Chapitre 19
Ça y est. Le pont est devant moi. Je n'ai plus qu'à le traverser le plus normalement possible en priant pour que Daniel soit seul, et que surtout je ne le loupe pas. J'aperçois à quelques mètres de moi trois hommes d'une quarantaine d'années en costards. L'un d'eux porte un étrange collier, un autre a de longs cheveux rassemblés en une tresse et le dernier a des bottines noires de cuir et des lunettes de soleil qui ne laissent rien transparaitre de ses yeux. Mon instinct me hurle qu'ils ne sont pas humains et je n'ai aucun mal à le croire. Je me faufile entre les passants et m'engage sur le pont. Je risque un petit coup d'œil en arrière : ils ne m'ont pas vue et demeurent immobiles. En cet instant j'ai la certitude qu'ils attendent le prince.
Tous les cadenas de part et d'autre de moi me rendent jalouse des couples qui peuvent vivre leur histoire d'amour sans se soucier de sauver le monde. Ils peuvent s'aimer et le clamer sous les toits sans rencontrer de difficultés, se marier et passer le restant de leur vie ensemble - exceptés quelques cas comme Roméo et Juliette, Jack et Rose, Tristan et Yseult, Orphée et Eurydice...
Durant quelques secondes je suis écœurée et un goût acide se répand dans ma gorge tandis que j'ai un haut-le-cœur qui semble écraser mes organes et en faire de la bouillie d'âme indigente.
Je me reconcentre de mon mieux sur le présent en me signifiant que le moment est malvenu pour les états d'âme.
Je n'ai pas le temps d'observer la Seine et sa couleur vile ni Paris et son architecture qui me fait tant penser à un Paradis gris qu'une silhouette arrivant droit sur moi attire ma diligence. Il n'y a aucun doute quant à l'identité de cette personne. Il s'agit de l'héritier du trône, le fameux Daniel. Ça se voit à la façon dont il se déplace, toujours en prenant garde à ne pas se faire remarquer et à se faire le plus discret possible, ainsi qu'à la peur qu'il arbore à se retrouver isolé ou dans une impasse. Je discerne aussi la tension qui émane de lui, sûrement due au fait que ses hommes de confiance (bien qu'il ne soit pas assuré de leur fidélité) aient été contraints de ne pas traverser avec lui. Je surprends quelques-uns de ses regards furtifs auxquels nul ne prête attention. Il fait semblant d'ignorer les menaces qui pèsent sur lui, sans doute pour alléger le poids de sa conscience.Au fond il est intelligent, peut-être pas beaucoup, mais suffisamment pour comprendre qu'il a tout intérêt à jouer les niais. Il sait qu'au mieux il finira sa vie caché dans une petite maison dans la prairie. Il tente de ne pas se faire tuer, il a sa carte à jouer, il sait qu'il peut être épargné s'il consent à collaborer – ce qui ne serait pas à mon avantage. Au Paradis les rumeurs courent autour de lui ; il est seul face à un flou dont il se fiche profondément. Le p'tit Danny... né au mauvais endroit au mauvais moment... un peu comme moi.
Suis-je censé m'approcher de lui ? M'a-t-il au moins reconnue ?
Son regard croise le mien et je lis dans ses yeux que oui, il sait qui je suis. Il passe la main dans sa chemise et en ressort une épaisse enveloppe marron qu'il plaque contre son corps afin que personne ne la remarque.
Je ralentis le pas au moment où nous nous frôlons et je la saisis rapidement en ne laissant paraitre sur mon visage que l'expression neutre que je m'efforce d'afficher depuis mon départ du bateau-mouche.
Tout s'est passé tellement vite que j'ai du mal à croire que ça y est, j'ai réussi et les choses se sont déroulées comme je l'espérais. Daniel est déjà loin derrière moi et je suis presque arrivée à l'autre bout du pont.
On peut dire que les anges sont à l'heure, il est midi pile ! noté-je après avoir observé des chiffres s'afficher sur l'écran d'un portable dans la main d'une personne à ma gauche. A présent il ne me reste plus qu'à prier pour que Yanis apparaisse rapidement.
Le calme ambiant autour de moi semble s'évaporer pour s'abandonner à un brouillard soustrayant les dangers, afin de me laisser seule avec moi-même. Les bruyances fluctuantes de la ville aussi s'avèrent s'être désintégrées, ne renonçant qu'aux sons des moteurs incessants qui rythment ma cadence : je poursuis mon chemin, incapable de stipuler si j'accélère ou ralentis. J'avance, c'est tout. J'avance et les gens m'entourant sont comme des fantômes qui ne font guère attention à moi, car à défaut de ne pas faire partie de leur communauté, je suis invisible. En cet instant j'ai la certitude de ne plus faire partie du monde des vivants sans pour autant me rappeler être morte.
Ce n'est pas normal...
- Il était temps que tu t'en rendes compte !
Ma voix m'abandonne quand j'ai envie de crier lorsque celle du vampire se met à résonner dans ma tête. Ça parait pourtant évident, tout ceci ne tournait pas rond, il se passait bien quelque chose de surnaturel. Et puis cette petite excursion à Paris manquait évidemment d'action... j'aurais dû me douter que quelques monstres assoiffés de sang montreraient le bout de leur nez.
Je m'immobilise et lance des coups d'œil un peu dans tous les sens dans l'espoir d'apercevoir un tourbillon noir fondre sur moi...
- Il ne viendra pas. Pas cette fois-ci.
Je fais abstraction de sa remarque et continue à espérer que cette histoire se finisse bien.
- Tu crois que c'est en restant sur ce pont que tu vas pouvoir t'échapper ?
Pourquoi me dit-il ça puisque son but est de m'attraper ?
- Les vampires n'aiment pas l'eau, c'est la raison pour laquelle tu ne traverses pas, répliqué-je, certaine de l'avoir surpris.
- Mais pour toi je traverserai ce pont, n'en doute pas.
- Alors allez-y. Faites-le.
Oui, provoquer un vampire et l'inciter à venir me chercher plus vite que prévu est très stupide... on dira que c'était le petit défi du jour que j'avais besoin de lancer, hein...
- Que me voulez-vous vraiment ?
- On veut ton sang, ma chérie... ton pouvoir...
- Vous vivez déjà pour l'éternité et personne de censé ne s'en prendrait à vous.
- Détrompes-toi, et puis il faut bien une assurance, non ? Avec ton sang dans nos veines même le feu ne pourra plus rien contre nous.
- N'en soyez pas si sûr. Personne ne connait mon véritable pouvoir. Mon sang ne vous servira à rien, j'en suis certaine.
- Eh bien tant pis... nous ferons le test, et si ton pouvoir ne s'avère pas être celui que nous pensions, cela restera un secret... et nous te vendrons au premier venu assez bête pour croire en ce qu'on dit.
- Avez-vous besoin d'argent à ce point-là ?
- Tu es si naïve... Crois-tu qu'entre êtres surnaturels nous n'avons rien d'autre à nous échanger que de l'argent ? Il y a tant de choses que nous convoitons, les uns et les autres... Mais puisque tu es si curieuse, tu n'as qu'à venir... nous pourrions t'apprendre.
J'observe qu'il n'est toujours pas là et qu'il me propose même de le rejoindre moi-même. Il doit craindre l'eau un peu plus qu'il ne l'avoue.
- Qui êtes-vous ?
- Moi ?
- Oui. Qui d'autre ?
- Je suis...
- Un pauvre imbécile, n'est-ce pas ? demandé-je, consciente de m'attirer ses foudres.
- Espèces de... attends un peu que je mette la main sur toi et tu verras qui je suis !
- Vous n'êtes pas le chef.
- Le chef ?
Je sens qu'il rit de là où il est.
- Oh mais tu ignores vraiment TOUT ! Que t'ont donc appris tes petits anges ?
- Il y a bien quelqu'un qui commande, non ? Et vous, vous n'êtes rien de plus que l'un de ses serviteurs.
- Je suis un de ses plus puissants hommes !
- Certainement pas. Je suis persuadée qu'il se fiche de vous et que vous êtes nul.
- Tu répèteras ça quand tu seras face à lui !
- C'est celui qui possède le manoir ?
- De quoi tu parles, bon sang !?
- Où vit-il ?
- Personne ne le sait.
- Et vous, où vivez-vous ?
- Ici-même. Et je suis chargé de rester à Paris pour m'occuper des affaires en son nom.
- C'est bien ce que je disais, vous êtes un larbin. Ne rêvez-vous pas d'avoir votre propre clan de vampire ? Ne voulez-vous pas diriger par vous-même ? Je suis sûre que vous en seriez capable, et digne.
- Je... Ce n'est pas si simple. Notre espèce est de nature solitaire et... Mais tu m'embrouilles là !
Mon plan a échoué... il faut trouver une autre solution.
- Ce n'est qu'une illusion ?
- De quoi tu parles, encore ?
- De tout ce qui m'entoure. Ce brouillard et ce brouhaha bizarre. Ce n'est qu'une illusion ? Rien de tout ça n'est vrai, n'est-ce pas ? Il suffit que j'ouvre les yeux...
Soudain tout réapparait normalement. J'y vois clair et entends les quelques voix de certains passants qui me doublent en se demandant pourquoi je suis plantée en plein milieu du pont. Le ciel est étrangement dégagé, de plus il est davantage jaune que bleu et ça m'inquiète un peu.
- Et l'enveloppe que tu tenais dans ta main droite, où crois-tu qu'elle est, à ton avis ?
Je sursaute en me rendant compte que mes mains sont vides. C'est impossible, il ne serait pas...
Et pourtant si. Le vampire est adossé à une grille du pont, à quelques mètres de moi. Il a un physique atypique, excepté les canines qu'il fait sortir spécialement pour moi et son regard meurtrier que l'on pourrait traduire par : « je boirais ton sang jusqu'à la dernière goutte pour le simple plaisir de te voir mourir sous mes yeux ». Dans l'une de ses mains est fermement tenue l'enveloppe que m'a remise Daniel.
- Si au Paradis on apprenait ce que tu as fait...
Sa voix est si rocailleuse que même si elle appartenait à l'homme le plus beau du monde elle me repousserait.
- Je me suis déjà échappée, alors qu'est-ce que ça leur ferait de savoir pour ça ? rétorqué-je.
Il ne trouve rien à répliquer... c'est sans doute pour cette atteinte à sa fierté qu'il tend le bras au-dessus du fleuve, l'enveloppe avec.
- Tu croyais que ce pont allait me faire peur ? Tu croyais que ça m'empêcherait de venir ? Tu n'es qu'une pauvre gamine qui a bien besoin qu'on lui remette en mémoire les ordres de grandeurs, crache-t-il en me faisant tressaillir.
- Les gens défilent et ils ne vous calculent pas. Pourquoi ? demandé-je.
- Tu aimes bien changer de sujet, hein ? Tu te crois maligne...
- Je n'ai jamais prétendu l'être.
- Tu as la langue bien pendue... Mais je vais répondre à ta question. Pour voir mes canines, comprendre ce que je dis réellement et apercevoir ton démon se matérialiser, il faut posséder la seconde vue. Autrement notre très chère magie paradisiaque se charge de dissimuler presque tous les faits et gestes des créatures surnaturels – que les anges sont persuadés de devoir surveiller comme des professeurs dans une cour de récrée. Bien évidemment, cette magie ne suffit pas toujours ou bien elle a des défaillances. Le Paradis s'affaiblit, ma chérie, et il sera totalement ruiné à l'issue de la guerre.
Je grimace en l'entendant m'appeler « ma chérie » mais je préfère poursuivre la conversation.
- La Grande Guerre ?
- Oui, je vois qu'on t'a enseigné les bases.
- Il y a une dernière chose que je ne comprends pas. Comment comptez-vous la gagner ?
- Avec toi, bien sûr, me répond-t-il comme s'il avait attendu tout ce temps pour que je lui pose enfin cette question.
- Non. Vous ne m'aurez jamais.
- C'est ce qu'on va voir. Approche, m'ordonne-t-il en faisant mine de lâcher l'enveloppe dans la Seine.
Que faire ?
- Vas-y.
Cette voix si familière est loin d'appartenir au vampire. D'ailleurs il n'a pas l'air d'avoir remarqué que Yanis s'est adressé à moi. J'ignorais jusqu'alors qu'il pouvait employer ce moyen de communication mais je n'ai guère le temps de m'interroger à ce propos. Je m'exécute tout en sachant que le fil qui me maintient en vie s'étend de plus en plus, tandis que la distance qui me sépare du vampire rapetisse, et qu'il pourrait casser en un rien de temps.
- C'est bien, je vois que malgré tout tu es raisonnable.
J'atteins sa hauteur lorsqu'au loin je distingue une forme semblable à un grand oiseau fonçant droit sur nous. Le vampire est dos à lui et trop absorbé par sa proie – à savoir moi – pour entendre ses ailes battre. Ce n'est qu'au moment où Yanis fond sur lui qu'il comprend que je ne suis plus toute seule. Je lui arrache l'enveloppe des mains une fraction de seconde avant qu'il se retrouve à rouler par terre. Yanis se détache alors de lui et me saisit la main en nous faisant disparaître par la même occasion.
Alors, comment avez-vous trouvé ce chapitre ? N'hésitez pas à donner votre avis en commentaire et à partager cette histoire auprès de vos amis ;)
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