Chapitre 23
Il l'avait quittée au petit matin, et ç'avait été dur pour lui de la laisser seule, bien qu'il ait été sûr de revenir. Il aurait aimé avoir d'autres options que de lui demander de bien vouloir s'enfermer à double-tour jusqu'à ce qu'il rentre à moins de l'emmener avec lui au risque qu'elle attire tous les vampires du coin. En agissant de la sorte, Yanis avait l'étrange sensation de ressembler à Théo. Il comprenait comment celui-ci avait dû se sentir coupable du mal-être d'Am... et pourtant il ne parvenait pas à le pardonner. Car pour lui il n'y avait aucune excuse. Il s'en voulait à lui-même, de la même manière qu'il en voulait à Théo et à la terre entière. Parce qu'ainsi était sa nature. Il trouvait toujours une bonne raison d'éprouver de la haine. C'était la façon la plus facile de s'exprimer... alors il l'utilisait. Seulement voilà, d'un autre côté il aimait la difficulté, c'est pourquoi il se lançait des défis et faisait souvent n'importe quoi. Pour se rendre la vie dure, et pouvoir ensuite juger s'il la méritait. Tout était compliqué avec lui, et il était conscient que ce n'était pas bénéfique. Alors il fonçait droit dans tous les murs qu'il rencontrait, comme ça les choses paraissaient plus simple... or il n'en était rien, car il ne pouvait pas échapper aux moments de solitude lors desquels une pluie de souvenirs, de questions, de craintes et de peurs lui tombait sur la tête. Il savait que ces réflexions étaient inévitables pourtant, maintenant qu'il avait Am, il se demandait si cela ne pourrait pas disparaitre un jour, si elle ne pourrait pas chasser tous ces nuages et lui imposer un soleil qui ne lui laisserait guère d'autre choix que celui d'être heureux.
Parfois, comme lors de leur court séjour à Milan, il avait regardé Am contempler la cathédrale, et le temps d'un instant il avait eu l'espoir qu'elle le change en bien. Néanmoins il n'était pas un désespéré, il avait vécu assez longtemps sans but ni objectif pour ne pas s'attendre à grand-chose de cette fille, même si, il devait bien l'avouer, elle éveillait en lui un truc, quelque chose de profond. Elle se comportait comme s'il était une personne tout-à-fait honorable, lui faisant pratiquement oublier qu'il était un démon et que par conséquent il avait accompli des actes délictueux et pas très autorisés... Yanis estimait ne pas mériter autant d'amour de la part d'une personne aussi pure qu'Am. Elle allait tomber de haut quand elle apprendrait tout ce qu'il avait fait... et il s'était juré de le lui dire. Il ne supporterait pas qu'elle subsiste dans l'ignorance. Alors le jour viendrait où il lui avouerait tout et où elle prendrait sa décision : ne rien faire, ou lui dire qu'il la dégoûtait trop pour qu'elle soit encore capable de le voir. Dans ce cas-là, il respecterait son choix et partirait, elle ne le reverrait plus jamais, mais il veillerait malgré tout sur elle et s'assurerait qu'elle soit en sécurité, de loin. Ambroisie avait déjà eu un léger aperçu de ce qu'il était sur le bateau-mouche : un monstre à l'apparence humaine, un démon tout droit sorti d'un cauchemar, un meurtrier, un fou, une boule de feu haineuse et incontrôlable. Comment pourrait-elle aimer ça ?
Ce qui rassurait Yanis, c'était qu'il n'arriverait peut-être pas jusqu'à ce stade.
Le Paradis Perdu. Quelle sottise ! Qu'il s'apprête à exécuter la plus grosse connerie de son existence ? ça ne le dérangeait pas. Mais qu'il emmène Am avec lui ?... Il était sur le point de se dire que s'il lui arrivait quelque chose il ne se le pardonnerait jamais, or il se rendit compte qu'il n'était pas inquiet. Elle était gagnée par l'excitation – tout comme lui - et pour une fois elle n'avait pas peur. Elle lui faisait penser à lui, et c'est sans doute pour cette raison qu'il ne s'interposait pas entre elle et le voyage qui les attendait : parce qu'il savait précisément ce qu'elle ressentait.
Yanis referma la porte derrière lui et prit l'ascenseur ; une fois arrivé au rez-de-chaussée il sortit du gratte-ciel et marcha en direction de Times Square.
Se volatiliser dans l'appartement aurait été risqué, les vampires sentaient la magie et ils auraient aussitôt situé sa source. Il était plus prudent de se fondre dans la marée humaine car au milieu d'autant de personne, sa trace aurait été immédiatement effacée.
Yanis fit donc corps avec la foule jusqu'au moment où, brutalement, il disparut ; semant des volutes de fumée noirs invisibles aux yeux des humains destinés à s'évanouir dans l'atmosphère, emportés dans les airs.
Ce pouvoir – qu'à sa connaissance nul autre ne possédait -, il l'avait acquis quelques années auparavant. Une personne l'avait accompagnée dans cette quête, ce qui lui rappelait vaguement sa situation avec Am. Cette personne était une fille qu'il avait considérée comme sa sœur, puis sa meilleure amie... avant de mettre fin à leur histoire commune... sans raison véritablement valable. Mais au fond il connaissait une des causes de cette cassure. Il l'avait remplacée par Am, qu'au bout de quelques jours il aimait déjà plus qu'il ne l'avait jamais aimée elle.
Prague se matérialisa devant ses yeux.
Cette personne, il avait rendez-vous avec...
En cheminant dans la ville qu'il avait habitée durant de longues années, il eut l'impression de l'avoir délaissée. Depuis Mars dernier, il avait passé plus de temps dans le village d'Am - à l'observer de derrière un arbre, ou du haut d'un toit - qu'ici, là où l'attendait Carmen, seule, en espérant qu'il revienne. Parfois il rentrait pour fouiller dans la grande bibliothèque à la recherche d'informations, ou tout simplement d'un livre. Ainsi, il avait passé de nombreuses nuits à parcourir toutes sortes d'œuvres, en passant des romans d'amour aux grands classiques du théâtre. Il n'était jamais retourné à Prague dans le but de dormir, de voir Carmen ou de se promener. Il avait été obnubilé par cette étrange fille née avec quelque chose de différent, et il en avait oublié tout le reste.
C'était maintenant qu'il se rendait compte qu'il avait négligé la seule personne qui tenait alors à lui et qu'il avait abandonné sa ville au profit des nouveaux venus, la quittant comme on quitte son grand amour, contre son propre gré. A présent il la regardait mais elle ne le reconnaissait plus. Il ne faisait plus partie d'elle, elle avait renoncé à l'attendre. Yanis n'éprouvait plus que de la nostalgie et de la tristesse. C'était comme si le ciel lui tombait sur la tête, qu'il venait de perdre un être cher... Comme une mauvaise surprise lors d'un retour de voyage. Tout était déjà sous terre, et il n'avait pas été là pour l'enterrement. On avait essayé de le prévenir, mais il n'avait rien voulu entendre, trop absorbé par une fille qu'il connaissait à peine. Aujourd'hui on l'avait remplacé. Il avait laissé plus qu'un morceau de sa vie derrière lui. Il avait carrément cédé l'essence-même de son existence, son âme, son cœur, ce qu'il avait été.
Prague n'était plus que la ville de son passé. Il y voyait onduler des fantômes, et les habitations étaient opaques. Le ciel était gris et le soleil n'était que l'ombre de lui-même. Etre ici n'était qu'un rêve, un souvenir. Une chose perdue qui oscillait entre ses doigts et s'évadait de sa mémoire.
C'était la fin. Le début d'une nouvelle vie, peut-être. Mais pour le moment ce n'était que la fin.
Aucun autre mot ne lui venait à l'esprit. Pour lui c'était juste la fin de tout. Une fin irrémédiable. Une fin qu'il aurait dû voir venir. Une fin à laquelle il n'aurait rien pu faire.
Yanis crut qu'il allait pleurer – chose exceptionnelle pour lui - tant il était bouleversé. Sauf qu'en vérité il était très en colère et aurait bien aimé cribler les murs de coups de pieds et prendre aux poings les passants dans la rue. Il se sentait bien de se jeter sur une voiture pour se faire percuter, de se matérialiser auprès des oiseaux qu'il voyait pour les étrangler et les lancer de toutes ses forces sur la route, de faire irruption dans un restaurant et d'envoyer valser les couverts ou d'aller briser un par un tous les verres d'un bar jusqu'à inonder le sol de débris de cristal qui trancheraient tout ce qui les effleurerait. Yanis avait autant d'envies aberrantes et irascibles qui ne feraient qu'empirer son ressentiment. La destruction ne servirait à rien, il en était conscient. De toute manière il était trop ébranlé pour agir. Il savait ce qu'il lui restait à faire : accepter le fait qu'il devait tourner la page et qu'il était inutile de courir après le passé.
Yanis se mit donc en route pour son lieu de rendez-vous d'un pas lent et presque hésitant. A son souvenir, il ne s'était jamais comporté ainsi.
Quelques minutes plus tard il aperçut le clocher et le dôme de l'église Saint-Nicolas de Malá Strana. Il lui suffisait de passer sous l'arche de la rue Mostecká pour rejoindre la bâtisse aux allures médiévales qu'il habitait avec Carmen. Le temps d'un instant, l'envie d'y faire un petit tour lui traversa l'esprit, puis il chassa cette pensée de sa tête et se rappela qu'il était déjà en retard. Il poursuivit donc son chemin, toujours troublé par la sensation d'avoir mis fin à la relation privilégiée qu'il entretenait avec cette ville.
Autrefois, quand il ne connaissait pas encore l'existence d'Am, il aimait se rendre sur les toits la nuit, pour observer les étoiles et croire rien que pour une poignée d'heures qu'il s'était élevé dans le ciel et avait quitté cette Terre, en route vers l'espace et ses Lumières. Quelques fois il avait emmené Carmen avec lui, mais contempler le ciel ne lui avait jamais rien évoqué d'autre que le Paradis qu'elle avait fui. Elle lui avait raconté que durant son enfance, ses parents n'avaient eu cesse de lui répéter qu'au-delà les nuages s'étendait le plus bel endroit du monde – étant lui-même un monde à part tant il se distinguait du reste. Elle les avait crus, jusqu'au jour où elle avait découvert le Paradis et avait jugé que la beauté de ce lieu s'était incrustée dans le marbre qui, lui, semblait s'être changé en pierre grisâtre. Pour elle, cette cité n'était que le reflet d'une communauté qui s'était estimée supérieure aux autres et les avait chassées. « C'est comme si Athéna avait été statufié par Méduse, avec ce même pouvoir dont elle l'avait dotée en guise de malédiction pour condamner sa beauté qui rendait jalouse la déesse. » Une métaphore, pour laisser entendre ce qu'elle pensait et refoulait au plus profond d'elle-même. Les anges comme des dieux, et les démons des damnés.
Elle disait peut-être cela parce que c'était une démone et que les anges étaient par conséquent ses ennemis historiques, ou parce que sa propre famille l'avait rejetée en n'acceptant pas sa différence. Il n'en était pas moins qu'il y avait une part de vérité dans ses propos.
Mais si Yanis pouvait cracher sur les anges quand cela l'arrangeait, il n'avait en revanche pas d'a priori sur le Paradis. Au fond il avait toujours rêvé d'y mettre un jour les pieds et ses rêves étaient sur le point de devenir réalité. Il avait trouvé infiniment injuste que les démons soient destinés à demeurer sur Terre alors qu'au commencement ils avaient vécu en cohabitation avec les anges. On disait même qu'au tout début, les Ailes Blanches et les Ailes Noires étaient simplement appelées « les Ailes » et que celles-ci étaient d'une couleur aujourd'hui inconnue que l'on pourrait définir par le contraire du gris. Certains savants avaient travaillé là-dessus et tenté d'imaginer cette couleur, notamment ceux du Cercle des Assovir, mais tous avaient échoué. Yanis en savait pas mal sur ce fameux Cercle car il les avait espionnés plusieurs semaines dans le cadre d'une mission au service des démons. Il avait appris quelques petites choses intéressantes et plutôt utiles dont il s'était servi à plusieurs reprises. A Paris il les avait repéré de l'autre côté du pont et en avait déduit qu'ils seraient les hôtes de l'héritier du trône.
Yanis se demandait quelle heure il était. Il était tenté de se rendre sur la place de la Vieille Ville pour entendre sonner l'horloge astronomique de Prague. La légende racontait qu'on aurait crevé les yeux à l'horloger qui l'avait remaniée vers 1490 pour l'empêcher de reproduire son chef-d'œuvre ailleurs. C'est en partie pour ça que Yanis était si fasciné par cette ville : les légendes et les histoires qu'elle alimentait. Il se souvenait des passages secrets qu'il avait découverts et des jardins secrets dans lesquels il s'était rendu avec Carmen. Prague était une ville romantique en apparence, mais Yanis n'ignorait pas tous les sacrifices qui y avaient eu lieu, les invocations des dieux païens, les meurtres et tout ce qui se cachait derrière les murs. Les flammes mystérieuses, silencieuses et discrètes qui animaient les ombres des soirs aux matins et se retranchaient sous terre pour sommeiller le jour et réchauffaient ou refroidissaient la neige hivernale selon leur humeur. C'était comme un enfer extérieur, surgissant de la terre. Un enfer brûlant ou glacial qui avait en quelques années suffit à doubler les pouvoirs de Yanis et Carmen. Parfois ils perdaient le contrôle sous l'emprise de la colère et de petites flammes venaient danser dans leurs yeux. C'était peut-être une des raisons pour lesquels Yanis se sentait si lié à Prague, parce qu'en quelques sortes son âme l'habitait comme il l'avait habitée lui.
Les lieux pouvaient être vivants, ça il l'avait bien compris.
Un sourire espiègle et familier se dessina aux coins des lèvres du démon. Il se fraya un passage parmi les touristes et mis pieds sur la terrasse du café où l'attendait Carmen, sagement installée à une table, arborant un air détaché qu'il ne lui connaissait pas.
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