56. Du noir, du rouge, du lent, du rapprochement et l'inévitable
[Narration : Lucie]
Pour un hiver, il ne faisait pas si froid. Les garçons étaient en pulls et dans le Black Stone, ils avaient même un peu trop chaud. Nous y étions revenus en groupe pour nous excuser auprès du barman de la bagarre déclenchée par Eisei.
Contre toute attente, le gérant du bar s'était incliné et avait remercié Daiki et Takeo d'avoir prêté main-forte à ses employés de la sécurité. Il nous avait offert une tournée générale que personne n'avait pu refuser : avec succès, Yuito avait convaincu Minoru de cesser les trafics et auprès de son père, d'annuler leur arrangement. De mon côté, on avait trinqué à ma libération de Nintaï. J'avais parlementé avec l'agence qui ne s'était pas alarmée. Shizue m'avait déjà dégoté des entretiens d'embauche dans des petits cabinets de conseil. Ce serait des mi-temps mal payés aux horaires flexibles mais ils me permettraient de rester au Japon sans demander de l'aide à mes parents.
Depuis la veille, l'Opossum transgénique s'était lui aussi mis à la recherche d'un travail étudiant. Une nouvelle macabre l'avait décidé pour de bon : Eisei n'avait pas menti. Après quelques recherches de Shôji, celui-ci avait découvert que Fumito avait été retrouvé pendu dans son logement du quartier Jûsô. Il était impossible de savoir s'il s'agissait d'un suicide ou d'un homicide déguisé.
Aux alentours de vingt-trois heures, épuisés par les évènements, nous décidâmes de rentrer. La nuit était couverte d'une épaisse couverture nuageuse qui masquait la lune et les étoiles. Bientôt, quelques flocons se mirent à tomber et les garçons regrettèrent de n'avoir pas pris leurs manteaux. Minoru cependant, était toujours très fier de porter aux pieds ses baskets favorites, celles que j'avais remises à neuf et customisées. Il essaya de narguer Kensei jusqu'à ce que celui-ci brandisse sous son nez la chaîne que je lui avais offerte.
Pour une fois, nous étions tous les trois en tête de cortège. Takeo, en retrait, échangeait avec Yuito à propos de sa rencontre avec son père. Kensei nous menait à travers un dédalle de raccourcis vers le métro. L'ensemble du groupe était éreinté et je rêvais de me blottir contre Kensei sous ma couverture. Je venais de laver les draps et ils sentaient bon la lessive.
Tout à coup, derrière nous, Daiki s'arrêta.
Une raideur irrésistible prit possession de nous. Je reconnus immédiatement cette sensation. C'était la même que celle qui m'avait prise en juin dernier, lorsque Juro avait cherché la confrontation avec le géant à la sortie des cours. Je regardai alentour alors que Kensei et Minoru fixaient un point invisible devant eux. La rue piétonne était étroite, peu éclairée et bordée de petits magasins de quartier, fermés à cette heure. Le sol était recouvert d'une fine couche de givre dont la bancheur se réverbérait faiblement sur les devantures.
Une silhouette sombre se détacha d'une ruelle perpendiculaire. Puis, deux, trois et d'autres encore qui arrivèrent à mesure que Kensei resserrait sa main sur la mienne.
La bande se regroupa pour faire bloc face aux sept hommes vêtus de noir.
D'eux d'entre eux s'avancèrent de quelques mètres et très vite, j'identifiai un visage familier : Eisei.
Nous retînmes notre respiration.
Takeo bougea le premier. Il se plaça aux côtés de Kensei et de Minoru en poste avant. Les autres restèrent à l'arrière. Je n'osai pas leur jeter un coup d'œil. Ni à eux ni à Kensei qui me broyait la main.
Ceux d'en face me terrifiaient. Sept hommes silencieux comme des tombes et dont faisait partie l'ancien chef officieux de Nintaï. Eisei était de loin le plus jeune. Je reconnus alors celui qui l'accompagnait.
Des frissons parcoururent mon échine
L'homme en noir était, grand, très grand.
Il avait un visage de hyène.
Takeo fit un pas en avant.
La hyène leva la main, avec une autorité telle que Takeo se figea.
« Vous le connaissez », lança la hyène d'une voix rauque et froide en désignant Eisei du menton.
Ce n'était pas une question mais une assertion. Takeo hocha la tête, méfiant. La hyène coula un regard à Ryôta, Minoru et moi. J'eus l'impression d'être traversée par de la glace. Une panique incontrôlée se propagea en ondes concentriques dans mon corps tout entier.
« Bien. Nous avons des choses à régler », reprit le yakuza.
Aussitôt qu'il eut dit cela, il plongea la main dans sa poche et agrippa Eisei. Pris de cours, celui-ci n'eut pas le temps de se débattre.
La hyène lui planta un couteau dans la carotide.
Le sang gicla, si loin qu'il traça un long sillon sur le givre. Eisei s'écroula en avant sur les genoux.
La hyène reprit sa position initiale et scruta notre groupe : « Seuls les forts choisissent de quelle manière ils vont mourir. »
Je me sentis sur le point de m'évanouir.
Il me sembla que derrière, quelqu'un vomit.
Ma tête tourna, je vis flou. Je détournai les yeux d'Eisei qui se vidait de son sang. Ses derniers gargarismes me retournèrent le ventre. Je me serai écroulée si la situation n'avait pas été aussi critique pour nous-mêmes.
« Nintaï nous a causé des ennuis, ces derniers temps, proféra la hyène en faisant glisser son couteau sur un mur pour le nettoyer rapidement.
Les cinq autres hommes en noir restés à distance n'avaient pas bougé. Ils attendaient, en ligne.
— Vous les morveux, ajouta la hyène en rangeant le couteau dans sa poche, vous avez cru que vous pouviez nous doubler. Ce n'était pas malin. D'abord on a eu cet abruti de Fumito, associé à l'enflure qui se trouve devant vous. Pas beau, de garder le fric des commerces pour soi, hein ?
Une illumination me frappa : c'était Eisei, le braqueur du konbini !
La hyène donna un coup de pied dans le corps immobile d'Eisei. Autour de lui, le givre avait pris une teinte écarlate qui n'en finissait pas de se propager dans la ruelle.
— Et puis, l'autre clan s'est mis sur le coup. Ça s'est encore compliqué, poursuivit la hyène en coulant un regard glacial à Yuito. Hé toi, le gamin ! Ton oncle n'a pas apprécié ton refus de coopérer.
En dépit du bourdonnement dans mes oreilles, j'entendis Yuito déglutir. La tension s'accrut encore. Takeo s'avança mais la hyène lui fit signe de s'arrêter :
— Il y en a un qui a mis son nez dans nos affaires, un bôsôzoku. Il a gêné avec son chantage, à réclamer du boulot pour ses motards de merde... Ça n'a pas été facile de se débarrasser de lui. Comment il s'appelait déjà ?
La hyène fit emblant de réfléchir et sourit :
— Ah... Oui ! Juro.
De dos, je vis les épaules de Takeo s'affaisser. Il était démoli et à cet instant, je compris que c'était terminé.
— Toi, tu recules ! lui ordonna la hyène.
Takeo s'exécuta. Sans le quitter des yeux, il marcha à reculons et se repositionna près de Minoru.
Le yakuza craqua sa nuque et de sa voix ferme, conclut :
— Alors, vous allez passer un petit message à Nintaï. Le prochain qui tente de nous...
— Attends.
La hyène se tu.
Celui qui avait parlé était un autre homme en noir. Il avait la peau bronzée et portait des lunettes de soleil. Au moment où sa voix feutrée avait envahi le couloir d'air glacial, la hyène s'était raidie. Il souleva ses verres teintés et sa bouche s'entrouvrit :
— C'est notre jour de chance, regardez bien.
Alors, derrière lui, un autre homme s'exclama :
— Kensei !
Un autre lui fit écho :
— Kensei ! C'est toi !
Nous nous tournâmes vers lui.
Ma tête se vida.
Le visage de Kensei se figea dans l'effroi. Sa peau s'étira tant que ses veines ressortirent bleues.
Perplexe, Mika le prit par l'épaule et le secoua :
— Qu'est-ce que t'as fait, Kensei ?! Mais qu'est-ce que t'as foutu ?!
Les yeux fous, le yakuza bronzé répondit à l'interrogation générale :
— C'est un connard de déserteur !
— Il s'est rendu devant le boss, non ? souligna l'un des hommes. Trop jeune, il a dit.
— Ouais, répondit un autre. Le piot ne faisait que couvrir Hiro.
— Dommage, il était prometteur...
— Et le grand échalas, là... C'est pas le petit-frère de Hiro ? Il lui ressemble comme deux gouttes d'eau !
Minoru se jeta sur la hyène :
— Courez ! »
Mes pieds quittèrent le sol. Autour de moi, tous les gars prirent la fuite.
Je ne pus les suivre.
La sensation fut trop intense pour l'ignorer.
Il y eut un bruit.
Pas un bruit d'éclat mais un son d'air qui a heurté quelque chose.
Je fis volte-face, juste le temps de voir Minoru projeté dans ma direction, un masque d'incompréhension peint sur le visage. Un liquide rouge incarnat coula de son front, sur ses yeux écarquillés et sa bouche béante.
La balle s'était logée dans son crâne.
Il tomba en avant comme un ange à qui on a arraché les ailes. À terre, il me fixa pendant ce qui me parut durer une éternité. Dans ses yeux, il n'y eut que du blanc, de la lumière et la fin.
Un corps barra ma vision : Kensei me saisit par la nuque et me poussa en avant.
Je courus après les autres, pensant qu'il me suivait.
Cela fut bref.
Soudain, je fus seule.
Le bruit de la seconde détonation se répercuta dans ma tête. Je me retournai. Dans le fond de la ruelle, les hommes en noir se dispersèrent.
Kensei dérapa sur le givre, une main posée sur sa poitrine.
Une vive éclosion cerise y apparut. La tâche s'agrandit sur son pull à une vitesse fulgurante.
Des éclairs barrèrent mes yeux devant ceux de Kensei, arrêtés dans le vide.
Il n'y eut pas d'échange de regards.
Seulement la sensation que quelque chose n'existait plus.
Aucun son ne sortit. La douleur explosa partout dans mon corps. Je ne sentis plus rien, que ce soit le froid, le vent, la neige, les cris ou les sirènes de police. Tout devint noir et vide.
Au loin, une ombre noire maintint son viseur dans ma direction.
Il y eut encore souffle d'air. Une décharge violente éclata. Celle-ci était pour moi.
Un poids me bouscula et ma tête heurta le sol. La troisième balle perfora le dos de Mika, qui tomba sur moi.
Une poigne dégagea son corps et me tira en arrière. Elle m'éloignait de Kensei. Je tirai en sens inverse.
Jun, le visage déformé, me hurla quelque chose en continuant de me tracter. Finalement, il me souleva, me coinça sur son dos et se mit à courir.
Je ne voulais pas partir. J'étais toute tendue vers eux. Vers Mika, Minoru et Kensei dont les corps étaient étendus dans la neige. Les corps que la chaleur quittait peu à peu en même temps qu'elle m'abandonnait aussi. Plus de chaleur, plus rien.
Le paysage défila. Au loin, les gyrophares clignotants s'agitaient et les sirènes hurlaient de plus en plus fort, de plus en plus nombreuses. Tout était flou. La neige tombait.
J'avais laissé Kensei derrière.
Kensei ne vivait plus.
Kensei était mort.
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J'en profite pour vous signaler que la réécriture finale du Tome 1 est achevée aux trois-quarts.
Le texte révisé ne figure pas sur Wattpad.
Mon objectif d'ici la fin de l'année est de sortir le premier livre en auto-édition. Je songe à démarrer une campagne de crowdfunding à cet effet. A suivre... 😊
⚡ Outre un texte entièrement revu, la nouvelle version comprend :
・Des changements mineurs... ou conséquents selon les points de vue (je reste volontairement vague)
・Des passages inédits
・De l'humour en supplément
・De jolis organigrammes
・Un lexique
Vous en saurez plus dans les prochains mois...
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