46. Le vide affectif
[Narration : Lucie]
« À tout, entre nous deux. Aux moments heureux et difficiles que nous avons vécus en si peu de temps et aujourd'hui, je comprends mieux pourquoi tu t'es emporté tant de fois. Je reniais mes sentiments.
Il tiqua. Sa bouche s'entrouvrit et d'un timbre cassé, il demanda :
— Par rapport à Minoru ?
— Non, par rapport à toi.
— Tu peux être plus claire ?
— J'avais la trouille. Peur de nous, de ce qu'on pouvait devenir. Avant que tu ne retrouves sur mon chemin, je voulais me prouver des choses. Je ne m'attendais pas à sentir la terre trembler chaque fois que tu apparaissais.
Ses sourcils s'élevèrent et son regard s'illumina :
— Tu me sidères.
Il secoua ses cheveux et leva les yeux au plafond :
— J'ai des buts dans la vie, Lucie : ouvrir mon propre garage et trouver la nana auprès de qui j'aurais envie de rester. J'ai pas l'impression que ce soit trop demandé. Je ne suis plus un sale gosse mais le fait que tu sois avec moi... C'est... Tu m'aides à devenir quelqu'un de meilleur, plus ce que je pourrais tenter de devenir seul. Ma vie ne sera jamais vaine mais toi tu la rends tellement plus belle...
— Je veux t'aider à te décharger de ton passé, quel qu'il soit.
Il tressaillit.
Je poursuivis :
— Je sais que tu ne m'as pas tout dit. Plus on avance et plus ta douleur empire.
— Je suis désolé. Mon moment n'est pas encore arrivé.
— C'est quelque chose de grave ?
Kensei soupira et las, il ferma les yeux :
— Je ne sais pas vraiment.
— Ce que tu as fait n'est donc pas si terrible.
— Merci, ma p'tite lune. Merci de ton insouciance et de ta folie.
— Toi, tu as grandi trop vite.
Il me prit par les épaules :
— Comme dit le Vieux, c'est du passé. L'avenir que j'entrevois, notre avenir, cet avenir me plaît beaucoup. J'en ai assez de te le confesser alors que toi ne me dis rien... Mais tu me rends sacrément heureux !
— Toi aussi... Je vais être franche : j'ai besoin de toi et jusqu'à maintenant, je n'avais pas le courage d'accepter que tu sois la seule personne qui puisse combler mon vide.
Je tentai de dissimuler mon trouble par un sourire. Si Kensei s'en aperçut, rien dans son attitude ne démontra qu'il me jugeait.
— Ton vide affectif, hein ? devina-t-il.
— Je parle enfin à cœur ouvert...
— Ça te fait quoi ?
— Beaucoup de bien.
Ses yeux et sa bouche s'étirèrent :
— Nous y voilà enfin. Ta carapace se craquèle.
Kensei sourit encore, un sourire si large qu'il aurait pu effacer ses pommettes saillantes.
Je me lançai :
— Malgré les visites et la gentillesse de Shizue, je me suis sentie très seule, avouai-je à voix basse. Ça m'a fait un choc.
— Ben pour moi, deux jours sans toi, même le temps d'un week-end, c'est déjà un peu trop. Sans toi, le quotidien est laid.
— Vraiment ?
Il acquiesça.
— C'est pareil de mon côté, repris-je. Alors quand nous nous disputons, c'est comme si la nuit tombait sur nous. Elle masque tout ce qu'il y a de beau. Tant qu'on n'a pas réglé notre différend, je m'enfonce dans le noir.
Je réfléchissais en même temps que je parlais mais curieusement, c'était plus facile que je ne l'avais pensé.
Maintenant que je tenais ce tentacule, je ne devais plus le lâcher. Au fond, j'étais venue au Japon pour trouver une raison valable à mon existence. Je ne pensais qu'à la fuite et j'avais trouvé Kensei. À quoi reconnaissais-je son importance ? Au manque de lui. Avant de le connaître, je n'avais jamais ressenti de manque pour qui ou quoique ce soit.
— Tu déprimes aussi ? réalisa Kensei.
Un frisson glissa le long de ma colonne.
— C'est l'impression que j'ai eue et me retrouver seule à Nagoya avec Shizue. Ça m'a fait, disons... Un déclic. Dans la vie, j'ai beaucoup de projets mais peu d'objectifs. Tu sais pourquoi ? À ce moment, à tenir les sacs de shopping de Shizue, je me suis rendu compte que j'en avais déjà atteint un alors qu'il était là, sous mon nez et qu'il attendait ma réponse depuis plus d'un an et demi.
Kensei cessa de sourire.
— Je ne t'avais pas autant manqué avant ?
— Ça m'a déjà pris quand je suis retournée en France en août dernier, puis lorsque nous nous sommes séparés. Mais ce que je ressens aujourd'hui, ce n'est plus un manque banal. Il me fait perdre le sens des réalités. Tu comprends ?
— Tu es accro.
— C'est difficile à admettre.
— Faut mettre son égo de côté. C'est le genre de truc qui nous tombe dessus quand on s'y attend le moins.
— Et je fais quoi, maintenant ?
— Ce que tu voudras. Je ne peux rien décider à ta place.
— Je vais te confier quelque chose. Pends bien conscience que je me mets à nu devant toi.
— Nue ? Vraiment ?
— Kensei... !
Il eut un sourire en coin avant de reprendre tout son sérieux. J'évitai son regard.
— J'ai toujours cru que pour retenir un homme, on devait le laisser dans l'incertitude et surtout ne pas lui dire à quel point on l'aimait... Sinon il penserait qu'il n'aurait plus d'efforts à fournir. Après avoir capturé sa proie, il la dévorerait et passerait à une autre.
— C'est ce que tu penses ?
— Oui mais pas à ton sujet. Je crois que je peux tout te dire et qu'en t'en parlant franchement, tu ne fuiras pas.
— Eh ben... !
Je le sentis gêné. Peut-être m'étais-je trompée. À cette idée, je me refroidis d'un coup.
Ses yeux sombres me regardèrent de biais.
— J'aurais eu plutôt peur du contraire. Figure-toi que t'es tombée sur un spécimen qui ne veut que ton bien.
Soulagée, je soufflai à pleine puissance avant de l'interroger.
— Ce que tu penses des mecs est vrai mais ça l'est aussi pour les nanas. Alors non, je ne me fais pas de soucis que tu deviennes envahissante. Ce n'est pas ton genre.
Il comprima les lèvres et décréta :
— T'es mon attache tout en restant indépendante.
Je hochai la tête.
Ses yeux noirs exprimèrent la même béatitude qu'il aurait pu avoir en découvrant qu'il possédait une moto hybride Dodge Tomahawk. Hébété comme s'il sortait d'une transe, il articula en me tenant fermement par les épaules.
— Lucie, tu occupes tout l'espace. Je veux dire... Je ne t'aime pas comme on dit ça à une personne pour la garder. Je t'aime comme si tu faisais partie de moi. Sans toi, tout perd de sa saveur parce que je ne peux pas la partager avec la personne qui compte vraiment. On dit que tout le monde est irremplaçable mais c'est juste de l'autosatisfaction. Y'a des personnes qui le sont pour de vrai.
— C'est réciproque, tu sais.
— C'est promis, ma p'tite lune. On restera ensemble. Peu importe nos incompréhensions, nos problèmes de culture, de communication ou de je ne sais quoi. Tout ça se résout. On n'a pas choisi la facilité mais je m'en fous. Je sais que je ne rencontrerai plus jamais quelqu'un comme toi.
Je le trouvai très courageux.
— Kensei, bafouillai-je, tu as l'air un peu dérangé quand tu parles aussi sérieusement.
— C'est vrai qu'on ne sait pas trop où on va.
— Est-ce que ça a de l'importance ? Nous n'avons jamais su où nous mettions les pieds. Encore maintenant...
Kensei secoua la tête et quelques mèches lui barrèrent les yeux. Il n'y prêta pas attention. Son regard direct m'engloutit :
— Le plus important, c'est de savoir ce qu'on veut. Alors mes buts, je ne peux plus les imaginer sans que tu en fasses partie. Chut ! fit-il pour couper mon élan. Je sais que tu vas me dire qu'on est jeunes et déballer toute ta tirade.
Il toussa et ajouta :
— Je suis sûr de nous, non seulement là tout de suite mais pour plus tard. Bien-sûr que la légende du fil rouge n'est qu'un mythe, un idéal. Bien-sûr que dans une vie on peut tomber plusieurs fois amoureux. Bien-sûr qu'il existe potentiellement des centaines de filles dont je pourrais être raide dingue. Mais moi, je vis dans la réalité et dans le moment présent, avec les perspectives de ce que cet instant peut nous réserver pour l'avenir. Puisque t'es bien réelle et que tu t'es attachée à moi, je ne compte pas tout foutre en l'air pour me mettre à la recherche d'un autre idéal. Je te veux toi et personne d'autre. Je ne te lâcherai pas, ma p'tite lune. Jamais. Et si un jour tu ne veux plus de moi, je crois que cette fois, je ne m'en remettrai pas. »
Sans que je m'en sois rendu compte, je m'étais mise à trembler. J'entendis ma voix vaciller. Moi aussi, j'avais des choses à dire.
→ ★
Merci de votre lecture !
Lucie se sentirait-elle enfin en confiance ? ヾ(・ω・*) A vérifier bientôt...
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