Il est beau, tellement beau... Il me fascine tel un trésor, un objet antique, un bijou de famille, un bien d'une valeur inestimable, un phénomène scientifique qui vient d'être découvert, un mystère à élucider, un cœur sombre à éclaircir ou juste une âme à chérir. Je n'ai qu'une envie, c'est de l'aimer à l'infini jusqu'à mon dernier souffle, de lui donner la main et de découvrir le monde à ses côtés, de lui dire que je l'aime jusqu'à cesser de respirer. Il attire irrésistiblement mon âme, fait battre mon cœur et monopolise tout mon être.

Je revois Yanis soulevant la pierre et la lançant de toutes ses forces sur la tête du sanglier géant, avant de se faire percuter de plein fouet et de sombrer dans l'inconscience. Je réalise à quel point j'ai peur de le perdre ou qu'il lui arrive du mal. Peu importe ce qui peut bien se produire, j'en recevrais instantanément les répercussions. C'est la première fois que je suis liée à quelqu'un de la sorte. Je ne crois pas qu'on puisse connaitre ce phénomène plusieurs fois dans sa vie. En vérité c'est une sorte d'exclusivité, de pacte éternel signé sans l'accord ni la demande des principaux intéressés.

Tout à l'heure, je me suis rendue compte que je ne m'étais plus souciée de ma famille depuis un bon but de temps. Le seul sort qui compte pour moi est celui de Yanis, si mes parents ont été kidnappés par des vampires, si ces derniers ont tué d'autres personnes que Loana, cela n'apparait pas comme la préoccupation première. Je m'en veux un peu, mais tant pis. Voyons le bon côté : il y a moins de choses qui me font tourner la tête. Celle-ci est concentrée sur un point fixé et défini.

Atteins la jolie cité qui scintille, avec ton démon si possible.

Je soupire, cela s'annonce difficile mais je ne baisserai pas les bras.

Au bout d'un moment, les aiguilles de la boussole s'affolent. De peur qu'elle ne se dérègle ou explose littéralement, je préfère la refermer. Je jette un coup d'œil circulaire : je suis entourée de grands arbres, aucune source d'eau en vue. Je commence à perdre patience. Tout se ressemble dans cette fichue forêt ! De la végétation grotesque, encore et toujours ! Quand est-ce que je vais tomber sur ce que je cherche ? Et puis si la boussole ne marche plus alors je ne vois absolument pas comment je pourrais retrouver Yanis. Croyant m'être bel et bien perdue, je suis à deux doigts de m'assoir pour pleurer lorsque je remarque un rocher colossal qui se dresse entre les arbres et s'étend sur plusieurs mètres de long. La mousse qui le recouvre le rend presque indétectable et le fait se confondre avec le reste du paysage, pourtant c'est la première fois que je tombe sur un aussi gros rocher depuis que je suis au Paradis. Avec précaution, je tourne autour de lui en effleurant de ma main sa paroi douce et étrangement familière. Je sursaute lorsqu'à un endroit, mes doigts s'enfoncent dans la mousse avant que je ne remarque qu'elle recouvre surtout des lianes épaisses et dures. Je les écarte avec force puis, sans vraiment songer à ce qui pourrait bien me sauter dessus une fois à l'intérieur, pénètre dans ce creux-rocher.

Ce que j'y découvre va au-delà de mes espérances : l'espace recouvert de mousse et traversé par un petit ruisseau qui s'enfonce ensuite dans la terre fait la taille d'une salle de cours. En guise de toit, la roche est percée par endroits où des lianes prennent alors le relai et pousse de je-ne-sais-où avant de redescendre vers le sol, veillant tout de même à laisser quelques contacts avec l'extérieur que le soleil emprunte pour venir illuminer de rayons somptueux et rectilignes l'intérieur de la grotte. De petites fleurs violettes poussent çà et là pour rajouter un peu de magie à l'ensemble.

Le Paradis dans le Paradis-même.

Je m'agenouille près du ruisseau. J'ignore d'où provient cette eau, elle se contente de traverser un bout à l'autre de la caverne d'Ali Baba. Si ma boussole m'a guidée jusqu'ici, c'est sûrement qu'elle est potable. Je me penche pour boire et redécouvre la saveur de l'eau. J'avais presque oublié la sensation de bonheur que procure le rassasiement de la faim ou la soif. La Paradis atténue sans doute le besoin de boire et de manger, mais je crois qu'il vient de me revenir.

A chaque fois que je recueille de l'eau dans mes mains elle s'écoule avant d'atteindre ma bouche. Lassée, je plonge carrément ma tête dans le ruisseau, non sans apprécier la sensation de fraicheur qui se répand dans tout mon corps.

Quelques minutes plus tard je quitte la grotte, décidée à porter Yanis sur mes épaules si cela est nécessaire afin de l'emmener ici. Sur le chemin du retour, j'entends quelques bruits suspects, je me sais observée mais préfère mimer la parfaite ignorante. L'insouciance, c'est sûrement la meilleure arme pour ne pas sombrer dans la folie au vue de la situation. Les aiguilles de la boussole restent stables et je poursuis ma route dans le calme en essayant de mémoriser le trajet au cas où l'instrument magique me planterait, on n'est jamais assez prudent. Je finis par retrouver mon démon. Il n'a pas bougé d'un pousse depuis que je l'ai quitté.

- Alors ? demande-t-il quand je m'approche de lui.

- J'ai trouvé une grotte. On sera à l'abri et dedans il y a même de l'eau.

Il hoche doucement la tête sans montrer une quelconque réjouissance.

- Tu te sens mieux ?

Pas de réponse. De toute manière je la connais.

- Am...

Il soupire, incapable de me livrer ce qu'il a sur le cœur, et préfère opter pour des mots plus légers d'arrière-pensée :

- L'eau est bonne ? Tu en as bu ?

- Oui. C'est un petit ruisseau, mais si la boussole m'a menée jusqu'à lui c'est pour une bonne raison. Et, rajouté-je, si elle m'a ramenée jusqu'à toi aussi. Je vais t'aider à aller là-bas, je ne partirai pas sans toi, Yanis.

- Comment comptes-tu t'y prendre ? fait-il d'un ton résigné.

- Je n'y ai pas encore vraiment réfléchi... mais...

- Tu dis qu'on y sera en sécurité ? Et cachés ?

- Oui.

- Bien. Parce que je risque d'y passer un moment pour récupérer. Aide-moi à me lever, dit-il sans conviction.

Il est lourd. Très lourd. J'ai l'impression de faire tout le boulot, il n'a plus aucune force mais je parviens tout de même à le remettre sur pieds et il s'appuie ensuite contre un arbre pendant de longues secondes.

- Est-ce que ça va ?

- J'ai la tête qui tourne. C'est loin ?

- Environ un quart d'heure de marche.

- On en mettra le double...

Yanis passe un bras sur mes épaules et nous nous mettons en route. Il avait vu juste, le trajet m'a paru au moins deux fois plus long qu'à l'aller, mais nous y sommes quand même arrivés. Vers la fin de son parcours du combattant j'avais vraiment l'impression qu'il allait me lâcher pour de bon, s'écrouler, tomber dans le coma ou je-ne-sais-quel truc qui nous aurait bien embêté. Mais non, il a tenu bon et était assez conscient pour esquisser un petit sourire en découvrant l'intérieur de notre nouveau repère secret. Après avoir bu je l'ai aidé à s'allonger près d'une paroi en mousse où venaient se rejoindre plusieurs rayons de soleil avant de nourrir le sol d'un peu de clarté divine. Il s'est rapidement endormi, me laissant seule avec moi-même.

Mon regard dérive sur mon sac-à-dos qui repose de l'autre côté de la grotte, je pense aux feuilles, à mon unique stylo... pourtant je ne vais pas écrire aujourd'hui. Je me suis déjà assez livrée, et pour toutes les questions qui demeurent sans réponses, il me faudra patienter encore avant de posséder suffisamment d'éléments pour les clarifier dans mon journal. Toute de suite, là, j'ai envie de faire quelque chose, ou au contraire rien du tout, en tout cas ça me démange. Je me mets à faire les cents pas dans la grotte. Cet espace est trop restreint, j'ai besoin de... prendre l'air ? Je ne me suis jamais trouvée d'excuse aussi ridicule.

Je sors de notre cachette, consciente que Yanis ne pourra pas me secourir et que cette fois-ci il va falloir que je me débrouille seule pour me sortir de la merde dans laquelle je me plonge graduellement.