quiconque se serait laissé aller à baisser la garde. A cet instant cela ressemble plus au fin-fond d'un grand parc abandonné où quelques personnes bizarres auraient trouvé refuge. J'ai peur de tomber sur un chien mal-dressé ou un homme malintentionné, à l'échelle du Paradis bien sûr. On peut donc en conclure que je suis terrorisée, mais qu'une naïveté usante et inaltérable me pousse à espérer que tout aille bien, tout en m'incitant à explorer cette sombre forêt alors qu'aucune formalité ne m'y oblige. J'ai sûrement l'air d'une jeune fille égarée – ce que je suis, d'ailleurs, je ne le nie pas. Tout en imaginant ce qu'un monstre doté d'une conscience et d'un sens de la réflexion qui se retrouverait nez-à-nez avec moi pourrait bien se dire, je poursuis tranquillement mon chemin en ignorant les éventuelles volontés de ma boussole restée dans ma poche. A vrai dire je ne la sens pas trembler – ce qui signifierait que les aiguilles s'agitent – donc je suppose qu'elle aussi est dépassée par mes actes dépourvus de bon sens. Elle me lâche, même elle est moins versatile et fluctuante que moi !

Lorsque je commence à me demander ce que je cherche au juste, que j'admets que je n'ai strictement rien découvert au cours de cette balade nocturne et conviens qu'il est préférable de rappliquer à la grotte, quelque chose percute le sol. A l'entendre je suppose que ça s'est... écrasé ?

Je me penche pour essayer d'y voir plus clair. Un petit spécimen jaune s'étale par terre comme du vomi – jolie comparaison – ou plutôt un fruit broyé. Ah bah oui ! En effet, il s'agit bien d'un fruit. Je plisse les yeux sans que cela ne rende pour le moins du monde ma vue meilleure alors opte pour me hisser à la pointe des pieds et observer de plus près l'arbre qui barre ma route. Il est gorgé de fruits très esthétiques qui oscillent entre jaune et orangé. Je remarque qu'il y en a d'autres, un peu plus loin. On dirait un verger sauvage. Tout-à-coup je perçois une présence entre les branches. Je me hâte de cueillir des dizaines de petits fruits que j'enrobe dans mon tee-shirt puis m'en vais d'un pas rapide tout en évitant de perdre mes récoltes.

Quelques secondes plus tard, rassurée que rien ne m'ait suivi, je sors délicatement ma boussole et constate avec plaisir qu'elle fonctionne encore. Je pense très fort à Yanis et au plaisir que j'aurais de le retrouver pour lui faire partager ma découverte et les aiguilles m'indiquent la bonne voie à emprunter.

Durant le trajet du retour j'ignore si je tremble à cause du froid ou de la peur. Cependant, ma torpeur cesse en entrant dans la grotte – qui en fait n'en est pas tout-à-fait une, si ? Je retrouve mon démon comme je l'ai laissé et je doute qu'il se soit réveillé durant mon absence, tant mieux, le stresse n'est pas bon pour la santé lorsqu'il est alimenté par de mauvais sentiments.

Je déverse les fruits dans un coin puis m'empare d'un plaid et me blottis contre Yanis. Malgré l'appréhension d'une mauvaise visite, le sommeil l'emporte quand même sur moi.

Dans mon rêve, je suis minuscule. Ou alors ce sont les autres éléments qui sont trop grands. Tout de même que la scène est impressionnante. Je me tiens face à un pommier géant abritant des centaines de pommes vertes comme de l'herbe sèche mais pas desséchée – nuance. Jusque-là tout va bien, le problème c'est qu'un gigantesque serpent vert-gris au ventre blanc s'enroule puis se déroule dans les branches de l'arbre tout en progressant dangereusement vers moi. Le pire dans ce rêve c'est que je sais ce qui va se passer. Je sais que ma voix ne va pas sortir, que mon corps restera figé et que rien ni personne ne viendra me sauver. Seule, au beau milieu d'un nuage blanchâtre, j'assiste au cauchemar le plus terrifiant de ma vie. Le serpent atteint ma hauteur puis se dresse au-dessus de moi. Rien que sa tête doit sûrement faire cent fois ma taille. Il me reproche dans des sifflements – que mon subconscient décrypte par je ne sais quel miracle – tout un tas d'erreurs que j'ai commises lors d'actes très regrettés. Par-delà son sourire, je discerne toute la joie que lui procure son sentiment de puissance divine. A côté de ça, tout ce que je ressens vis-à-vis de moi n'est qu'horreur insoutenable. J'ai honte. J'ai honte et je me sens coupable de tous les malheurs du monde. Le serpent me convainc que je suis l'unique fautive et que je mérite le châtiment qu'il me réserve. Je suis si épouvantée que c'est immobile, impuissante et indigne que je vois sa gueule ouverte plonger vers moi et ses dents s'enfoncer de partout dans mon corps, encore et encore jusqu'à ce que son venin se répande entièrement en moi et...

C'est à cet instant que je me réveille, en sursaut.

- Am ? appelle une voix inquiète.

Yanis est allongé à ma gauche, il me fixe étrangement.

- J'ai...

- Un cauchemar, devine-t-il en me faisant hocher la tête. J'ai ouvert les yeux quelques secondes avant toi. Tu crois que c'est cet endroit ? demande-t-il, faisant allusion à la grotte.

- Non. C'est en moi, et ça me suit où que j'aille. Y'a pas d'échappatoire, de lieu saint ou... c'est marrant de dire ça alors qu'on est au Paradis.

- Si on peut rire de quelque chose alors tant mieux...

- Yanis... Cette nuit j'ai rêvé de... Bref, un pommier, un serpent... Est-ce que les récits sont véritablement inspirés de...

- Les vécues, les croyances, les peurs.

On dirait qu'il l'a récité.

- Mais ça parait tellement gros ! C'est vrai quoi... je fais ce rêve au Paradis, juste après avoir découvert des fruits sur un arbre occupé par je-ne-sais-quelle créature...

- Quoi ?

J'allais oublier...

- Hier soir quand tu dormais j'ai quitté la grotte.

Vu son regard exaspéré je préfère tout déballer d'un coup.

- Je me suis aventurée un peu plus loin dans la forêt et j'ai trouvé ça, expliqué-je en désignant les fruits étalés sur le sol.

Contre toute attende, un sourire se dessine lentement sur son visage.

- Alors ça y est, t'as réussi à sortir toute seule sans qu'il ne t'arrive des misères ?

- J'ai quand même fait un cauchemar...

- Ouais ! rie-t-il. Mais alors tu comprends que ce serpent et ce pommier viennent tout droit de ton imagination ? Parce que celle-ci s'inspire de faits réels, de choses que tu as véritablement vues ou entendues. Ce que tu as vécu hier t'a laissé quelques appréhensions donc ton cerveau avait de bonnes peurs à exploiter pour réaliser un superbe cauchemar. C'est tout. Personne ne commande ton cerveau, mais cela n'empêche pas qu'il se serve de personnes ou de choses que tu as rencontrées par quelque moyen que ce soit.

Ses explications ne me paraissent pas très claires, mais d'un autre côté elles me suffisent. En vérité, au-delà des paroles de Yanis c'est surtout son état qui me rassure. Il se porte plutôt bien et j'en suis extrêmement soulagée.

- Et si on goûtait ces petites trouvailles ? je propose en lui tendant un fruit.

Il se redresse doucement puis l'attrape sans trembler. Au moment où il le dépose dans sa bouche une alarme retentit dans ma tête ; c'est vrai quoi ! Il pourrait bien s'agir d'un poison ! Cependant le léger sourire qu'il esquisse me fait comprendre que j'ai fait une belle découverte. Je goûte un fruit à mon tour et la saveur explose alors dans ma bouche. C'est comme de l'exotisme dans une forêt européenne, une variété spécifique à une région. Il ne se rapporte à rien de concret que je ne connaisse, il est davantage le résultat d'un mélange d'adjectifs qui définirait son fond et sa forme.

- Succulent, commence-t-il en se prenant au jeu. Voire excitant, palpitant, même.

- Mais ça ne suffira pas à nous nourrir. On a besoin d'aliments plus consistants. Est-ce que tu vas mieux ? Tu penses être capable de reprendre la route demain matin ?

Il ne peut pas te dire non. Il ne veut pas te décevoir.

Yanis hoche fébrilement la tête, je poursuis :

- Tu sais j'ai pensé qu'on pourrait essayer de retrouver le... la bête. La viande donne des forces, non ?

- Ouais... ouais pourquoi pas. On ira ce soir ou demain.

- Ce soir avant la nuit tombée serait le mieux. Ça nous ferait le repas, et demain on serait dans de bonnes conditions pour partir.

- Tu n'as pas tort.

- En attendant on pourrait clarifier certains trucs...

- A quoi tu penses ?

- Comment ça se fait que tu ne peux plus te téléporter ? Est-ce que c'est parce que tu n'as pas de forces ? Et comment est-ce possible ? Tu t'es économisé pendant tout le voyage à bord de l'Epave !

- Je ne crois pas que ce soit lié à ça. C'est pas que je n'ai plus de force mais plutôt qu'elle se vide pour affluer vers un endroit où je n'arrive plus à la puiser. Je la sens en moi, le problème est qu'elle m'est inaccessible.

- Alors c'est le Paradis. C'est comme si on te confisquait tes pouvoirs ? Je suis sûre que c'est eux. Le Conseil est peut-être même au courant de notre arrivée.

- Non. Je me sens bien dans cette forêt. Ce qui m'arrive n'est pas lié au fait que nous soyons au Paradis et que je te rassure : le Conseil ne sait rien de notre présence ici. Depuis un certain temps j'ai commencé à lire et à me renseigner auprès des gens ; la cité du Paradis a perdu tout contrôle sur le reste du territoire. Elle ignore tout de ce qui s'y trame. Je peux t'assurer que personne ne sait que nous sommes là. Fais-moi confiance.

Il est tellement persuasif...

- Donc ton mal vient d'ailleurs ?

- Oui. Et pour l'instant on n'en sait pas plus que ça.

- En saura-t-on seulement plus un jour ? Je commence à me demander si on obtiendra toutes les réponses aux questions que l'on se pose...

- Am ?

Je rive mes yeux dans les siens, comme à chaque fois qu'il m'interpelle par mon prénom j'ai l'impression qu'il s'adresse directement à mon cœur.

- Il va se passer quelque chose. Tu sauras tout ce que tu veux savoir et tu comprendras tout ce qu'il y a à comprendre. Mais avant il faut que tu sois forte. Ne te décourage pas. Je suis sûr que tu arriveras à ton but.

- Merci, mais je n'ai pas vraiment de but...

- Alors c'est un tout. Tu obtiendras satisfaction de tous les désirs qui t'auront traversé la tête à un moment ou à un autre.

Est-ce qu'il a raison ? J'aimerais que oui, même si obtenir tout ce que je veux m'effraie un peu.

- Tu me passes un autre fruit ?

- Tu as faim ?

- Assez, en effet.

- Alors motivation de plus pour aller manger le monstre ce soir et pas demain.

- On verra...

- Essaye de te lever. Vas prendre le fruit tout seul, il est à deux mètres de toi, tu peux le faire.

- Arrête...

- Tu te lèves, tu avances, tu te baisses et c'est fini. C'est tout ce que tu as à faire. Tu me demandes d'être forte, moi aussi j'en attends beaucoup de toi.

Je lis de l'incompréhension sur son visage. Yanis ne tente même pas de la dissimuler. A l'idée de lui faire du mal, j'en éprouve encore plus que lui, or j'ai besoin de me rassurer encore, de le voir marcher et me convaincre qu'il va réellement mieux et qu'il ne s'agit pas que d'une impression qu'il tente de me donner.

- Tu veux que je t'aide ?

- Non, ça va.

Je me positionne derrière la pile de fruits et l'observe multiplier les efforts pour me rejoindre.

Malheureusement il ne parvient même pas à se mettre à genoux. Ses bras, ses jambes, son corps entier tremble. Je croise les doigts, je murmure des souhaits dans ma tête, en vain. Par ma faute il essuie un échec.

C'est à cause de toi ! Qu'est-ce que tu as encore fait ? Pourquoi tu gâches tout ce à quoi tu touches ? Tu portes malheur.

- Excuse-moi. Je n'aurais jamais dû insister, murmuré-je.

- Non, c'est pas grave. Je comprends ce que tu ressens. T'as pas à t'en vouloir.

- Comment pourrais-je ne pas m'en vouloir ? Yanis à chaque fois c'est pareil. Tout abouti toujours au même résultat...

- Peut-être, mais ce ne sont que des fins de chapitres, la dernière page du livre, elle, sera différente.

De tout mon cœur, j'espère qu'il n'a pas tort. 

J'espère que ce chapitre vous a plu !

Les amis je vous demanderais de partager au maximum Ombre & Lumière auprès de vos connaissances Wattpad, objectifs 30k pour le tome 1 et 10k pour le tome 2 ;)

Je compte sur vous !

Merci encore de me suivre <3