22. Les sardines remontent
[Narrateur : Lucie]
À tous points de vue et comme l'avait souligné Yoshi, Noël ne revêtait pas la même signification au Japon qu'en Occident. Avec à peine deux pour cent de Japonais chrétiens, ce ne pouvait être qu'une fête éminemment commerciale. J'en découvrais, atterrée, pour exemple le fait que la tradition du dîner ne soit pas la dinde mais un sceau de poulet du KFC,* hérité d'une campagne massive de marketing dans les années soixante-dix.
À Noël, tout le monde allait à l'école et au travail, à moins de courir en troupeau dans les magasins acheter auprès de vendeuses déguisées en Mère Noël les nouveautés de cette année en édition limitée : glaces Häagen Dasz, produits high-tech customisés, chocolats, Christmas Cake – un fraisier local etc. Les prospectus et annonces au micro affluaient au coin des rues et des allées de magasins. Tout était d'un kitch affolant et reflétait la joyeuse atmosphère des fêtes de fin d'année.
Le 25 décembre n'était pas un jour dédié à la famille mais au couple. Au centre-ville, Kensei et moi assistâmes pendant plus d'une heure à des feux d'artifice. Puis, après être passés au garage apporter un saut de poulet KFC au Vieux, nous visitâmes les galeries marchandes pour profiter de la liesse générale.
Au milieu des sapins de Noël artificiels et des lustres en verres où pendaient des guirlandes de boules et d'étoiles, je compris que l'amour et la passion étaient des choses distinctes. On peut avoir la veine de rencontrer les deux en même temps.
« Merci, de m'avoir pardonnée.
Kensei continua à marcher, m'entraînant dans les rayons du magasin.
— Je ne t'ai pas pardonnée, répondit-il. Je te donne une seconde chance et c'est pour cette fois, seulement. Il n'y en aura pas d'autre.
— Il n'y en aura pas d'autre, répétai-je pour le rassurer.
Dans le même temps, un grand cratère s'était creusé dans ma poitrine. Kensei le combla presque immédiatement :
— À ce jour, il n'y a que toi que j'ai aimé comme ça. C'est dur à réaliser, tu n'imagines pas à quel point. Je pensais n'avoir besoin de personne et m'en portais bien jusqu'à ce que je tombe sur toi, jusqu'à ce qu'au lieu de me mettre des claques dans la figure, tu m'embrasses en souriant ».
Regardant droit devant moi, je comprimai sa main si fort dans la mienne qu'elle chauffa. Bien entendu, Kensei n'était pas seul à s'être remis en question. Tant que nous n'avons pas aimé, nous sommes imparfaits. Pendant l'amour, nous sommes complets. Dans la séparation, on a perdu quelques morceaux en route mais on a beaucoup appris de soi. Kensei m'offrait la possibilité de les recoller et je ne comptais pas m'en priver. J'étais même prête à le recouvrir de ciment.
Bras dessus bras dessous, nous parvînmes devant le restaurant familial, frigorifiés mais exultant d'allégresse quant à la poursuite de la soirée. Les canisses rouges de l'entrée de l'établissement étaient recouvertes d'une fine poudreuse qui continuait de tomber joliment à la lumière des lanternes.
Puisque je refusais de manger un KFC le jour de Noël, nous grignotâmes des yakitori, puis en dessert une véritable bûche que les parents de Kensei avaient préparé sur ordre de Tomomi, sa petite-sœur.
Après le repas, la famille sortit admirer la deuxième série de feux d'artifices. Une fois le restaurant fermé, Kensei ouvrit une bouteille de vin blanc et nous fîmes la course jusqu'à sa chambre. Il gagna mais me laissa la première regarder la neige tomber derrière la vitre.
Les flocons ne s'aplatissaient pas tous par terre. Ils se faisaient porter par le vent qui les percutait dans tous les sens, modifiant leur trajectoire. Parfois, ils passaient vite. L'instant d'après, ils faisaient du sur place, voltigeaient et repartaient en tourbillonnant.
Nous avions oubliés les verres dans la salle et par fainéantise, entamâmes le vin au goulot. Kensei se positionna à son tour devant la fenêtre et je goûtai encore la boisson ; ce vin n'était pas mauvais. Kensei me fit de nouveau une place. Je déposai prudemment la bouteille sur le sol de la chambre et me glissai devant lui. L'amour vaut mieux que l'alcoolisme.
Les flocons étaient nombreux, malmenés comme de pauvres âmes. Peut-être était-ce dû à l'effet du vin mais ils ressemblaient à des petites sardines se déplaçant en banc, dirigées par les courants aériens. L'œil, s'il ne se concentrait que sur un seul flocon, pouvait le suivre sous la forme d'un rond. Cependant, s'il les considérait globalement, alors la vitesse du vent leur attribuait comme une petite traînée blanche constituant une queue.
Observez cela. Avez-vous déjà vu des sardines immaculées voler dans le ciel d'hiver ? Maintenant oui.
Quand je lui fis part de mes pensées, Kensei éclata de rire avant de m'examiner avec un regard de caramel. Je l'embrassai. Sa bouche était encore humide de vin. Il activa sa chaîne Hi-fi pour passer la playlist d'un groupe d'électro-swing que je lui avais fait découvrir et nous partageâmes la bouteille. Nous discutâmes sans fin. Tout m'avait manqué : cette certitude qui colorait sa voix, ses pupilles qui s'étrécissait lorsqu'il était pris d'un doute et qu'il devait se lever et allumer une Marlboro pour se détendre. J'étais plongée dans un état de plénitude, de ce genre de moment auquel on se réfère plus tard en parlant de nostalgie.
La bouteille de vin était presque vide. Kensei me prit gentiment le bras et enfouit son nez dans mes cheveux.
« Il est bizarre, le nouveau. Je suis sûr qu'il cache quelque chose. Ça se sent, à son attitude.
— Jun ? Qu'est-ce que tu connais de lui ?
— Reiji a mené son enquête. Il vient de Tokyo et n'a jamais redoublé. Il est très intelligent et a été accepté dans plusieurs établissements de la capitale.
— Pourquoi est-ce qu'il est venu ici, dans ce cas ?
— Il semblerait que son père, un ingénieur, ait été muté. Sa famille l'a suivi dans le déménagement.
— Ça a dû être terrible pour Jun... Mais ça n'explique pas comment il est arrivé à Nintaï.
Kensei opina.
— Quoiqu'il en soit, ce gars n'a pas l'excuse d'avoir manqué les concours d'entrée, puisqu'il s'agit d'un transfert. Pourquoi avoir choisi l'établissement le plus dégradé du Kansai, je n'en ai aucune idée. En tout cas, t'as l'air de bien t'entendre avec lui.
— Oui, c'est vrai. Mais ne te fais pas d'idées...
Kensei ricana en secouant la tête. Son sourire immense lui dessina des fossettes sur les joues. Le rythme de mon cœur passa à la vitesse turbo.
— Il t'a amadouée avec ses arcs-en-ciel.
— Ne te moque pas. Qu'est-ce qu'il en est du trafic de drogue et de Fumito ? Ça fait des mois que l'affaire traîne... ».
Kensei retrouva tout son sérieux. Mal à l'aise, il sortit son paquet de cigarettes de sa poche et le porta à sa bouche pour en coincer une nouvelle entre ses lèvres. Il alluma la Marlboro et entrouvrit la fenêtre de la chambre. Le froid s'y engouffra aussitôt. Il tira un peu les stores pour étouffer le vent.
*Kentucky Fried Chicken.
Merci de votre lecture ! ⊂('• ω •'⊂)
Rendez-vous vendredi pour la suite de la conversation !
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