48. L'obstacle
[Narration : Lucie]
Minoru me tendit un écouteur que j'enfonçai dans mon oreille. Lorsque le morceau se termina, il me demanda si j'avais aimé.
— Oui. C'est quoi ?
— Parallel World de Hilcrhyme.
— Je n'ai pas l'habitude mais j'aime bien. La mélodie reste en tête.
— Ça pourrait être notre chanson, dit-il un mince sourire sur les lèvres.
— Si tu veux.
Il sursauta légèrement.
— C'est vrai ? Cool. J'en aurais plein d'autres à te faire écouter. D'ailleurs il te fait écouter quoi, Kensei ?
— Du rock des années soixante-dix à quatre-vingt-dix.
— Parfait, laisse-moi te faire découvrir tout le reste.
— Quelle ambition !
— T'avais déjà du goût à la base.
— Non, non, dis-je en secouant la main.
— N'essaie pas d'imiter les Japonaises, ça te va moyen. En fait là, dans ton pays tu m'aurais dit : Merci, c'est gentil.
Je sourcillai, ne comprenant pas très bien à quoi rimait cette conversation alors qu'au téléphone, il était alarmé.
— Tu es trop, toi !
— C'est pour ça que tu m'aimes.
Mon sang se figea. Il grogna avec espièglerie.
— Et là t'aurais dû t'exclamer : Oh ! Tu n'imagines pas à quel point, mon adorable Opossum chéri !
— Toi, tu cherches mes baffes et celles de Kensei !
Contre toute attente, Minoru explosa de rire.
— J'ai pas peur de lui.
— N'insiste pas, s'il te plaît.
— C'est bon, je plaisantais. Attends, je vais te trouver une autre musique.
Je lui redonnai l'écouteur.
— Qu'est-ce qu'il se passe avec Jotaro ?
Résigné, Minoru rangea ses écouteurs dans sa poche, puis ouvrit et entama le sachet de chips. Sa mine s'était assombrie.
— Ça doit être encore à cause de ta copine, Shizue.
— Shizue ? m'étonnai-je. Elle n'a plus essayé de contacter Jotaro depuis qu'il l'a quittée.
— Ouais mais... Comment dire ? Il a du mal. T'sais, il ne l'a pas plaquée parce qu'il ne l'aimait pas.
— Tu m'expliques ?
Minoru s'enfila quelques chips.
— Jotaro pense qu'elle est trop bien pour lui. S'il reste avec Shizue, elle ne sera jamais heureuse dans sa vie professionnelle... Imagine un peu qu'elle se retrouve dans un cabinet juridique et qu'on apprenne qu'elle est avec un type qui sort de Nintaï.
— Quel serait le problème ? La réputation ?
Minoru fit la moue, sa bouche partit de côté.
— Elle sera sûrement écartée des promotions, rejetée par ses collègues ou peut-être qu'elle sera carrément poussée à la démission.
— Attends, attends ! Tu me dis qu'il l'a plaquée pour son bien ?
Il opina.
— Ouais, c'est ça.
— Il n'a pas pensé à lui demander son avis ?
— Non... Il le sait d'avance.
J'insistai, la gorge serrée.
— Tu en es sûr ?
— Oui.
— Il l'a quand même quitté un jour après avoir couché ensemble, soulignai-je.
Minoru avait la bouche pleine de chips mais il déclara :
— Il l'a regretté après coup, à cause de ce que je viens de te dire. Il ne voulait pas qu'elle s'attache trop à lui.
Amère, je secouai la tête à toute vitesse.
— Mais quel crétin ! Il aurait mieux fait de réfléchir à tout ça avant de sortir avec elle !
— Ouais, c'est toujours facile de dire ça après coup. Mais lui-même ne savait pas encore à quel point ta copine lui plaisait.
— Jotaro devrait revenir vers elle. Shizue l'aime beaucoup plus qu'il l'imagine et certainement plus qu'un poste dans un cabinet juridique.
Minoru grimaça.
— J'sais pas...
— Tout ça est stupide ! Pourquoi est-ce que Shizue devrait démissionner à cause de la réputation de Jotaro ?
Il haussa les épaules mais quelque chose passa dans son regard.
— C'est comme ça. On n'y peut rien.
— Minoru...
Il laissa tomber son sachet de chips vide sur le sol et se redressa.
— J'te l'ai déjà dit, Clé-à-molette ! s'emporta-t-il. La société c'est de la merde ! Elle en fabrique, elle en vend, elle en refourgue, elle en impose, elle transforme les bonnes choses en ordures, en sales déchets ! Tu consommes, le portefeuille grand ouvert ! Tu te fais entuber à longueur de temps... Et tu ne vois rien ou tu t'en fous ! La société transforme l'amour en interdiction, en gadoue, en détritus !
Il poursuivit, les yeux grands ouverts tournés vers l'horizon et les narines palpitantes :
— Le bonheur est une valeur artificielle. On te la cite en exemple mais, t'avais raison : on ne fait rien pour que tu l'obtiennes ou on fait tout pour te l'ôter et t'en priver ! Les sourires sont faux, les courbettes calculées, les informations trafiquées !
— Tu mélanges tout, Minoru. Calme-toi...
— Je ne peux pas, Clé-à-molette! Je ne peux pas ! C'est insupportable ! gronda-t-il, la voix étouffée de colère.
Ce moment me ramena à notre promenade dans le parc de cerisiers en fleurs. L'Opossum avait gardé ses réflexions à double-tour au fond de son cœur et lâchait enfin les vannes.
Il continua :
— T'es restée assez longtemps ici pour comprendre que tout est étiqueté et certifié conforme, non ? Tiens, d'ailleurs, t'as vu le prix d'une pomme ? s'étrangla-t-il.
J'étais d'accord, les fruits étaient hors de prix. Mais où Minoru voulait-il en venir ? Ses épaules se recroquevillèrent sans qu'il desserre les mâchoires. Son visage exprimait une fureur contenue autant qu'un chagrin pesant.
— Tout ça pour dire que même quand tu fais du sport, t'es confronté à toutes ces barrières !
Il arrivait à la raison pour laquelle nous nous étions donnés rendez-vous sur le toit. Au téléphone, il avait semblé réellement paniqué et son angoisse palpable avait coupé mon élan avec Kensei. Au final, je n'avais pu prononcer les mots magiques. Mais en observant Minoru plongé dans cet état de révolte, je sentais qu'il avait réellement besoin de me parler.
Je l'interrogeai en essayant de capter son regard qu'il fixait obstinément sur la vue des docks aux cheminées fumantes. La colère gondolait son visage.
— À quelles barrières tu fais allusion ?
—In-sti-tu-tio-nnelles ! cria-t-il en détachant les syllabes.
Ses longues mains retombèrent sur ses cuisses. Il portait cinq ou six bracelets à chaque poignet : en argent, en caoutchouc, en cuir, en ficelle, en toc. Parfois, il s'en servait comme maracas pour réveiller Mika de ses siestes.
— Va droit à l'essentiel. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— J'ai postulé pour une université, comme tu me l'as conseillé, tu t'en souviens ?
Oui, je m'en rappelais. Nous avions eu cette discussion lors du deuxième tournoi sportif contre le lycée Kawasaki. Il faisait chaud dans les gradins. Minoru avait été premier à chaque épreuve et il buvait des litres d'eau, appuyé contre les jambes de Reiji. Bien plus tard après cette conversation, l'Opossum m'avait informé qu'il comptait finalement postuler pour une université offrant des bourses sportives.
Je hochai lentement la tête et Minoru reprit, le ton désabusé :
— Une université m'a admis. Elle est très reconnue, t'sais. Des brassées de célébrités sportives en sont sorties.
Ma poitrine se gonfla d'air et de joie.
— C'est merveilleux, Minoru ! Félicitations !
Il serra les dents, ferma les yeux et prit plusieurs inspirations. J'eus l'impression qu'il luttait contre quelque chose, peut-être mon incompréhension.
— Non, dit-il d'une voix blanche. Quand ils ont regardé mon dossier de plus près, ils ont vu que je venais de Nintaï.
Ses épaules, ses mains et sa bouche tremblèrent un peu. Je crus qu'il allait se lever de sa chaise et revenir vers le groupe mais il passa une main dans ses cheveux et ferma les yeux. La tête rivée vers le sol, il lâcha finalement :
— Ils me prennent. Mais je n'ai droit à aucune bourse... Je dois tout payer.
J'accusai le coup, horrifiée, avant de m'emballer.
— C'est de la discrimination ! criai-je à mon tour.
— Ils s'en foutent ! rugit Minoru en relevant le menton en l'air. Ils font ce qu'ils veulent ! C'est dans le privé...
Il lâcha une volée d'insultes que Kensei entendit de loin. La voix de ce dernier, inquiète et grondeuse à la fois retentit jusqu'à nous pour demander si tout allait bien. Je hurlai en retour que nous revenions bientôt vers eux.
— À combien s'élèvent les frais d'inscription ?
Pour la première fois depuis le début de cette discussion, Minoru tourna la tête pour me regarder droit dans les yeux.
— Rien que pour la première année, ça dépasse de loin le compte en banque que mes parents dorlotent depuis que je marche.
— Combien, Minoru ?
Il se laissa retomber sur le dossier de sa chaise, les bras ballants. La bouche déformée par le désespoir il murmura :
— Un million et demi de yens, juste pour l'inscription. »
Je restai bouche bée.
*Environ neuf mille cinq cents euros.
→ ★
Merci de votre lecture !
( ° ∀ ° )ノ゙ Petite note sur ce chapitre : la musique évoquée au début (Parallel World de Hilcrhyme) m'a aidé à construire le personnage de Minoru... dans un tramway.
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