blue heaven
Ma première journée s'était passée étrangement bien. J'avais l'impression que mon cerveau était lui aussi remonté dans le temps, qu'il connaissait encore ses déclinaisons latines sur le bout des doigts et qu'il était encore capable de se souvenir des différents cours qu'il avait eu un mois avant. C'était impressionnant. En plus de ce savoir, je connaissais d'autres choses, sur mon avenir en particulier, mais sur la vie politique, sur les avancées scientifiques et les progrès. Cependant, il m'était presque impossible de les décrire aux autres. Le premier témoin de ce décalage temporel était le téléphone. Revenir à un téléphone portable utilisé 20 ans plus tôt, c'est déroutant. Brenda s'était fait une joie de se moquer de moi, me prenant pour un papi de 80 ans. C'était plutôt l'inverse. Je me souvenais que les portables seraient tournés en espion de l'Etat autoritaire, où nos conversations seraient passés au peigne fin, qu'ils seraient comme des puces électroniques, implantées sur nous. En 2020, les téléphones sont accaparés par les grandes multinationales pour vendre toujours plus de produits et de services, du marketing personnalisé, des pubs à public visé. Le début de la surveillance. On échange des données, on les collecte et on les utilise pour faire toujours plus de profit sur le dos des gens. Telle est la triste réalité de 2020.
J'étais de nouveau dans mon corps d'ado de 17 ans. Mon cerveau conscientisait tout ça mais était incapable de l'exprimer. Je vivais un décalage cérébral, entre ce que je pensais, ce que je savais et ce que je pouvais dire ou écrire. C'était troublant. Comme si ma connaissance du futur me laissait muet. J'étais incapable de dire aux autres ce qui allait se passer. Je devais demeurer muet. C'était peut-être le prix à payer. Je ne pouvais pas changer le cours des choses. J'allais perdre les gens que j'aime de la même manière. Tout n'était qu'une boucle étrange.
Teresa et Brenda m'invitèrent dans un café, à la fin des cours, pour prendre un goûter et faire nos devoirs. J'étais content de les revoir, elles étaient pleine de vie, d'idées pour changer le monde, elles étaient déjà révolutionnaires dans l'âme. J'avais perdu de vue Brenda après le lycée. Si mes souvenirs sont bons, elle était partie vivre à l'étranger, ou elle s'est mariée et a ouvert une librairie. Teresa et moi sommes restés en contact quelques temps. A l'université, on a fait quelques soirées où on a fini bourrés tous les deux à faire l'amour dans un lit. La dernière fois que je l'ai vue, c'était à l'enterrement de Gally. Triste au revoir. Les retrouver ici me plaisait. Cette journée était différente de celle que j'avais vécu vingt ans plus tôt. Et je pense que ça me plaisait, que certaines choses changent. ça me laissait l'espoir que la fin serait différente.
" Tu vois, là, je pense que tu devrais changer cette phrase en quelque chose de plus poétique. " La voix douce de Teresa expliquait à Brenda quelques trucs sur son devoir de philosophie. La petite brune ne semblait pas d'accord. Elle disait qu'il fallait être pragmatique, aller droit au but, pas besoin de faire des fioritures avec de la poésie. Je me penchais, de mon côté, sur mes cours de biologie à rattraper. J'avais beau relire ce que j'avais raté en un mois, j'avais aucune idée de comment je pouvais comprendre.
" Tiens, voilà Harriet !" S'exclama Brenda en regardant une jeune femme entrer dans le même café que nous. Teresa lui mit un coup de coude pour qu'elle se concentre. Mon regard s'était tourné vers Harriet. Elle riait en compagnie de Minho et Gally. Ils devaient sortir de leur entrainement de basket. Ils jouaient tous les trois dans la même équipe. J'avais juste oublié l'existence d'Harriet. Avec le temps, on oublie les gens qu'on a croisé dans notre vie. Il y a ceux qui marquent les esprits et ceux qui s'effacent doucement. Je n'ai jamais eu d'atomes crochus avec Harriet. C'était une fille brillante, drôle, sympathique et très belle. Peut-être trop belle. Je crois qu'à l'époque elle m'intimidait réellement et que je n'ai jamais réussi à lui adresser deux mots sans trébucher sur ce que je disais. J'avais peut-être un crush sur elle, finalement, une sorte de fascination inavouée.
Ils se sont assis avec nous, nous saluant, nous demandant ce qu'on avait pris comme goûter. Harriet s'était installée entre Gally et Brenda, juste en face de moi. Minho était venu se coller à moi, histoire d'en savoir plus sur ma vie ce dernier mois.
- Eh bien tu vois, pendant un mois je suis allé aux Bahamas, puis en Argentine et j'ai fini par faire de la plongée en Nouvelle-Calédonie... Je lui ai dit avec un petit rire.
Minho rigola, me tapant un bon coup sur les épaules. Je sentais le regard d'Harriet sur moi. Elle était sans doute piquée par la curiosité. Savoir le moindre détail croustillant d'un inconnu.
- Non mais tu te souviens de rien, pendant ton coma ?
Cette question était étrange. Je me souvenais de toute ma vie, de tout ce que j'avais vécu dans les vingt ans à venir mais je n'avais aucune idée de ce que j'avais ressenti pendant mon coma : des rêves ? des cauchemars ? de la douleur ? une lutte entre la vie et la mort ? Je n'en savais rien. C'était le vide dans l'équation.
- Je ne sais pas, Minho, je me rappelle pas... J'ai marqué une pause devant le regard désolé de Minho, il m'a fait un petit sourire pincé. Je me rappelle même pas de l'accident. J'ai fini par dire.
- C'est pas grave Newt, l'essentiel c'est que tu sois là, avec nous...
J'ai trouvé ça adorable. S'il savait...
- Eh ! Mais c'est pas Thomas là ! S'est écrié Gally. Tous les regards se sont portés de l'autre côté du trottoir, à travers la baie vitrée. Thomas était bien là. Il semblait en colère. Il s'engueulait avec Rachel, la copine de Minho. On s'est tous arrêtés de faire ce qu'on faisait pour regarder et tenter de comprendre ce qui se passait. Minho s'était levé, même, pour avoir une meilleure vue.
On les voyait crier l'un sur l'autre, comme si c'était une dispute déchirante. Rachel pleurait en criant. Ses longs cheveux roux étaient un peu en bataille. Elle s'est approchée de Thomas, a attrapé son visage entre ses mains et l'a embrassé doucement. J'ai senti la main de Minho se crisper sur mon épaule. Il m'a littéralement broyé l'épaule. Thomas s'est laissé faire un court instant avant de la pousser.
- Il vient de lui dire " Te fous pas de ma gueule ! " là, j'ai bien compris ? Commenta Harriet avec un regard pour Gally. Gally se détourna de la scène, jeta un regard à Minho qui bouillonnait de colère, me broyant toujours l'épaule. Le regard de Gally se voila. Il était déçu, lui aussi. Il était déçu pour Minho. Minho était un gars bien, pur dans ses intentions et il semblait réellement aimer Rachel.
Mais Rachel était comme ça, elle avait toujours plusieurs copains, un ou deux à la fois. Elle avait fait le coup à Gally. C'était sans doute pour ça que mon meilleur ami semblait attristé pour Minho. Minho se laissa tomber à côté de moi.
- Tu m'avais prévenu... Gally... Et j'ai jamais voulu te croire... Il a soufflé entre ses dents avant d'exploser en sanglots. Il a caché son visage dans ses bras, pleurant pour son cœur malmené, qui venait de se briser devant ses yeux.
J'ai eu de la peine pour lui. J'ai jeté un coup d'œil vers l'extérieur. Rachel était encore là, plantée au milieu du trottoir, piteuse. Elle a sorti son téléphone et a écrit un ou deux textos. On a entendu le téléphone de Minho notifier un message. Il s'est redressé et les a ouvert. C'était Rachel. Il nous l'a lu avec de la colère dans la voix "Bébé, je viens de m'engueuler avec Beth, est-ce qu'on peut se voir pour que tu me remontes le moral... Stp, je t'aime d'amour". Minho s'est levé et lui a écrit. Je me suis douté que c'était "Regardes un peu par ici" ou quelque chose du genre. Il était debout le long de la baie vitrée pour ne pas perdre une miette de ce spectacle. Enfin, moi je ne voulais pas perdre une miette de ça. Rachel a fait un quart de tour sur ses talons et a découvert Minho. Gally s'est retourné et lui a fait un gros doigt d'honneur. Minho a repris l'idée en levant son majeur aussi. Puis elle lui a téléphoné, pour s'expliquer visiblement, et Minho est allé s'isoler un peu plus loin.
J'ai eu de la peine pour lui. Découvrir que sa copine le trompait alors qu'il venait juste faire un goûter avec ses copains. Avec le nouveau. Elle le trompait avec le nouveau... Mes yeux ont rejoué la scène de leur baiser devant moi. Et j'ai eu un pincement au cœur. Sans doute par égard pour Minho, hein...
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