6. L'écroulement, un piètre allié
Désormais, je passais beaucoup de temps à la bibliothèque de l'université, partagée entre les approfondissements des cours, les devoirs à rendre et les pauses café en compagnie de Yoshi. Je remarquai que celui-ci se plaçait de plus en plus souvent en face de Shizue et crayonnait plus rapidement que d'habitude sur ses fiches.
En tout état de cause, il se proposait régulièrement pour m'aider : son débit était lent, comme si chaque mot le pesait, bien qu'il prétende que c'était sa façon de réfléchir tout en expliquant. Très souvent, je le retrouvais alors qu'il travaillait déjà à côté de Leandro, lequel s'esquintait les neurones sur son mémoire.
Pour ma part, mes facultés de concentration étaient amoindries. Ma bulle de bonheur créée avec Kensei avait éclaté. Elle m'avait emmenée si haut, que ma chute à terre n'en finissait pas.
Les migraines à répétition me faisaient prendre conscience de la fragilité de la santé humaine. Du moins la mienne. Angines sur crises de foie, saignements de nez sur eczémas, maux de tête sur douleurs articulaires. Et toujours cette même question : pouvais-je retourner en arrière ? La réponse était non, bien évidemment mais j'espérais qu'un miracle se produise.
Je ne rentrerais pas en France. Qu'y aurai-je fait ? Je ne pourrais pas retourner chez mes parents qui vivaient comme si je n'existais pas. Louer une chambre dans une colocation m'obligerait peut-être à me prendre en main. Cependant, tout me rappellerait ma fuite, encore une fois. Je ne savais faire que ça, fuir.
Il arrivait que mes pensées angoissantes me coupent le souffle. Au bout d'un moment, mécaniquement, mon corps s'ordonnait de respirer un peu d'air. Par défi, je le retenais volontairement aussi longtemps que j'en étais capable. Je me demandais jusqu'où je pouvais aller, où se situait ma limite. Bien sûr, c'était différent que d'être étranglée par Hidetaka-le-piercingué. Toutefois ce stratagème avait le mérite de me faire momentanément penser à autre chose qu'à mon manque.
Malheureusement, je ne pouvais passer mes journées à tenter de battre mon record d'apnée. Ma seconde astuce consistait à m'absorber dans les études. Je m'étais trouvée aux prises avec les enseignements de droit de la propriété industrielle. Mes notes de cours étaient éparses, incomplètes, parfois vides de sens.
« Ce prof m'énerve... Sven affirme qu'il se trompe, voire se contredit dans son cours.
Le dos calé dans sa chaise de bibliothèque, Yoshi repoussa de sa paume la monture de ses lunettes rectangulaires :
— Comme on dit : Un étudiant qui se trompe, c'est une erreur, un chargé de séminaires qui se trompe, c'est un point de vue, un prof qui se trompe, c'est une théorie.
— Sur quelle planète tu vis ?
— Sur la planète Théorie. Car en théorie, tout va bien. La pratique est utile mais foudroyante pour le moral.
— Il faut de tout pour faire un monde : des théoriciens et des empiristes...
— J'ai choisis de me placer dans la seconde catégorie, répliqua Yoshi. On rencontre moins d'ennuis.
Derrière sa soif de connaissances, un petit côté brouillon parmi tous ses papiers et ses stylos le rendait très attachant. Il s'empara d'un livre sur une étagère, le feuilleta à une vitesse fulgurante et tapa des notes sans avoir besoin de lorgner sur son clavier. Je le regardais, déprimée.
— C'est difficile d'avoir un surdoué en guise d'ami.
— Ça doit te changer des cancres non ?
Il ajouta aussitôt, l'œil condescendant :
— Si je me rappelle bien, tu es un génie aussi !
— Pas vraiment. Plutôt une chanceuse. J'ai le don des langues.
— Et une mémoire impressionnante. Allez ! Tu te fais des idées » assura Yoshi sans cesser de tapoter sur les touches.
À cet instant, je reçus en email une photo de tripes à la mode de Caen prise par ma grande-sœur, Amandine : « Pour te tenir chaud dans le froid nippon ! ».
C'était un plat dont je raffolais auparavant. Heureusement, Yoshi n'avait pas vu mon message, auquel cas il m'aurait surnommé la burakumin.*
Sven entra dans la bibliothèque. Comme d'accoutumée, plusieurs regards brillants d'étudiantes rougissantes convergèrent vers lui et suivirent son chemin jusqu'à nous. Il y eut quelques chuchotements derrière des mains et des livres placés sur les tables en position verticale d'observation-sans-être-vue. Notre Apollon à la peau lisse et à l'air froid de papier glacé nous salua et proposa de m'emmener à la bijouterie. Bloquée depuis une heure sur mon commentaire de texte, j'acceptai sans une once d'hésitation.
*
Dans le petit salon de Maeda, rien n'avait changé, si ce n'était les fleurs du vase en porcelaine. Il s'agissait d'un énorme bouquet de magnifiques chrysanthèmes de toutes les couleurs : blanches, jaunes, rouges, violettes et verts d'eau. Sven m'incita à m'asseoir sur le canapé.
Les week-ends de novembre, il était coutume que les Japonais aillent admirer les chrysanthèmes exposés dans les parcs et les temples. En Chine, en Corée et au Japon, ces fleurs étaient symbole de sérénité et de longévité. Rien de commun à l'association mortuaire que je connaissais pour refléter l'ambiance de la Toussaint. La période était passée mais le bouquet subsistait.
Sven servit le thé, je n'y touchai pas. Il avait déjà bu deux tasses lorsqu'il darda sur moi son regard bleu électrique hérité d'une improbable et fabuleuse combinaison de gènes.
« Je sais que tu vis un moment pénible. Pour aller mieux, tu devrais essayer d'arrêter de te morfondre.
— Facile à dire.
— Tu es accablée mais pas écorchée vive. Il toussa : Je ne suis pas le premier à te le faire remarquer.
J'acquiesçai d'un signe de tête et goûtai le thé vert pour lui faire plaisir. Sven m'observa reposer la tasse sur le plateau burgauté, joignit les mains sur ses cuisses et regarda droit devant lui :
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas en parler. Peut-être que ça te ferait du bien ».
Lui non plus ne me confiait jamais ses problèmes. Du moins rarement et sur des sujets de peu de gravité, tels que des groupies le harcelant pour l'ouverture d'un fanclub à son image.
Sven prit ma réflexion pour un refus de dialoguer. Il critiqua longuement Kensei afin d'y répercuter un écho dans mon esprit et me faire déculpabiliser. Son intention était louable mais il s'y prenait mal. Mon ami était rigide, inflexible et résolu. Pour entretenir ou élargir le cercle de ses relations, il aurait dû apprendre à réfréner son obstination et à faire des compromis.
Je le laissai déverser son fiel, plus pour lui-même que pour moi. C'était pour lui une occasion rêvée de rabaisser Kensei sans que je m'y oppose.
Malgré sa diatribe, la fâcheuse tendance de Sven à se perdre dans les détails et à rechercher la petite bête n'avaient aucun impact sur ce que je ressentais. Il y avait un goût d'inachevé dans ma relation avec Kensei. Peut-être était-ce pour cette raison que je ne parvenais pas à m'en détacher.
*Catégorie de personnes historiquement discriminées qui consomment notamment des tripes, du foie et des abats.
( ̄ω ̄)/ Merci de votre lecture !
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