26. La compétition
[Narration : Lucie]
Le 22 juillet, je me présentai à la bijouterie de Maeda. Les hortensias se balançaient doucement devant la vitrine où reposaient des pierres merveilleuses. J'entrai et saluai la mère de Sven.
À bien y réfléchir, l'élégance naturelle de Maeda éclipsait presque les trésors exposés dans la vitrine. Elle véhiculait l'image d'une femme classe, admirable et considérée. Sven ne comprenait pas qu'elle n'ait jamais voulu se remarier après s'être séparée de son père. Mais Maeda assurait qu'elle était heureuse ainsi. Elle avait pour son compte une boutique prospère, son fils prodigieux, ses copines du club de yoga et son argent avec lequel elle ne cessait de réinvestir.
Comme d'habitude, Sven me fit monter à l'étage, coulissa une porte pour cacher son ménage et servit le thé. Les marques de coups sur son visage s'estompaient progressivement ; ne subsistaient que quelques bleus et rougeurs sur sa peau blanche.
« Nous partons dans une heure, le temps que Shizue, Yoshi et Leandro arrivent, déclara-t-il de sa voix hachée.
— Tu ne m'as pas dit où nous allions.
— Au carnaval d'été d'Ashiya. Tu vas adorer...
— Juillet est le mois des festivals !
— Absolument ! approuva Sven à peine excité. Attends, je dois penser à prendre tes boîtes à cookies dans la voiture.
— Tu n'y as pas touché ? l'interrogeai-je, attristée.
— Je les ai dévorés. Il ne reste que les boîtes et il faut bien que je te les rende pour que tu m'en refasses, répondit-il dans un sourire craquant.
Je savourai l'instant avant d'avoir une pensée pour Yoshi.
— Tu crois que Maître Yoda va tenter quelque chose avec Shizue ?
— Non. Nous en avons encore parlé hier. Selon lui, c'est encore trop tôt. Il préfère continuer à la dessiner sous tous les angles.
— Il me fait un peu mal au cœur, confessai-je.
Sven haussa les épaules d'un air désabusé.
— C'est son choix et il va à son rythme. De ton côté, ne te sens pas obligé d'intervenir. Il sait que tu as les fesses coincées entre deux chaises et que tu n'influenceras ni ses chances ni la pérennité du succès de Jotaro. »
Yoshi n'arrivait pas à se secouer et manquait vraiment de tonus, à l'exception de ses traits qui s'animaient aussitôt qu'il pouvait partager ses connaissances ou contempler Shizue à la dérobée. Plus le temps passait et plus je me disais que sa timidité était en réalité fabriquée pour attendrir les gens. Cela ne l'empêchait pas d'être serein et attentionné. En attendant, son attitude ne le protégeait pas des coups de blues. Il arrivait à peine à cacher sa tristesse.
Sven s'adossa contre le dossier de sa chaise de repassage et m'observa. Au bout d'un moment, il but une gorgée de thé et soupira :
« On sait toujours ce que les autres sont pour nous mais on ne sait jamais ce que nous sommes pour les autres.
— Tu es le meilleur ami que j'aie jamais eu, déclarai-je aussitôt. Peu de gens auraient eu le cran de se rendre seuls devant les grilles d'un établissement craignos pour défier l'un de ses plus gros caïds.
Sven creusa les joues et déclama simplement :
— Ça me va, avant de passer affectueusement la main dans mes cheveux.
Il étira ensuite ses longs bras devant lui.
— Tu sais Lucie, ce n'est pas la bagarre en elle-même qui m'a marqué mais les expressions de leurs visages. Leur façon de se tenir debout, de marcher, de parler, d'interagir entre eux. Tes potes voulaient montrer qu'ils étaient invincibles et indomptables alors que j'ai perçu dans leurs yeux comme une sorte de... Détresse.
Je souris en coin.
— Ah ! Tu me comprends mieux, maintenant ? Pourquoi je me suis intéressée à...
— Ne va pas trop vite. Il y a quelque chose qui ne va pas chez eux... Je me suis trompé sur leur compte, ces types ne sont pas que des drogués. Ils ont intériorisé une rage franchement chaotique.
— C'est exactement ça, approuvai-je. C'est aussi ce qui m'a perturbé au début.
— Mais ils savent très bien qu'ils sont responsables de leur destin... Et de leur échec.
Je secouai la tête et versai de nouveau du thé dans sa tasse. D'un air détaché, Sven suivit mon mouvement des yeux.
— L'échec n'est que temporaire.
— Tu crois beaucoup en eux.
Sven n'était pas charitable. Il connaissait la compassion avec des œillères dès que ça ne le touchait pas personnellement.
— Les nintaïens qui ressentent l'échec essaient soit d'aller de l'avant, soit de trouver des raisons extérieures à une situation qu'ils trouvent injuste. Dans les deux cas, ils essaient avant tout de respirer.
— C'est quoi, respirer ? argua Sven en sirotant son thé.
— Ça veut dire se libérer des chaînes de la société. C'est comme ça que la plupart le vivent.
— Ce sont des idéalistes, décréta Sven d'un air hautain. On ne peut pas toujours choisir son mode de vie. Sinon, tout le monde roulerait en Ferrari.
— Je ne parle pas que du confort matériel, soulignai-je en lui jetant un regard. Par exemple, dans le monde idéal de Minoru, il n'y aurait pas besoin d'avoir un emploi stable pour être libre.
Sven reposa sa tasse sur le plateau de la table basse et leva la tête vers le plafond, les bras croisés sur son polo. Il réfléchit et se tourna vers moi. Son œil refléta un éclat résigné.
— Au Japon, tout le monde est mis en compétition dès le plus jeune âge. Ce n'est jamais dit, c'est très implicite donc très vicieux. Tu dois être le meilleur et si tu échoues dans ta scolarité, tu ne trouves pas de travail parce que forcément, les entreprises ne veulent embaucher que les meilleurs éléments. Si tu n'as pas trouvé d'emploi stable, tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même.
— Est-ce que tu sais ce que deviennent les personnes qui ont prétendument échoué ? Je n'arrive pas à m'en rendre compte avec les nintaïens. Ils ne disent rien de leur situation, ils gardent tout pour eux.
Sven décroisa ses bras et décréta :
— C'est normal, c'est la mentalité japonaise. Même si tu es dans la misère, tu n'iras pas chercher d'aide, même au sein de la famille. Ce serait trop honteux.
Il marqua une pause pour changer son sac de glace.
— La seule chose qu'il te reste à faire est de te fondre autant que possible dans la masse.
Je pris le temps d'assimiler son avis.
— Qu'est-ce que tu fais de l'exploitation ?
Il ne répondit rien et massa ses poignets. Son absence de réponse me donna intérieurement raison. Dans ce pays, il n'était pas rare que les gens meurent au travail de surmenage, c'était appelé karôshi. Était en cause notamment gambari, l'assiduité et l'effort continu exigés du travailleur qui ne lui laissaient que peu de répit. L'atmosphère des entreprises était construite sur ce modèle et parfois, les employés rejetant les demandes d'heures supplémentaires étaient licenciés sans autre forme.
Une conversation avec Kensei me revint en mémoire. Je me tournai vers Sven.
— La situation des nintaïens ressemble un peu à celle des Freeters,* non ? J'ai entendu dire que certains se refermaient sur eux-mêmes et que par manque total de perspectives, il pouvait arriver qu'ils se suicident. C'est révoltant, non ? m'exclamai-je. On ne devrait pas laisser les gens mourir de cette manière alors qu'ils sont prêts à travailler !
Sven hocha la tête et posa un doigt sur l'arrête de son nez.
— On parle là de sentiment de révolte intériorisé. S'il n'est pas exprimé, les gens le retournent contre eux-mêmes. C'est ce qu'il y a de plus dangereux.
— Je vois. Tu peux m'en dire plus sur la compétition à l'école ?
Les commissures de ses lèvres se retroussèrent. Il leva un index vers le plafond.
— C'est le lieu de compétition par excellence. Dès l'enfance, tu es entouré de rivaux. L'objectif n'est pas de te faire des amis. La logique de l'école est ailleurs : plus tu évinces de concurrents, plus tu as de chances de survivre dans cette société inégalitaire... Alors tu accumules les cours supplémentaires. Une fois que tu penses être arrivé au bout, tu dois faire face aux entreprises et c'est parfois là que ça coince. Le recrutement se fait en direct dans les écoles et les universités.
— La courbe de l'emploi n'est pas si catastrophique...
— C'est comme ça ici, dit-il d'un ton catégorique. Si tu n'as pas adopté cet état d'esprit, tu coules. Dans tous les cas, continua Sven en parlant d'une voix morne, tu freines ta sociabilité. Tu ne peux pas développer de confiance réciproque vis-à-vis de tes camarades et ça vaut autant à l'entrée qu'à la sortie de l'école. Le but ultime est de devenir riche.
— C'est terrible.
— C'est pourquoi j'ai passé ma scolarité au Danemark en prenant des cours intensifs de japonais depuis que je suis petit. Mon père a toujours insisté sur ce point et aujourd'hui, je lui en suis vraiment reconnaissant.
— Dans ton cas de métissage, c'était aussi certainement la meilleure chose à faire. Mais bon au final, tu as évité beaucoup de stress dû à la compétition.
Sven se leva du canapé.
— Nous dénonçons un système compétitif mais la situation est peut-être pire encore en Corée du Sud. Assez parlé de malheur. Allons attendre les autres en bas. N'oublie pas de reprendre tes boîtes de cookies.
— Tu vas prendre la voiture dans cet état ?
— Non, c'est Yoshi qui va conduire, j'ai trop mal partout. »
Ashiya était un vrai petit bijou situé entre Kobe et Osaka. La ville se nichait derrière une chaîne de montagnes et près d'une rivière bordée d'arbres se transformant en un bras de mer, tentacule de la baie d'Osaka. La ville était un peu le Hollywood du Japon, de nombreuses célébrités y résidaient.
Le temps était toujours chaud et humide et c'est dans ces conditions que nous bravâmes quarante minutes de marche le long de la berge ceinte de magnifiques demeures. Une fois arrivés sur la plage, notre groupe s'agglutina à quelques cinquante mille personnes venues pour assister aux feux d'artifices et visiter les stands de nourriture.
Parmi les rires, les chants d'oiseaux et d'insectes, Shizue et moi partageâmes une crème apaisante contre les piqûres de moustiques. Elle avait fait un mauvais choix vestimentaire en revêtant une blouse décolletée dans la nuque. Au Japon, c'était à cet endroit que regardaient les hommes...
« Non mais, regarde, Lucie ! Ces sales insectes m'ont aussi laissé des cratères sur les jambes !
Je ris, elle ajouta :
— J'aimerais que les moustiques aspirent ma graisse plutôt que mon sang. Ce serait un contrat équitable, râla-t-elle en jouant de ses lèvres gonflées de gloss.
— Si ça pouvait arriver, tu as si peu de graisse que les moustiques devraient quand même se rabattre sur ton sang pour avoir un repas à se mettre sous la trompe !
Shizue haussa ses épaules fluettes et je lui proposai de goûter ma pomme d'amour. Elle refusa poliment et sortit de son sac un anmitsu. Il s'agissait d'un bonbon fait de pâte de haricot rouge, de gelée d'agar-agar sans calorie et de fruits nappés de sirop de sucre brun.
— Ne me tente pas. Je poursuis mon régime !
— Tu n'as nullement besoin de régime ! inféra Leandro en nous envoyant du sable sur les jambes.
Shizue couina et Leandro nous tendit des senko. Tenus vers le bas, c'étaient de petites baguettes contenant au bout une réserve de poudre et qui produisaient de petites étincelles orange.
— Vous parliez de moustiques ? interrogea Leandro de sa voix chantante. Moi, je les écrase sur les murs. Si je n'étais pas un peu consciencieux, j'aurais déjà une nouvelle tapisserie !
— Beurk ! réagit Shizue. Eh bien moi, je les plaque au sol et après je passe la serpillère ou un mouchoir mouillé. Et toi, Lucie ?
— Je m'enroule juste sous les draps en laissant la fenêtre ouverte. »
De concert, ils levèrent les yeux au ciel en secouant le menton. Au-dessus de nos tête et côtoyant les étoiles, le feu d'artifice du la plage commença.
*Personnes âgées de 15 à 34 ans employées à temps partiel ou sans emploi, à l'exception des femmes au foyer et des étudiants. Ils peuvent aussi être décrits comme sous-employés ou travailleurs indépendants. Ils gagnent de l'argent en exerçant des emplois demandant peu de compétences et mal payés. Ces bas salaires rendent difficile la création d'une famille pour les freeter et leur manque de qualifications rend délicat le commencement d'une réelle carrière professionnelle à un âge tardif (source : wikipédia).
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Merci de votre lecture ! ! ლ(`ー'ლ)
Lucie s'ouvrira un peu dans le prochain chapitre.
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