10. Un cœur de femme
Vers la fin de l'après-midi, j'essayais de faire le point. Mon intégration au Japon avait dépassé toutes mes espérances. À l'Université, je côtoyais des Occidentaux assimilés et m'étaient fait des amis Japonais. De plus, mon travail, qui n'avait rien à voir avec celui d'une compagnie japonaise, m'avait mise en relation avec des nippons qui m'offraient une vision du monde comme je n'en avais jamais envisagée. Cependant, je commençais à étouffer. Après plusieurs mois passés au Pays du Soleil-Levant entrecoupés d'un petit retour en France, je comprenais que ma chance avait tourné et que j'allais devoir sérieusement m'accrocher.
Mon axe de basculement avait été ma rupture avec Kensei. À partir de ce moment, j'avais réalisé que mon époque d'insouciance était terminée et que mon laxisme me coûtait cher : je ne produisais plus aucun effort pour garder des contacts. Quand avais-je appelé Aïko pour la dernière fois ? Les Japonais étaient aimables, polis, gentils mais établir une véritable relation exigeait une résistance au laisser-aller. Je n'avais plus d'insurmontable problème de communication et la langue japonaise ne m'était donc d'aucune excuse.
À quoi pouvais-je me raccrocher pour remplir mon vide ? J'avais mis un terme à une période de découvertes de bonbons, de visionnages de films japonais, d'appels de mes proches sur Skype, d'écoute de musique pendant des heures, de vagabondage dans les rues avec mon appareil photo.
J'étais déconnectée.
La différence culturelle était décidément énorme.
Sans effort, je demeurais l'étrangère de service.
Le vide m'isolait et l'alcool ne le comblait pas. Tout au mieux, il me faisait oublier ma claustration pour un moment. Je me trouvais si engourdie que je ne savais plus quelle stratégie adopter pour me sentir vivante. J'étais devenue une personne que je détestais, une personne faible, molle, paresseuse et ce nouvel état me semblait pire que la solitude qui l'avait déclenché.
Pourquoi boire ? Je ne cessais de m'interroger à ce sujet. C'est penser lâchement que de préférer être amnésique plutôt que d'éprouver des regrets.
L'interphone sonna. La tête bourdonnante, je décrochai. C'était Leandro. Il était en bas et voulait monter. Son apparition était inespérée. Que faisait-il là ?
Je fis asseoir Leandro sur le canapé et sortis une bière fraîche du réfrigérateur ainsi qu'une grande bouteille d'eau. Il passa sa main bronzée dans ses boucles ébène et me décocha un sourire magnifique :
« C'était quoi, tous ces messages que tu m'as envoyé hier soir ?
La question en anglais eut du mal à faire son chemin dans mon cerveau. Le sourire de Leandro s'évanouit et il se retourna sur le canapé.
Décontenancée, je déverrouillai l'écran de mon portable pour lire mes appels au secours de la veille. À cause de mon état d'ébriété, les messages étaient à peine compréhensibles.
— Le dernier disait que tu avais réussi à ouvrir ta porte d'entrée donc je ne me suis pas inquiété, commenta Leandro. Mais je voulais quand même venir te voir. Tu as une sale bobine ! Tu as fait quoi encore, cette nuit ?
Je m'assis à côté de lui sans répondre et avalai un nouvel antidouleur pour mon crâne. Il m'observa du coin de l'œil et m'examina à haute voix :
— Bras sans force, traits tirés, regard larmoyant et crinière en désordre... Une superbe cuite ?
J'acquiesçai, piteuse et le suppliai de parler moins fort.
— Tu te flingues la santé, bella. Vouloir à tout prix te changer les idées n'implique pas de maltraiter ton corps.
— Mieux vaut vivre un jour comme un lion que cent ans comme un mouton.
Les yeux luisants, Leandro secoua doucement la tête :
— Je connais bien ce proverbe italien. Mais note celui-ci : L'amour fait passer le temps, le temps fait passer l'amour.
Nous discutâmes près de deux heures. Leandro avait vidé le reste de mon pack de bières et tous les gâteaux apéritifs que j'avais pu trouver dans mon placard. J'avais également sorti un plaid dans lequel nous nous étions emmitouflés, serrés l'un contre l'autre comme deux petits mammifères frileux.
Il m'accusa gentiment de moins le contacter. Je soupirai, lasse :
« Souvent, on m'a reproché de perdre volontairement contact, pour couper les ponts, soi-disant. Et ce, parce que je n'appelle ou n'envoie des messages que rarement.
— Ça peut se concevoir. Ne pas donner de nouvelles peut signifier que tu ne veux pas recevoir celles des autres. Si c'est récurrent...
— Mais ces personnes-là, je les porte dans mon cœur. Je pense à elles.
— Alors matérialise ces pensées, parce qu'on ne peut pas les deviner. C'est comme d'être en couple et de ne pas dire je t'aime.
— Bon sang ! m'exclamai-je. J'ai l'impression que tu me renvoies mes dernières erreurs à la figure !
— On apprend de ses erreurs. Ce n'est pas grave si tu tires des leç....
— Le crétin qui a dit ça ne devait pas faire du deltaplane !
Il éclata de rire et reprit, tristement :
— C'est vrai, bella. Moi non plus, je ne fais pas d'efforts. Je vais de belles mirettes en longues jambes sans comprendre ce qui me pousse à vouloir goûter à toutes les peaux.
— Tu es une personne très particulière, il faut l'admettre.
Leandro fronça les sourcils et fit rouler ses boucles brunes entre ses doigts. Curieusement, ses cheveux ne graissaient pas et conservaient toujours leur éclat comme s'il avait versé de l'huile dessus sans les rendre poisseux et infâmes. Au bout de quelques secondes, il soupira. Ses yeux de braise luirent dans le vide.
— Je suis un insatiable, oui. Mais je pars du principe qu'un homme qui prend son temps avant d'aimer est intelligent. Les plupart des gars vivent dans la précipitation de leur désir et de leurs sentiments. J'estime être à la mi-chemin de ces deux catégories...
— À moins d'en former une à toi tout seul, murmurai-je. Parfois, je ne sais plus si je dois rire de tes aventures ou te faire la morale. Regarde par exemple... L'assistance du professeur de propriété intellectuelle ou Naomi. Qu'est-ce qu'il t'a pris ?
Il soupira en se grattant le cou et enfonça plus profondément son dos dans le canapé.
— Le problème de beaucoup d'hommes, c'est que pour le peu qu'une fille leur adresse un sourire ou un mot sympa, les voilà déjà à envisager le meilleur. Ils ont des envolées dans le cœur et des picotements au creux des reins. Ils n'imaginent pas un instant que la fille leur a souri simplement parce qu'elle a passé une bonne journée.
Je tentais de méditer ces propos mais ne pus m'empêcher de le questionner :
— Qu'est-ce qui rend les femmes si attirantes auprès des hommes ?
— Vous êtes un univers à vous seules, répondit Leandro en se redressant pour décoincer mes cheveux empêtrés dans un bouton de son pull.
— La réciproque est vraie.
— La différence est que votre univers est hypnotique, érotique et panoramique, alors que le nôtre est purement descriptif, affirma-t-il en reprenant sa position initiale, le menton dirigé vers le plafond.
— Qu'est-ce que tu fais des poètes ? Des artistes ?
— Ceux-là ont une enveloppe masculine mais possèdent un cœur de femme. Ce n'est d'ailleurs pas une mauvaise chose.
— Un cœur de femme ?
— C'est un cœur d'amour, de tendresse, de charme... En voilà un mot : beaucoup de charme, un charme sans fond. Rares sont les hommes dont on peut dire qu'ils ont un charme infini, n'est-ce pas ?
Je haussai les épaules.
— Alors qu'est-ce que tu n'aimes pas chez les femmes ? Tu sembles nous connaître un peu trop bien...
— Je me fie à mes expériences mais pour moi, les femmes sont soit envieuses, soit narcissiques. Quand l'une consent qu'une autre a du beau dans son physique, c'est qu'elle estime être encore plus belle.
— Ce n'est pas mon cas.
— Tu fais partie des exceptions, Lucie ! Tu as un regard d'artiste...
Il chercha ses mots :
— Comment dire ? Tu ne te focalises pas sur ce que cette femme pourrait te voler mais sur les formes, les couleurs, tu imagines la texture sans que ça te fasse plonger dans l'envie. Bravo !
— Moi ? Artiste ? Tu plaisantes ?
— Pas du tout. En tout cas, l'important est d'être en paix avec soi-même. »
Je ne sus que répondre sinon incliner la tête et suggérer de visionner des shows télévisés.
Lorsque Leandro s'éclipsa vers vingt et une heures, je ne disposai plus de son sourire, de sa bonne humeur et de sa chaleur corporelle pour me tenir chaud. J'enfilai un troisième pull et me terrai dans mon lit.
Merci de votre lecture ! \(⌒▽⌒)
Comme promis, cette semaine 3 chapitres sont publiés ! Il en reste donc 2 après celui-ci. 🌲🎅✨
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