16. Le silence
[Narration : Lucie]
Je séparai deux carrés du reste de la plaquette de chocolat noir. J'en plaçai un sur la langue, le retournai sur le palais, laissai fondre le chocolat, le suçotai puis le mâchai en entrouvrant légèrement la bouche pour savourer les arômes.
Le chocolat, il n'y avait que cela pour me calmer. Le problème était que je ne pouvais m'arrêter à deux carrés. Normalement, j'avais besoin du double ou du triple pour me rassasier. Mais au Japon, j'avais appris à mieux me maîtriser. Ma sœur m'envoyait régulièrement des colis de tablettes de chocolat noir fourré au citron, à l'orange, au sel ou au café. Heureusement qu'elle était là.
Je soupirai, déchirai le bout d'aluminium qui dépassait de la tablette et la reposai sur l'étagère de mon coin cuisine pour me replonger dans les notes de mon prochain rapport à l'agence. Celui-ci, reposait principalement sur deux axes : l'autocensure dans la liberté d'expression et le fatalisme constant dont faisaient preuve les Japonais lorsqu'ils ne se sentaient pas capable de dominer une situation. Ils réagissaient à cette dernière par une petite phrase horripilante : On n'y peut rien.
Concernant ces deux axes et plus globalement dans la façon de vivre le Japon, la mentalité japonaise était profondément imprégnée de deux concepts : honne (le véritable soi) et tatemae (la façade présentée aux autres). Dans cet esprit, la culture japonaise différenciait les véritables désirs de l'individu de ce que la société attendait de lui : une image polie et respectable insusceptible de perturber l'ordre public.
Pour un étranger, une personne qui ne disait pas ce qu'elle pensait ne pouvait qu'être hypocrite. C'était un jugement auquel un Japonais répliquait volontiers que se montrer trop franc revenait à faire preuve d'insensibilité puisqu'on ne ménageait pas les sentiments de l'autre. Au contraire, l'Occidental estimait qu'en étant transparent dès le départ, on s'épargnait bien des tracas provoqués par les ambigüités et surtout, que l'on gagnait du temps.
La franchise à l'état pur était mal comprise dans la société japonaise. Voilà pourquoi je m'étais si vite entendue avec les nintaïens. C'était aussi la raison pour laquelle les étrangers, même ceux ayant reçu une éducation parfaite, pouvaient paraître frustres aux yeux des nippons. De ce point de vue, vivre au Japon se révélait fatigant pour un étranger qui n'avait pas grandi en s'appropriant les codes de honne et tatemae.
Par ailleurs, à l'instar de mes premières semaines passées avec Aïko, on ne devait guère se formaliser du manque de démonstration affective ou amicale de la part des Japonais. Soit il s'agissait effectivement d'un trait inhérent à leur personnalité, soit cette apparente distance n'existait que parce que la personne ne nous avait pas encore permis d'intégrer sa sphère honne, étape qui pouvait prendre des mois, autant que des années, voire ne jamais arriver.
Depuis que j'habitais à Osaka, froisser une personne en raison d'une phrase maladroite était l'une de mes pires craintes socialement parlant. La plupart du temps, j'avais l'impression qu'après avoir fait la connaissance de quelqu'un, notre dialogue était écrit à l'avance et que je ne devais pas m'en écarter au risque de paraître impolie. Pouvais-je refuser un izakaya *avec le personnel de l'établissement Nintaï ou demander à m'entretenir avec le proviseur ? Pouvais-je inviter la présidente de mon club de calligraphie à déjeuner sans qu'elle pense que je la trouve maigre ? Pouvais-je me permettre de complimenter Maeda, la mère de Sven, sur son nouveau tailleur sans qu'elle imagine les autres mal coupés ?
Je tâchais de me convaincre que la froideur apparente de mon interlocuteur était due à une réserve, au respect des obligations sociales et à un art de vivre mélangé à de stricts codes sociaux. Mais pour ne rien arranger, un autre concept venait se greffer sur celui de honne et tatemae : celui des cercles.
Le terme uchi correspondait aux individus appartenant à un cercle, en opposition à soto qui désignait tout ce qui se trouvait en dehors de ce cercle. Il pouvait s'agir de la famille, d'un groupe d'amis, de collègues de travail, d'un club, d'une activité sportive ou de loisir. Se trouver dans un cercle conférait aux individus un sentiment de sécurité. Si l'apparence ou le comportement d'une personne ne collait pas au cercle en question, les membres de celui-ci la considéraient comme étrangère et la rejetaient. En résumé, si vous ne parveniez à intégrer aucun cercle, vous étiez quasiment condamné à rester seul et cette situation étant plus fortement susceptible d'arriver à un étranger qu'à un Japonais.
Au début, cette gymnastique mentale couplant honne et tatemae avec uchi et soto m'avait parue insurmontable. Pire, il me semblait que mes relations demeureraient superficielles. Mais à force de patience et d'explications prodiguées par Sven et Aïko, je m'en étais sortie. À présent, je savais que si l'on me répondait Pardon, je me suis déjà engagé auprès de quelqu'un, cela voulait dire que la personne n'avait pas envie de sortir. De même, Peut-être une prochaine fois signifiait plus vraisemblablement Jamais de la vie. En revanche J'en serais ravi mais je ne peux vraiment pas ce soir me laissait peut-être une chance... Et si par malheur, à la fin d'une conversation mon interlocuteur répondait par C'est la vie ou On n'y peut rien, c'était qu'il ne m'avait pas écoutée ou qu'il s'en fichait.
À mon sens, la principale répercussion de cette façon de penser se situait au niveau du débat : dans la société japonaise, il était quasiment absent.
*
Je me rendis à la bijouterie de Maeda, la mère de Sven, en passant par un nouvel itinéraire. Bien que les habitations des villes nippones soient implantées dans un cadre en béton laid, les toits des maisons étaient souvent recouverts de tuiles sombres et les façades de tôles de plastique ou de métal assez sobres mais jolies pour qui ne porte pas un regard trop dur sur le monde urbain.
La lumière déclinante produisait un doux contraste sur ces habitations bétonnées ; la nature arrivait même à rendre beau le gris. Il arrivait aussi que ces petites demeures soient agrémentées d'un jardinet dans lequel s'épanouissait un massif de fleurs et des pins aux branches parfaitement taillées.
Au bout d'une rue, je débouchai sur l'artère commerçante dans laquelle Maeda tenait sa boutique. Sven m'accueillit chaleureusement et m'entraîna à l'étage pour partager un thé.
Sven ne tenait plus en place : Momoka avait accepté de sortir avec lui. Je n'étais pas étonnée. Le métis danois était beau à en crever les étoiles ! Connaissez-vous beaucoup d'Asiatiques pourvus d'yeux bleu électrique ? Il n'en existe qu'en Sibérie ! Ou dans la boutique de Maeda, parmi d'autres splendeurs.
Après réflexion, je me dis qu'ils avaient mis du temps pour en arriver là même si la procédure japonaise pour sortir en bonne et due forme avec quelqu'un était rigoureuse. Alors qu'en France il suffisait de discuter, s'embrasser, puis plus si affinités, les Japonais opéraient par étapes. On commençait par des échanges de messages, puis quelques sorties et la déclaration permettant d'officialiser la relation. Enfin seulement, le véritable contact physique pouvait s'effectuer. En y repensant, Kensei avait pris des risques avec moi, il avait tout fait dans l'ordre inverse ! Ou alors, il était très malin et avait procédé selon les codes occidentaux.
Sven ne se donnait jamais en spectacle mais il parut si nerveux qu'il manqua de renverser le thé sur lui. Il reposa la tasse et sa soucoupe sur le plateau burgauté et aplatit sagement ses larges paumes sur ses genoux.
Je savais Sven capable d'un dévouement pur et simple envers les personnes chères à ses yeux. Derrière ses airs de glaçon nordique, Sven était un romantique au cœur chaud et généreux... Tout autant que triste et mélancolique. J'espérais que Momoka ne le lui briserait pas. D'un autre côté, Sven était autant fidèle en matière de sentiments que de raison mais à force de vouloir bien faire, je le sentais susceptible de se transformer en tyran possessif.
Derrière les lourds rideaux marron glacé, la pluie ruisselait sur les carreaux. La force des précipitations faisait tambouriner une gouttière contre le mur. Assise au fond du canapé, j'éprouvai comme un pincement au cœur à l'idée que Sven serait désormais tout entier à sa dulcinée et me trouvais aussitôt égoïste de penser ainsi. Maeda elle, ne se sentait plus de joie.
Puis, sans crier gare, Sven changea de sujet.
« Comment ça se passe du côté des yakuzas ? Est-ce qu'on t'a suivie ?
— Non, ils ne m'ont plus embêtée. Ce n'est pas comme si je leur devais quoique ce soit. Je me suis juste retrouvée au mauvais endroit au mauvais moment.
Il sirota lentement son thé avant de répondre :
— Je pense le contraire. Tu ne cherchais que ça.
— Qu'est-ce que tu insinues ? »
Un silence pesant s'installa entre nous.
Au Japon, le silence tenait une place particulière dans les conversations. Il s'agissait d'un mode de communication et non d'une forme de vide insérée entre des mots. Pour les Japonais, ce qui était important et vrai relevait du silence et non de ce qui était verbalisé. Mieux valait se taire que d'exprimer quelque chose qui pourrait être mal compris. Le silence apportait ainsi l'harmonie en contournant les conflits directs d'opinions. L'individu qui ne s'y conformait pas était perçu comme quelqu'un d'impoli et d'égocentrique, voire d'immature. D'où le fait que de nombreux étrangers paraissaient parfois grossiers.
Au bout de quelques minutes, Sven partit refaire chauffer de l'eau. Énervée, j'hésitai à m'éclipser lorsqu'il revint et posa une main sur mon épaule.
*Sorte de bistrot.
→ ★
Merci de votre lecture !
Bon, okay. Un dernier tome n'est rien sans la petite touche de sociologie qui a pris de la place en début et fin de chapitre mais vous aurez la suite de la discussion au prochain épisode ! .... φ (· ∀ · *)
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