27. Toute la bande
[Narration : Lucie]
Le plus grand festival d'Osaka était le Tenjin Matsuri. Il était l'une des trois fêtes populaires avec le festival Sanno à Tokyo et festival de Gion à Kyoto. Il s'agissait également de l'un des plus importants festivals de bateaux du monde. Pendant plusieurs jours, comme je l'avais vécu l'an passé sans bien comprendre ce qui se produisait dans les rues, Osaka était pongée dans une atmosphère festive.
Pour ne rien arranger cette année, je me rendis au festival avec les caïds de quatrième année : Takeo, Kensei, Minoru, les Men in Grey, Nino, Ryôta, Daiki, Mika, Jun et même Yuito qui avait pu se libérer de son travail. Takeo avait tenté de faire venir Reiji mais celui-ci l'avait envoyé promener.
J'avais eu une sévère discussion avec Takeo au sujet des blessures qu'il avait infligées à Sven. Si la tension entre nous existait encore, elle s'était amenuisée, en partie grâce à la liesse qui nous enveloppait. En revanche, je remarquai que Kensei n'était pas dans son état normal. Il jetait des coups d'œil sans arrêt autour de nous. Minoru me glissa qu'il agissait par instinct : les yakuzas supervisaient tous les festivals et s'en prenaient volontiers aux jeunes gangs qui pourraient menacer le déroulement des festivités.
Le Tenjin Matsuri avait lieu les 24 et 25 juillet depuis l'an 951 et permettait de se soumettre à des rites de purification afin de prévenir les maladies infectieuses pendant les étés chauds. Le festival était divisé en trois étapes : une procession, un défilé de bateaux et un feu d'artifices. Le festival était placé sous la tutelle du sanctuaire Tenmangu, dédié à Tenman Tenjin, la divinité protectrice des études et des arts.
En premier lieu, un enfant représentant la divinité tenait une longue hallebarde et descendait la rivière Okawa sur un petit sanctuaire portatif installé sur un bateau. Du temple à la berge, la procession durait environ deux heures et était constituée d'environ trois mille personnes habillées en costumes de cour, marchant au rythme des tambours, des cloches et des chants.
Évidemment, le festival était l'occasion de se retrouver en famille et entre amis. Dans la rue les gens se pressaient pour grignoter dans les gargotes, profiter des petites attractions comme la pêche aux poissons rouges, assister aux spectacles de musique kagura, jouée pour rendre hommage aux dieux ou se dépêchaient de se présenter devant les théâtres bunraku qui faisaient virevolter les marionnettes.
Au milieu des rires des caïds, j'avisai soudain les baskets de Minoru. Certainement blanches autrefois mais désormais usées jusqu'au caoutchouc, leurs semelles se décollaient, les lacets décolorés ne tiendraient plus bien longtemps et le tissu n'avait plus vraiment de forme.
Marchant devant moi, l'Opossum sifflotai. Je parvins à le rattraper en ayant de peu évité de me prendre dans l'œil l'éventail d'un passant. Derrière nous, le groupe s'arrêta pour acheter des takoyaki et des glaces.
« Tes baskets sont mortes, Minoru. Pourquoi ne pas les jeter ? interrogeai-je en le laissant piocher dans mon paquet de chips aux crevettes.
— Mettre mes amours de chaussons de course à la poubelle, parmi les ordures ? Jamais de la vie ! se récria-t-il.
— Il faudra bien pourtant, un jour. En plus, elles sont sales.
— Ce jour n'est pas encore arrivé. Elles ont une valeur affective pour moi, dit-il en faisant la moue. Et puis, je me fiche de leur état, c'est pour courir, pas pour défiler sur un podium !
Je souris, amusée. Minoru ajouta comme pour s'excuser et justifier son manque de classe :
— Elles sont supers confortables. Je les ai achetées avec mon premier salaire, il y a deux ans. Je travaillais l'été comme hot-dog sur pattes géant.
— Comme quoi ?
Sans gêne, il plongea une nouvelle fois la main dans mon paquet de chips.
— Tu sais, les gens qui font de la pub pour un restau ou un bar, une pancarte attachée sur le torse et dans le dos. Le manager m'avait pris parce qu'avec ma taille on me repérerait de loin.
Je pouffai, imaginant Minoru en homme-sandwich. Il baissa encore le regard sur ses amours et termina de mastiquer.
— Mais ouais, je les mets tous les jours le temps d'aller courir. Elles ne sont plus toutes fraîches.
— Tu m'étonnes ! Elles ont dû arpenter toute la ville !
Il plissa les yeux, le regard malicieux. Il s'apprêta à dire quelque chose mais je lançai :
— Et si tu me les donnais ?
— Ça ne va pas non ? T'es malade ! s'exclama-t-il. Elles ne sont pas à ta taille ! Et d'ailleurs, t'as dit qu'elles étaient dégueulasses !
— Non, j'ai dit qu'elles étaient sales. Allez ! S'il te plaît !
Minoru porta une chips à la bouche en me dévisageant.
— Toi, t'as une idée derrière la tête.
J'acquiesçai d'un bref hochement de tête, les yeux pétillants. Il soupira et céda :
— Je te les passerai quand on se verra à Nintaï. Mais je te préviens, à l'intérieur ça pue ! »
Vers dix-huit heures, bien que les rues commencent à devenir impraticables, nous nous dirigeâmes vers la rivière. Des milliers de torches et de lampions étaient disposés dans toute la ville et l'air se fit agréablement plus frais.
Grâce aux allures des caïds, nous parvînmes à trouver des places sur le pont Tenmabashi Tenjinbashi pour assister à l'incroyable procession navale. Les bateaux transportaient des miniatures de temples. Au crépuscule, les bateaux allumèrent d'impressionnants feux dont les flammes dansèrent dans les reflets de l'eau, concurrençant le miroir argenté produit par la lune.
Kensei me tenait fermement par l'épaule, un geste que je trouvais infiniment démonstratif et qui faisait couler en moi un sentiment de plénitude. L'atmosphère était magique et soudain des feux d'artifices commencèrent à exploser dans le ciel. Des feux d'artifices énormes, de ceux que l'on ne voit que sur les cartes postales. Les gens stationnés sur la berge et les petites embarcations applaudirent et crièrent à qui mieux-mieux.
Ce qu'il y a de beau avec les feux d'artifices, c'est qu'il n'existe pas de premier rang. C'est un spectacle démocratique : il suffit de lever la tête vers les étoiles pour s'en mettre plein la vue.
Kensei se pencha à mon oreille.
« Tu m'as déjà dit que les feux d'artifices n'étaient pas aussi spectaculaires en France. Ça ne t'arrive jamais de repenser à ton pays ?
Depuis quelques temps, il lui arrivait souvent de me tester de la sorte.
— Si, bien-sûr. Certaines choses me manquent mais dans l'immédiat, je ne me vois pas y retourner.
— Plus tard, dans quelques mois ou dans quelques années, tu changeras peut-être d'avis.
La lueur qui brillait dans ses yeux éclipsait les étincelles de couleur des feux explosant dans la nuit.
— C'est possible. Je crois que le choix dépendra de ma bonne intégration professionnelle ici et de mes finances.
— Et moi ? demanda-t-il à voix basse, les commissures de ses lèvres tombant vers le vas.
— On en a déjà parlé. Je me débrouillerai, ne t'en fais pas, répondis-je dans un élan d'enthousiasme.
— Si tu me comptes dans tes projets, tu vas sûrement devoir laisser quelques personnes sur le côté de la route. Tu n'as pas peur d'être seule ?
— Tu seras là. Vous serez là, toute la bande.
— Et si ce n'était plus le cas plus tard ?
— Vous serez là.
Il eut un sourire et des fossettes apparurent sur ses joues.
— Si tu le dis... Hé, au fait, ça va du côté de l'université ?
— Ça pourrait aller mieux mais je suis satisfaite.
— Quand tu fais cette tête-là, c'est que t'es inquiète. Dis-moi ce qui te préoccupe.
Je baissai le menton, mal à l'aise.
— J'ai peur de me confronter à ce que je pourrais ne pas être, avouai-je. En gros, tout rater. Pas dans l'immédiat mais plus tard.
Kensei bascula la nuque en arrière en soupirant.
— Tout le monde croit en ton avenir. T'es la seule à en douter.
Je relevai la tête.
— C'est bien le problème, non ?
— Je suis mal placé pour te donner des conseils à ce sujet. Alors, juste... Continue sur ta lancée, dit-il en me tapotant doucement le crâne. Continue de faire comme d'habitude et ne te pose pas trop questions. Ça t'a réussi jusqu'à maintenant.
— Je ne peux pas toujours continuer de la même façon. Un parcours n'est jamais fait d'une seule route, il faut s'adapter.
Il toussa. Je m'absorbai dans la contemplation des angles de sa mâchoire, de sa bouche, de son nez et de ses yeux sous la lumière des feux d'artifices.
— Ce n'est pas parce que le trajet ou la route se modifient que toi tu dois changer, ma p'tite lune. T'es déjà très bien comme tu es et personne n'a de reproches à te faire. S'il y avait eu un truc que t'avais mal fait, tu l'aurais vite senti. Laisse-toi aussi le temps de changer de vitesse en fonction des virages.
— Merci, Kensei.
— Tout ça, tu le savais déjà. T'avais juste besoin d'en parler.
Il avait raison. Contre toute attente, il reprit la parole :
— L'université... Tes potes ont dû t'en parler mais c'est un peu les vacances en comparaison de ce qu'ils ont pu vivre au lycée. Ils ont dû étudier comme des malades pour passer le concours d'entrée. Tu sais, dans notre système universitaire, si tu rates une matière, tu peux la repasser l'année d'après, c'est normal et ce n'est pas grave du tout.
— Oui, ils m'ont parlé de ça.
— Ben alors ? fit-il en haussant les sourcils d'un air provocateur : On n'attend juste de toi que tu passes l'entretien d'embauche et c'est pareil partout. Peut-être que c'est plus difficile en droit et en médecine mais bon, le schéma reste le même...
— C'est vrai que... Disons que je vois des étudiants en amphi qui ne font que le strict minimum. Pourtant en tant qu'étrangère, j'ai le sentiment de devoir mettre les bouchées double.
Kensei laissa planer un silence parmi le boucan des festivités qui nous environnaient. Enfin, il acquiesça.
— Je comprends ton point de vue. Mais de celui d'un Japonais, l'université sert surtout à se préparer à être bombardé de questions pendant les entretiens. C'est un paradis autant pour ceux qui veulent apprendre que pour ceux qui ne font rien et qui attendent juste d'en sortir pour entrer dans la vie active.
— Kensei, tu sais ce dont j'ai le plus besoin en ce moment ?
— À part de moi ? dit-il pour plaisanter. De quoi ?
— Rire.
— Détends-toi, la soirée n'est pas terminée. »
La cérémonie de clôture fut marquée par les applaudissements en rythme de la foule et des figurants retournant au sanctuaire Tenmangu.
Cette soirée aurait pu être parfaite.
Elle aurait pu.
→ ★
Merci de votre lecture !
(ノ≧∀≦)ノ Que pensez-vous qu'il va arriver ? N'oubliez pas, nous sommes dans le dernier tome...
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