Chapitre 35
J'essaie de passer le temps. Car le temps est long et la mer agitée. Il fait gris depuis hier, rien en vue à l'horizon, aucun signe de vie du soleil. A croire que nous avons quitté les Caraïbes pour l'Atlantique Nord. Je suis dans ma cabine, le jour s'est levé il y a peu et j'ai déjà déjeuné. Tout ceci est dérisoire, mais tout semble anodin comparé à une rencontre avec une déesse.
Si tu t'emmerdes, occupe-toi !
Oui, t'as raison, enfin... j'ai raison.
Mon regard parcourt la chambre de long en large avant de se poser sur l'armoire. Pourquoi l'armoire ? Parce que soudain j'imagine Théo en faire de même dans la suite que j'occupais au Paradis. J'y avais caché le tableau du vieillard.
Quelqu'un frappe à la porte. Je crois que c'est Yanis mais il tombe mal. Ce matin je l'ai croisé en regagnant l'intérieur du bateau, il venait à peine de se réveiller et j'ai d'ailleurs trouvé cela étrange puisqu'il est toujours levé de bonne heure. Je lui ai dit que nous nous verrions plus tard, ma foi il devait se languir de me retrouver. J'ouvre – il s'agit bien de mon démon -, et lui adresse un petit sourire avant de lui tourner aussitôt le dos.
- J'étais sur le point de faire quelque chose, dis-je d'un ton discret tout en scrutant l'armoire de haut en bas.
- Ah oui ? Quoi ?
- Je repensais aussi au Paradis, à Théo...
Je devine son visage en décomposition et ça me fait plutôt marrer. A vrai dire, pour une fois, je ne suis ni nostalgique, ni triste, ni quoi que ce soit à l'évocation du passé. Je l'aborde en ce moment avec un certain détachement qui m'intrigue. Je m'estime moi-même étrange et c'est très étrange, en fait.
- Tu peux m'aider à déplacer l'armoire ?
- Euh... oui, répond Yanis qui ne saisit pas vraiment où je veux en venir.
A nous deux nous parvenons à l'écarter suffisamment du mur pour que je puisse m'engouffrer entre les deux.
- Il y a quelque chose. Ecarte-la encore un peu s'il te plait.
Il s'exécute. Je chasse les toiles d'araignées d'un revers de main et me place dos à l'armoire. Il n'y a pas d'objet, juste une peinture sur le mur.
- Apporte-moi une bougie et du tissu.
Une nouvelle fois il m'obéit et ne bronche pas lorsque j'encrasse mes draps en les frottant contre le mur.
- T'as besoin d'aide ?
- Non ça va. C'est plein de poussière par ici ; tu me diras que c'est normal...
- En effet, murmure-t-il.
J'approche la bougie du mur pour tenter d'y voir plus clair.
- Il y a un homme. C'est sûrement un pirate vu son costume. Et y'a des initiales, aussi ! G et M. Je vois des inscriptions presque impossibles à lire. Je suppose que ça c'est Cuba ?
Je fais de la place à Yanis pour qu'il vienne observer avec moi la mini-découverte de la journée.
- Oui. Le reste est indéchiffrable. Comment tu as su qu'il y avait quelque chose ici ?
- Je ne sais pas... c'est un peu comme une reconstitution de scène. Il y a une part de réalité, l'instinct et l'imagination font le reste. Il faut que je sache de qui il s'agit. Viens.
Nous rejoignons les autres pirates sur le pont. Ils sont quasiment tous en train de manger ou de discuter. Je remarque également les bouteilles de rhums qui trainent par terre ou qu'ils serrent dans leurs mains comme des objets qu'ils affectionnent tout particulièrement – tels un médaillon, une photo, un porte-bonheur...
- Hé Oh ! m'écrié-je. J'ai besoin de vous. Regardez-moi !
Yanis me lance un regard éberlué. Je sais, ce que je fais est absurde, mais je m'en fiche. C'est bien de s'en ficher pour une fois, non ?
- Qui connait GM ?
Silence.
- Un pirate dont les initiales sont G et M ?
Toujours rien. J'ai capté l'attention de l'équipage mais il est muet comme... j'ai oublié l'expression.
- Il a un rapport avec Cuba. Essayez d'associer GM et Cuba. Bon sang il a un chapeau, des longs cheveux et...
Une main vient de se lever. C'est celle d'un pirate dont j'ignore le nom. Le peu de cheveux gris qu'il possède lui arrive presque aux épaules tandis que son crâne est dissimulé par un tricorne.
- Est-ce que vous savez qui c'est ? lui demandé-je.
- Je l'ai connu. Il n'y a pas très longtemps de cela. On l'appelait Juan Corso. En vérité, c'est surtout son frère que j'ai côtoyé, Blas Miguel. Mais il a été tué il y a environ cinq ans.
- En 1687 ?
- C'est ce que je viens de dire.
- Et GM c'est pour quoi ?
- Giovanni Michele. Ils venaient tous les deux d'une île sous domination génoise. Une belle île, à ce qu'ils disaient. Plus belle que toutes celles des Caraïbes réunies. Enfin bon, tous les deux ne sont plus de ce monde.
- Comment est mort Giovanni ?
- D'après mes souvenirs il a fait naufrage peu avant la mort de son frère, sans doute deux ou trois ans avant. Oui, c'est ce qu'on raconte.
- On en est sûr ?
- On est jamais sûr de rien, ma petite !
- Et... vous n'avez rien d'autre à m'apprendre sur eux ?
Il secoue négativement la tête. Je suppose qu'il ne me reste plus qu'à retourner dans ma cabine.
C'est ce que je fais, non sans cacher ma déception.
- Tu t'attendais à quoi ? s'exclame Yanis en me rattrapant.
- Rien... je sais pas. C'est un peu comme si mes derniers espoirs s'étaient accrochés à lui.
- T'as craqué ? Quels derniers espoirs ?
- Je n'en ai aucune idée.
Il s'assoit près de moi, sur mon lit dont les draps pleins de poussière trainent aux pieds de l'armoire.
- On arrive bientôt ?
- Cette fois c'est moi qui ne sais pas. J'ignore totalement où on va et comment on y va.
- C'est pas de ta faute. Mais tu vois je pense que Calypso ne nous a pas donné toutes les cartes en main. Ou alors on les exploite mal.
- Tu proposes quoi ?
- Qu'on mette un peu plus de conviction dans ce qu'on fait. On ne trouve pas l'entrée du Paradis en claquant des doigts. Il faut davantage de volonté, d'envie, de foi, de folie, de chance...
- De quelle manière tu veux qu'on s'y prenne ?
- On devrait se creuser un peu plus les méninges, fouiner plus souvent pour tenter de saisir toutes ces petites choses qui nous échappent. C'est crucial.
- Ok, dit-il en hochant la tête tout en affichant sa moue familière.
- T'as vraiment l'air d'un handicapé mental quand tu fais ce truc...
Il ne peut s'empêcher de retenir un petit sourire qui déforme progressivement son visage.
- Je préfère ça, ajouté-je en me penchant pour l'embrasser.
C'est étrange d'avoir le consentement d'une personne qui nous laisse la toucher comme bon nous semble. Ce dévouement, cette autorisation, cette presque soumission, ce partage, cet échange. J'ai conquis son cœur, il s'adonne à moi.
Décidemment tout est étrange aujourd'hui.
J'espère que ce chapitre vous a plu, pour vous remercier d'être toujours là je posterai la suite demain !
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