Chapitre XII
*Regarde-moi*
Je m'appelle Ode Bukovski et j'ai appris à patiner avant de savoir marcher. C'était devenue une passion de ma mère après qu'elle aie vu un reportage sur le patinage artistique.
Le début de ma vie sent la glace taillée par les patins, la gélatine sur mes cheveux, a la couleur des bleus sur mon corps masqués par les paillettes sur mon justaucorps, la fraîcheur de la glace contre de mon visage, le son des encouragements de mon coach, des applaudissements du public, et du silence de ma mère qui était aussi froide que la glace.
Elle ne me regardait que lorsque je patinais. Je me suis acharnée, encore et encore, pour devenir ce que ma mère voulait que je sois : la meilleure. Et je l'étais. Je ne pensais qu'aux compétitions et au regard de ma mère. J'aimais la douleur de mon corps lorsque je me fracassais contre la glace, j'aimais le stress avant une compétition qui me coupait la respiration, j'aimais m'épuiser jusqu'à ne plus tenir debout. J'avais la rage des vainqueurs.
Je n'ai vu ma mère pleurer qu'une fois. C'était lors de la compétition junior des États-Unis, à Boston. J'avais 12 ans. À la fin de ma performance, je l'ai regardé, elle pleurait silencieusement en me regardant. Ce jour-là, j'ai gagné la compétition. Je n'ai eu pour récompense que ces brefs pleurs, mais c'était et ça restera la plus belle chose que ma mère m'offrit. Déjà à l'époque je savais ce que ces pleurs signifiaient : rien qu'un instant, en me voyant, elle pensa que tout ça valait le coup, qu'elle n'avait pas fait que des mauvais choix.
Anne Butor, ma mère, était une femme triste qui vivait dans le souvenir. Aprés la mort de son frère adoré dans la guerre du Vietnam, elle avait quitté son milieu bourgeois pour épouser mon père, Jordan Bukovski, un écrivain raté dont elle porta l'enfant, peu de temps après leur rencontre.
Mon père n'écrivait pas son roman. Il en parlait sans cesse, mais n'arrivait pas à l'écrire. Assez rapidement, ma mère regretta le confort de la bourgeoisie, elle n'arrivait pas à s'adapter. Peut-être que si elle n'était pas tombée enceinte, qu'elle n'avait pas choisi mon père, elle aurait eu un mari gentil et une jolie villa. Alors elle se mit à m'en vouloir, alors que j'étais encore une petite fille. Après de nombreuses disputes, mon père accepta de prendre un poste bien payé dans l'entreprise de mon grand-père.
Il en voulait horriblement à ma mère pour lui avoir fait abandonner ses rêves et ses convictions, lui qui n'avait jamais écrit son fameux roman. Anne, dans son petit confort, était devenue indifférente à tout et était persuadée qu'on lui avait volé sa vie. Les deux parents se détestaient et entre eux, je grandissais, dans l'indifférence générale, comme si tout était de ma faute. Je n'avais de l'importance pour elle que lorsque je patinais.
J'aimais ma mère et ne faisait que lui demander de l'attention, me glissant sur ses genoux quand elle s'endormait sur le canapé. Je patinais pour qu'elle me voit. Mon père, il ne faisait que se plaindre d'elle en me disant que je ne pouvais pas comprendre. Il n'avait pas l'air de m'aimer, il était amer. Peut-être m'aimait-il à sa manière, mais j'en avais un peu peur. Je me souviendrai toujours du jour où il vint me chercher à la patinoire à la place de me mère, que je l'avais attendu une heure durant, et qu'il avait été inspiré sur le chemin de retour, assez pour me donner une leçon.
- J'étais très inspiré, tu sais, me dit-il, j'avais cette idée de paragraphe à écrire qui n'arrive qu'une fois dans une vie. Mais alors je me suis souvenue que ta mère, qui m'avait piqué une crise, avait oublié de venir te chercher. Ah, je serais devenu un grand écrivain sans vous ! Non, ce n'est pas juste de dire ça. Ta mère fait de son mieux, après tout. Elle t'apprend que tu ne peux compter sur personne, personne. Et savoir ça, ça te donne un sacré avantage sur les autres mioches de ton âge.
Je n'avais rien dit. J'avais regarder mes chaussures, et mon père avait continuer de parler de son fameux livre qu'il ne finit jamais.
La passion de ma mère pour le patinage artistique disparut lorsque j'entra dans l'adolescence. Elle ne venait plus me voir aux compétitions. Mais je continuais à m'acharner, parce que je n'avais connu que ça, parce que je voulais que ma mère me voit, parce que c'était tout ce que j'avais.
Puis, il y eu le Grand Prix. La plus importante des compétitions des espoirs du patin à laquelle j'étais donnée favorite. J'avais réussi à m'y qualifier. C'était dans le Colorado, et ma mère décida de m'y emmener. Pour la première fois depuis des années, ma mère allait me regarder.
Alors j'ai dansé avec la plus grande rage et la plus grande détermination. Je dansais et je disais à ma mère dans ma tête : regarde-moi, regarde-moi. Je voulais qu'elle pleure comme elle l'avait fait lors de mes 12 ans. J'avais 17 ans, j'avais la tête rêveuse des adolescents et la rage des compétrices.
Prise dans cette rage, je tenta une des figures les plus compliquées : le triple axel. Mais au moment de reposer mon pied à terre, il amortit mal le choc qui se propagea dans ma jambe gauche. Je fis une terrible chute dont je ne me releva jamais. Je fus transporté à l'hôpital avec une douleur atroce dans la cuisse.
Je me souviendrai toujours des mots exacts que me dit le médecin et qui se répétaient en boucle dans ma tête comme une sentence :
- Le muscle de votre jambe gauche s'est gravement déchiré. Nous allons devoir vous opérer. Après une bonne année de rééducation, vous pourrez marcher sans problème. Mais vous ne pourrez plus jamais patiner, ça agraverai l'état de votre jambe. Je suis désolé.
J'étais restée silencieuse, abasourdie. Je ne me rendit compte de la situation qu'en voyant l'énorme cicatrice sur ma cuisse un peu déformée, après l'opération. Je me suis mise à pleurer de rage, de remords, de désespoir, les dents serrés. Ma mère, insensible, me dit simplement :
- Ce n'est pas de ta faute. Tu es la fille de ton père, tu portes son nom, tu as l'échec dans la sang.t Tu es née comme ça, rien de ce que tu pourras faire ne le changera.
Je n'avais rien répondu. Je ne me souviens pas de ce que j'ai pu dire dans les premières années de ma vie, comme si j'étais restée muette.
L'année suivante a été terrible. Tout d'un coup, ma vie n'avait plus de sens. Je ne savais que patiner, rien d'autre, je n'étais rien si je ne pouvais plus le faire. Immobilisée dans un fauteil roulant, je resta dans ma chambre à désespérer, à dire adieu à mes rêves, à ma vie. Je me mis à détester ma mère. J'avais articuler ma vie autour du patinage artistique parce que ma mère avait vu un stupide reportage télé. À cause d'un reportage télé, ma vie était gâchée. À cause d'une passion passagère d'une femme en manque de divertissement. Tout ce que j'avais été, je l'avais été pour elle, et ça me dégoutait.
Une année d'un noir encre s'est écoulée.
C'est durant cette période où je ne pouvais plus sortir que je me suis mise à coudre. Coudre pour empêcher ma tête de tomber dans la folie. Coudre pour ne plus entendre.
Ma rééducation terminée, je réessaya de patiner. Je ne pouvais pas dire au revoir à mes patins, j'avais cet espoir cruel. Mais je ne pouvais pas faire un saut sans m'effondrer sous le poids de la douleur que me causait ma jambe. Je recommençais encore et encore dans l'espoir de m'habituer à la douleur, de sauter encore. Mais ça empirait, le douleur était insupportable et bientôt je ne pu même plus tenir sur mes patins. Je devais me rendre à l'évidence, je ne pourrais jamais patiner, je ne faisais qu'essayer de réanimer le corps froid de mon ancienne vie. Je m'étais effondrée sur la glace et j'avais pleuré toutes les larmes de mon corps. C'était un adieu définif. Mais c'est aussi la première fois de ma vie que j'ai crié, très fort, et que je ne suis jamais arrêté.
Il ne me restait plus que la couture. C'était ma vie, désormais, pas celle que j'avais rêvé, mais celle qui s'offrait à moi. Si bien qu'à mes 18 ans, je fis des études de coutures. Mon père mourut peu de temps après.
À son enterrement, seules ses maîtressses avaient pleuré. Ma mère avait prononcé cette seule phrase :
- Mon mari est mort, et tout est pire désormais.
Je ne sus jamais vraiment ce que ma mère voulait vraiment dire, et je m'en fichais.
Mon diplôme en poche, je laissa ma mère pour New York, la ville de tous les espoirs. Je la quittais pour ne plus revoir cette femme coupable de tant de choses. Je ne la revis pas pendant des années.
J'y avais rencontré un beau jeune homme à la peau noir et au regard aventurier. J'aimais sa passion pour l'art, la manière dont il en parlait comme si sa vie en dépendait. Après quelques semaines hésitante, nous étions finalement tombés amoureux. Il s'appelait Roland et il voulait voyager. Je voulais aussi voyager. On était convaincu que la vie était ailleurs, qu'il fallait qu'on arrête d'attendre que la vie nous tombe dessus. On fuyait sans trop savoir quoi, dans des avions loncorieux.
Roland me donnait tout l'amour que je n'avais pas reçu. Ensemble, on fuyait nos chimères. On se levait à l'aube pour noyer nos corps et nos têtes dans les champs de banane d'Océanie, et éprouver le reste sur les plages asiatiques où on gouttait au bonheur de synthèse et aux espaces infinies que les eaux couvent la nuit. C'était l'âge libre avant la vie domestique.
Puis vint l'âge domestique. On avait pris un petit appartement dans le Bronx, à New York. Roland, photographe, proposait ses photos à plusieurs journaux et expositions et avait parfois une réponse positive.
Je tomba enceinte. Je n'avais rien dit à ma mère, par superstition, peut-être.
Et alors, cette après-midi où je donna naissance à un petit garçon, je le tenais dans mes bras, en ayant la conviction que je lui donnerai tout l'amour que ma mère n'avait pas pu m'apporter.
- Tu seras tellement aimé... tellement, tellement aimé, murmurais-je.
À trois, dans le Bronx, on était heureux. Je n'étais pas devenue une célèbre patineuse, mais j'étais heureuse. J'ai compris que je pouvais être heureuse dans le quotidien qu'avant, je redoutais tant. J'avais ouvert une modeste boutique où je vendais mes créations.
Puis on proposa à Roland un poste important de reporter photo en Asie. Un job constant, pour une longue, très longue période. Roland était un artiste, il avait ça dans le sang, il ne pouvait pas lutter, il le savait, je le savais.
Après notre dernière longue soirée de dispute, on s'était tue, fatigués, épuisés. Je savais que la passion de Roland était plus forte que tout, mais je savais qu'il m'aimait, qu'il aimait Alban. Nous nous aimions, je l'ai laissé partir. J'ai beaucoup pleuré mais je ne lui en voulais pas et il ne m'en voulait pas de ne pas l'avoir suivi.
Il envoyait souvent des lettres, et parfois il téléphonait à Alban. Il était heureux là-bas. Et moi qui avais été si triste étais heureuse. Roland était revenu deux fois en deux ans d'Asie. La première fois, ça avait été la folie quand on s'était retrouvé. L'amour brûla nos corps. La deuxième fois, c'était mélancolique.
Parce qu'on savait que les coups de téléphone, les lettres et l'infinie tendresse étaient peu de choses contre la distance, tout avait changé. On s'aimait toujours, ce n'était pas la question, mais ça n'avait plus de sens. On s'était dit adieu, on avait dit adieu à nos longues nuits blanches qu'on avait brûlés dans le cendrier, l'odeur du shit et du tabac, ces soirs où on attendait l'avenir ensemble.
Alors il n'était pas revenu. Il téléphonait et envoyait des lettres à Alban. Au début, c'était moi qui les lui lisais, il ne savait pas encore lire. À chaque fois j'étais émue, je savais que Roland aimait profondément son fils, et qu'il devait faire attention pour ne pas laisser les remords le bouffer. Je ne l'aimais plus. Je vivais une vie tranquillement heureuse avec Alban. J'étais heureuse dans cette vie que je n'avais pas rêvé. Je n'aurais échangé cette vie pour rien au monde.
Un an plus tard, ma mère tomba dans les escaliers. Le choc à sa tête ne l'avait pas tuée, mais elle était devenue amnésique, absente, c'était presque devenue un légume. Quand l'hôpital m'appela pour me prévenir que sa mort était proche, je décida d'aller la voir. Moi qui avait coupé les ponts avec elle depuis des années, étais allée la voir.
J'y étais allé pour lui dire adieu. Je trouva ma mère allongée dans un lit d'hôpital, le regard vide, le teint pâle. Elle était devenue si vielle. Je m'assis près d'elle, elle me faisait pitié
Ma mère tourna la tête vers moi dans ce qui semblait être un élan de lucidité, et demanda :
- Qui êtes-vous ?
Je n'aurais pas dû lui en vouloir, son amnésie n'était pas sa faute. Mais je ne pu m'empêcher de voir dans cette question un moyen de blesser, parce que j'avais passé la moitié de ma vie à vouloir son regard, à patiner pour elle. Et j'y voyais sa manière de me dire qu'elle ne me voyait pas. Je retrouva ma rage d'adolescente meurtrie et traversa la pièce pour la quitter.
- Ode ? Ode, c'est toi ?
Je me retourna, plus que surprise. Ma mère ma regardait, mais elle ne me voyait pas. Comme si elle était aveugle. Mais elle avait reconnue sa fille. Alors je m'en retourna sur le tabouret, désarmée, et avoua d'une petite voix :
- C'est moi, maman.
- Où sommes-nous ? Je n'arrive pas à distinguer....
Anne était si faible, j'avais, pour la première fois, le pouvoir sur elle. Pourtant, je n'avais pas envie d'en abuser. Je sentis que c'était la dernière fois que ma mère retrouvait sa raison. Je me sentis complètement abattue. Si ma mère ne savait pas où elle était, je pourrais la transporter là où elle avait toujours rêvé d'être, la seule fois ou elle avait pleurer de fierté, d'émotion, en me regardant patiner. C'était égoïste de penser que c'était ça le souvenir dans lequel ma mère voulait replonger. Mais je savais qu'à ce moment, elle me reconnu comme sa fille, elle était émue, tout était encore plein d'espoirs. Que c'était la seule fois où elle n'avait pas regretté sa vie.
- On est dans la patinoir de Boston, c'est la coupe junior des États-Unis. C'est à mon tour, je patine et tu me regardes.
-Oh oui, je te vois, tu rayonnes de talent.
Mon cœur se brisa. Je la laissa me briser le coeur. Je la laissa me plonger dans cette vie où j'espérais encore devenir un rêve
- Le public m'acclame, ils crient mon nom, je te souris.
- Oui je les entend, quoi d'autre ?
- Je te tends ma médaille d'or, tu adorais la prenne dans tes mains.
- Oh oui j'adore ça.
- Peux-tu sentir le poids de la médaille dans tes mains, les gravures dessus, maman ?
- Oui Ode, je peux la sentir...
Je n'avais pas pleuré quand ma mère mourut le lendemain. Je ne pleura pas non plus à son enterrement. Mais je me sentis si étrangement triste. Ma mère était morte. Je compris que durant toute ma vie, j'avais attendu de ma mère qu'elle soit vraiment ma mère, qu'elle me regarde, qu'elle me donne un peu d'attention. J'avais attendu de ma mère qu'elle soit meilleure. Mais maintenant qu'elle était morte, je réalisai qu'elle ne pourrait jamais être cette mère. Voilà ce qui avait été enterré. Je compris ce qu'elle avait voulu dire à l'enterrement de mon père. Ma mère est morte, et tout est pire désormais
Je fus heureuse, ensuite. Ma boutique marchait bien, je travaillai d'arrache pied et élevai mon fils en même temps. J'aimais le voir traîner dans la boutique le samedi et jouer au vendeur. Il aimait amuser la galerie. Il aimait faire rire, de son jeune âge, et jouer au magicien.
Mais ce ne fut pas un de ses tours de magie quand il disparut ce fameux mardi avec tant d'autres, réduit en poussière.
Alors je m'étais retrouvée seule. Complètement seule. J'ai été très malheurseuse les deux premières années. Un soir, je me suis retrouvée dans ce bar qui avait des allures des années 20, j'y ai rencontré des gens tout aussi brisés que moi. J'ai compris que tout ce que nous avons, ce sont chacun d'entre nous. J'ai consacré mon corps aux autres pour payer mon loyer, parce que panser les plaies des autres pansait les miennes. Je me suis oubliée dans les bras de nombreux humains. Et j'ai rencontré cet homme qui m'a permis de revenir à l'aube de mon malheur, encore et encore.
Un reportage télé, mes pieds faits pour patiner, mes mains poivrées par les aiguilles, ma mère détestée, mon petit garçon disparu, mon amour terminé, mon corps offert à des inconnus, voilà tout ce dont je suis faite.
Je m'appelle Ode Bukovski. Je suis seule désormais à partager les souvenirs de ce que fut ma vie. J'ai beaucoup de remords et j'ai fait beaucoup d'erreurs. Je ne suis pas celle que je rêvais d'être alors j'ai essayé d'être celle que les autres rêvent d'avoir.
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