25. L'antre du tigre
[Narration : Lucie]
Ulcérée, j'incendiai Takeo au téléphone. Il se moqua de Sven, compatit un peu puis raccrocha après avoir déclaré que le combat avait été loyal, que ça calmerait l'arrogance de mon ami et lui apprendrait l'humilité.
Très vite, je me rendis à la bijouterie avec deux boîtes remplies de cookies au chocolat auxquels Sven ne put toucher tant il avait mal aux mâchoires. Maeda, sa mère, était sortie acheter de nouvelles compresses et pansements antiseptiques.
« Comment elle a réagi ? demandai-je à Sven allongé sur le canapé du salon, entouré de livres et de revues juridiques.
— J'ai cru qu'elle allait faire une crise cardiaque, murmura-t-il. Mais ça va, ne t'inquiète pas. Elle ne sait pas que c'est moi qui ai cherché la bagarre. Je lui ai dit que j'avais fait une mauvaise rencontre.
— Tu parles d'une mauvaise rencontre... ! Takeo !
— On n'en parle plus, s'il te plaît. »
Je me penchai sur lui et ajustai son ballon de glace qu'il maintenait contre sa joue. Même le visage contusionné, éraflé et de toutes les couleurs, Sven restait magnifique. La beauté de ses traits fins était à peine éclipsée par les horions et les croûtes de sang. Seuls ses yeux bleu électrique avaient un peu perdu de leur éclat.
Il m'expliqua qu'il avait agi sur un coup de tête, qu'il voulait me rendre justice pour tous les services que je rendais aux nintaïens alors que selon lui, ceux-ci ne m'orientaient que vers un tourbillon de violence sans fond.
J'aurais mieux fait de prendre ses menaces au sérieux. Sven ne mentait jamais, il disait ce qu'il faisait et faisait ce qu'il disait.
« Je t'avais dit que ce n'était pas à toi de me défendre, exposai-je doucement. Ce n'était pas ta place, pas ton rôle.
Sven se redressa pour se mettre en position assise. Je m'assis à côté de lui en écartant la table basse pour ne pas qu'il s'y cogne les genoux.
— Je voulais leur montrer qu'ils n'étaient pas intouchables, que tout le monde n'avait pas peur d'eux, se justifia-t-il.
— C'est facile d'attraper un bébé tigre. Il suffit de pénétrer dans son antre.*
— Mets-toi à ma place cinq minutes, plaida Sven en resserrant la poche de glaçons contre sa mâchoire violacée. Rien de ce qu'il t'est arrivé ces derniers temps ne me semble juste. Tu m'as donné l'impression de vouloir à tout prix cacher tes problèmes pour ne pas exposer ces voyous aux poursuites et...
— Je sais que tu voulais m'aider. Merci. »
Sven se tut.
Le voir ainsi défiguré me serrait la poitrine. L'amitié n'est pas un cœur avec des ailes mais avec des racines. Celles qu'avaient plantées Sven dans le mien étaient très profondes.
Un bruit de claquement de porte et de tintement de cloche retentit au rez-de-chaussée. Ce devait être Maeda. Je me levai du canapé.
« Qu'est-ce que tu fais ce soir ? m'interrogea Sven, toujours assis, les mains posées sur les cuisses et le regard perdu dans le vide.
— Nous sommes le 7 juillet, je vais contempler Tsukimi.
— Avec Kensei.
Ce n'était pas une question mais une assertion.
— Oui, chuchotai-je en évitant ses yeux accusateurs. Et toi, tu y vas avec Momoka ?
Sven se rallongea dans le canapé en se retenant de gémir. Ses jambes étaient si longues qu'elles débordaient du canapé au niveau de ses mollets.
— J'ai annulé, m'apprit-il en croisant les mains sur son torse dans l'attitude de celui qui se renferme. Je ne veux pas qu'elle me voit dans cet état.
Maeda ne tarderait plus à monter les escaliers pour s'occuper de son fils.
— Je suis pitoyable, se lamenta Sven.
Sans savoir que répondre, je me pris à penser que c'était ce que tous les spectateurs nintaïens avaient dû penser de lui, à commencer par Kensei.
— Tu t'es juste montré un peu trop téméraire, rectifiai-je en espérant que cela le ragaillardirait.
Je suspendis mon souffle et osai lui demander :
— Kensei ne t'a pas touché, au moins ?
— Non, grogna Sven. Mais il a eu le culot de me lancer un paquet de mouchoirs.
— Ça lui ressemble bien... Il est un peu cynique, parfois.
— Ne te fiche pas de moi. Je ne veux plus le voir, ce mec.
— Dès le départ, je crois que c'était prévu comme ça entre vous. Je vais te laisser, maintenant. Je pense que ta mère attend que je parte pour monter te voir...
Il acquiesça.
— Je suis désolée de ce qu'il t'est arrivé. Vraiment.
Je déposai un baiser sur le sommet de sa tête et me dirigeai en haut des escaliers. D'un geste las, Sven lâcha la poche de glaçons un peu fondus sur le plateau de la table basse.
— Lucie...
Arrêtée à la première marche, je me retournai.
— Oui ?
— Tu avais raison, dit-il. Je les ai sous-estimés. »
*
Une semaine plus tôt, Kensei et moi nous étions rendus sur le pont du canal Dotonbori pour fêter notre Tsukimi. La lune de ce soir-là était énorme et paraissait si proche que j'avais eu l'impression de distinguer de nouvelles crevasses à sa surface. Nous marquions le coup : nous avions un an. Cela faisait un an que nous nous étions embrassés.
Aujourd'hui, sept jours plus tard, la fête se poursuivait : c'était O-Bon, une coutume japonaise tirée du bouddhisme visant à honorer l'esprit des ancêtres. Importée de Chine, elle existait depuis plus de cinq cent ans.
Le 14 juillet, alors que les français célébraient la prise de la Bastille, les Japonais posaient un congé et se réunissaient en famille, ce qui impliquait la plupart du temps de retourner dans sa ville natale pour trois jours.
Pour l'occasion, j'avais la chance d'être intégrée dans la famille de Kensei dont les ancêtres avaient toujours vécu à Osaka, ce qui ne m'obligea pas, à l'inverse de Shizue, à me déplacer jusque dans la campagne. Rapidement, je m'aperçus que O-Bon était certes une fête religieuse empreinte de gravité puisque les morts peuvent retourner sur Terre mais qu'elle était également l'occasion de réunions joyeuses. Au grand bonheur de Kensei et au ravissement de sa mère, j'avais loué un yukata pour les festivités.
L'ambiance dans les rues était folle et assourdissante de conversations et de retrouvailles. À la lumière des lanternes de papier coloré, tout le monde sortait vêtu en léger kimono, buvant des bières ou grignotant des petits plats et mets d'été dans les échoppes. À plusieurs reprises, nous fûmes obligés de nous écarter du chemin pour laisser passer des hommes habillés en veste courte et transportant un petit sanctuaire portatif sur leurs épaules en criant par-dessus des percussions.
En sanskrit, O-Bon signifiait pendu à l'envers en enfer. Dès lors, les offrandes faites aux morts permettaient d'amoindrir la douleur des âmes en peine et les remercier pour leurs sacrifices envers leur famille durant leur vie.
Selon la légende, Mokuren, un disciple de Shakyamuni, avait eu une vision de sa défunte mère égoïste torturée dans le Royaume des Esprits Affamés pour expier ses fautes. Bouleversé, Mokuren avait interrogé le Bouddha sur la façon dont il pouvait sauver sa mère. Bouddha lui avait suggéré de donner le 15 juillet une grande fête en l'honneur des sept dernières générations de morts. Mokuren avait obéi, délivré sa mère et découvert à cette occasion l'abnégation de cette dernière et les nombreux sacrifices qu'elle avait consentis pour lui. De cet heureux dénouement, Mokuren avait dansé de joie et cette danse était devenue le Bon Odori.
Depuis le changement du calendrier lunaire en calendrier géorgien, Bon Odori se produisait à trois reprises dans les régions du pays, ce qui faisait varier la chorégraphie et la musique de la danse.
En vertu du bouddhisme, des offrandes de nourriture, symbole de partage, étaient effectuées pour que les esprits restent en paix dans l'autre monde. Celui-ci était une sorte de purgatoire où les âmes des défunts se purifiaient et se déifiaient. Les Japonais avaient accepté ce rite et pendant longtemps, ils avaient cru que les âmes d'un célibataire, d'un mort par accident ou d'un enfant n'ayant pas passé l'âge des sept ans reposaient dans un autre monde où ils ne trouveraient pas le repos. Pour que les esprits parviennent aux offrandes, les Japonais suspendaient des lanternes à l'extérieur des maisons pour les guider.
Le 15 juillet, on continuait d'attirer l'âme des défunts en allumant les bougies et surtout, on leur parlait. Le dernier jour, le 16 juillet, on éteignait les flammes pour renvoyer les esprits dans leur monde.
À la différence de sa mère, je n'avais pas de réel contact avec le père de Kensei. Nous ne discutions pas mais notre relation était des plus cordiales. Il n'avait jamais désavoué la relation que j'entretenais avec son fils et ce même durant notre période de séparation. J'avais le sentiment qu'il m'avait définitivement acceptée.
Nous nous trouvions à présent sur un marché aux saveurs pour nous délecter des fruits de l'été. Tomomi courait à travers les yukata, Kensei à sa poursuite et leur mère leur criait derrière de revenir dans ses jupons. Les crissements des cigales, les tambours et les cymbales résonnaient au milieu de la foule dense. En été, le Japon était une étuve, j'avais l'impression de vivre dans un climat subtropical.
Le père de Kensei m'expliqua que la nuit du 6 août, on allumait également des lanternes afin de consoler les esprits des victimes tuées par le bombardement atomique. J'inclinai la tête et il conclut, le regard rivé sur un panier de pêches : « À ce propos, je suis content que vous soyez Française et non Américaine. En plus, je préfère votre cuisine. »
*
Dans mon rêve, le gigantesque requin ouvrit la gueule, dévoilant des dents aiguisées comme des sabres pointés vers l'extérieur. Il fonça dans ma direction et alors que je voyais déjà le trou noir béant se refermer sur moi, il plongea le museau pour déchiqueter les tentacules de la pieuvre qui se trouvait toujours dans mon dos. Celle-ci lâcha ma jambe et fondit sur le requin pour enrouler ses bras autour de lui et entreprendre de l'étouffer.
Résignée, je m'étirai doucement pour me réveiller. Il était à peine trois heures du matin. Je soulevai le drap, sortis du lit et me mis à gratter ma jambe. Je comptai six boutons de moustique répartis de ma cuisse à la cheville ! Celui-là n'était pas un anémique !
Je tâchai d'oublier mes démangeaisons, me rendis dans le coin cuisine, remplis un verre d'eau et le bus par petites gorgées. Mon rêve continuait d'évoluer et opposait à présent le gigantesque requin à la pieuvre géante.
J'ouvris la fenêtre et exposai mon visage pour sentir l'air doux. C'était une paisible nuit de mois de juillet. Au loin la rumeur de la circulation était rapportée par la brise.
Ma nuit n'était peut-être pas fichue. Je reposai le verre dans l'évier et entrepris de me préparer un chocolat chaud.
*Proverbe japonais.
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◦°˚\(*❛‿❛)/˚°◦ Merci de votre lecture !
Sven finira-t-il par changer d'avis sur les nintaïens ?
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