67. A l'arrachée
[Narration : Lucie]
En l'espace d'une heure, le ciel d'été était devenu désespérément orageux. Il ne pleuvait pas mais au loin, on pouvait entendre les coups de tonnerre et voir la foudre passer à travers les nuages. Il y avait dans l'air quelque chose de déprimant. Peut-être était-ce dû aux immeubles placardés de publicités criardes et sans âme. Déambuler dans cette atmosphère pesante me donnait la sensation de faire partie du monde de Big Brother, de n'avoir aucune identité.
Cela aurait été oublier que j'étais une étrangère, qui de surcroît cheminait aux côtés d'une asperge sportive à l'aspect croisé entre un punk et un basketteur.
Minoru marchait en regardant droit devant lui. Il m'avait fait peur, celui-là ! Quel idiot ! S'il n'y avait eu Kensei... Minoru avait tout pour lui. Il était intelligent, amusant, courageux, loyal, protecteur, franc-jeu et charmant. Même s'il avait besoin de se sentir important aux yeux des autres, on pouvait lui confier toute mission : qu'il en soit la vedette ou non lui importait peu.
Il ne resterait pas seul longtemps : Sumiho-la-Sangsue l'avait en ligne de mire.
Après que nous eûmes dépassé le quartier Namba, Minoru, les mains largement enfoncées dans ses poches, se racla la gorge.
« Tes amis en France te manquent, non ? Tu dois en avoir beaucoup.
Je me mordis l'intérieur des joues.
— Oui, ils me manquent. Les vrais. Il doit y en avoir trois.
— C'est tout ? s'exclama Minoru. J'croyais que...
— Il est très facile de se faire des amis, moins de les garder.
— Mmmh... Je vois.
— Ça m'a fait du bien de les revoir, avouai-je, même pour peu de temps.
— Et les autres ? Si tu n'as que trois amis, t'as des potes, non ?
Je baissai la tête.
— T'es vachement plus renfermée que ce que je pensais, s'étonna-t-il sans méchanceté.
Je pris une grande inspiration :
— C'est très simple de se séparer des gens pour toujours. Parfois, un voyage seul y suffit.
— C'est pour ça que quand tu trouves quelqu'un que tu veux garder, tu fais tout p...
Je m'immobilisai sur la passerelle en fer que nous traversions, non loin de la ligne de métro.
— Je déteste ça !
— Ça quoi ?
— Ça ! criai-je en pointant le pont.
— Tu ne pourras rien y changer ».
Les deuxièmes années Naoki, Shôji et Okito s'amusaient à déshabiller un salaryman. De notre point de vue, nous voyions distinctement les étudiants s'acharner sur le pauvre homme qu'ils avaient encoublé. À présent, ils balançaient ses vêtements du haut du pont, qui atterrissaient un à un dans le canal. Je sortis mon portable pour appeler la police mais Minoru me le prit des mains et le brandit en l'air pour le mettre hors de ma portée.
Je ne comptai pas sauter comme une gamine pour le récupérer.
— Arrête ! Qu'est-ce que tu fais ? » grognai-je en tendant ma paume grande ouverte pour qu'il me le rende.
L'Opossum transgénique ne me rendit pas mon portable.
Il traversa l'autre moitié de la passerelle en courant.
Sur ses talons, je ne le rattrapai que lorsqu'il daigna s'arrêter devant une rame du métro. Indignée, essoufflée, crachant mes poumons, je lui arrachai mon bien des mains et le traitai de toutou de Takeo, la loyauté n'excluant pas le bon sens. Nous nous quittâmes fâchés.
***
Avez-vous déjà fait vos courses en écoutant de la musique classique ? Les sensations ne sont pas les mêmes. Le caddie devient une barque, les rayonnages des roseaux et l'éclairage des bougies de scène. Pendant une heure, j'arpentai le Don Quijote, les écouteurs enfoncés dans les oreilles qui déversaient la mélodie de La jeune fille et la Mort de Schubert. J'écoutais le morceau en boucle, sans pouvoir étrangement passer à celui intitulé La Truite.
Dur de vivre sans la famille pour faire les courses à-ras-du-caddie et en voiture. Mais Aïko m'avait prodigué un précieux conseil : « Toutes les ménagères nippones savent ça : si tu vas faire tes courses en grandes surfaces, évite les heures de pointe. Fais-les plutôt en milieu ou en fin de journée, le vendredi soir ou le dimanche matin : ton panier te reviendra ainsi moins cher qu'en temps normal. Selon l'heure, les employés changent les étiquettes de prix des produits, surtout sur ceux dont la date de consommation atteint sa limite... Va aussi dans les autres supérettes indépendantes ou dans les épiceries de quartier. Si le magasin est tenu par une personne âgée, tu peux être sûre d'être au bon endroit ! ».
Face à ce qui me parut des kilomètres de rayons, entre les crissements des roulettes de caddies et les néons aveuglants, je tombai sur d'étranges produits, français-japonais qui ressemblaient fort à des sortes de contrefaçons alimentaires. Il me fut difficile d'analyser les étiquettes et je préférai ne pas abuser d'expériences culinaires.
Si le vin et le champagne restaient abordables pour une occasion, ce n'était en revanche pas le cas des fromages. Il fallait compter l'équivalent de neuf euros, voire davantage, pour la plus petite portion de Brie ou de Caprice des dieux ! Il ne valait même pas la peine de lorgner sur un fromage entier, tel un camembert, pour lequel il aurait fallu débourser quinze euros. C'était dissuasif.
En même temps, il aurait été dommage de ne me focaliser que sur les produits que je connaissais déjà. Avec plaisir, je découvris la liste de légumes qu'Aïko m'avait envoyée. Ils étaient locaux et décidément moins chers que ceux auxquels j'étais habituée : potimarron, patate douce, radis blanc et haricot rouge japonais mais aussi racines de lotus, pousse de bambou, qonjak, algues ainsi que de nombreuses plantes aromatiques.
Malgré tout, les courses au Japon me désolaient. Je devais me rendre environ tous les deux jours au konbini ou dans un supermarché de proximité faire mes achats. Alors qu'en France j'achetais pour au moins deux semaines de produits, au Japon les dates de péremption étaient telles que la nourriture devait être consommée dans les deux à cinq jours maximum, sachant que je ne dénichais que très peu de boîtes de conserve.
Je remarquais ainsi que les consommateurs japonais, capricieux et exigeants en matière de fraîcheur des aliments, préféraient la qualité au prix. Pauvre de moi, au sens propre. Les trois-quarts de mon appartement étaient équipés de biens tout droits sortis des magasins à cent yens.*
Lorsque j'en avais parlé à Aïko, celle-ci m'avait répondu qu'elle préférait investir au prix fort pour un produit de bonne qualité car du fait de son emploi, elle était trop occupée pour passer son temps dans les magasins à racheter la même chose. Je comprenais où elle voulait en venir. Mais pour moi, cela ne convenait pas aux produits alimentaires. Le raisin à vingt-cinq euros les quelques grappes ? Non merci.
Comme d'habitude, je m'effarai de voir du plastique partout. À croire que la conscience environnementale était inexistante dans ce pays super développé ! Outre des carottes vendues à l'unité et emballées dans un plastique, je découvrais des tsukemono,** des légumes macérés dans du sel. Leur aspect semblait franchement douteux : ils faisaient penser à des morceaux de corps humain congelés. On devait les faire macérer dans du vinaigre, de la saumure, des épices ou de la sauce soja. De fait, les tsukemono étaient consommés à presque tous les repas et les Japonais les appréciaient beaucoup, en particulier les prunes salées.
Aïko avait omis de m'enseigner une chose mais rien de ce qu'elle m'aurait dit n'aurait pu me faire changer d'avis. Le sol nippon était irradié, de haut en bas et de long en large. Je ne pouvais pas y échapper... Toutefois, tant qu'à faire, autant éviter d'acheter ce qui venait du cœur du désastre.
Les Japonais faisaient ce qu'ils voulaient, ils avaient bien le droit de soutenir la région mais pour ma part, j'essayais de ne rien consommer en provenance de Fukushima. Le sujet était presque tabou.
À la caisse, la cliente de devant extirpa un à un les produits de son panier. Assurément, elle vivait seule. Pour autant, elle ne se laissait pas aller : pas de glace à la crème, pas de céréales, pas de biscuits. Que de l'eau, du riz, des légumes et des algues. Je jetai un coup d'œil à mon panier et soupirai.
La caissière passa mes produits, je payai, puis allai remplir mes sacs sur une table à côté... Simple et sans stress. À se demander pour quelle raison cette logique n'avait pas encore été exportée en France ou avait atteint les neurones des commerciaux. On ne se sentait pas obligé de se presser et les autres clients ne perdaient pas non plus de temps à attendre que nous rangions toutes nos courses. Chaque individu était à la fois responsable de sa propre personne et de celle d'autrui.
Sur le chemin du retour, je m'engouffrai dans le konbini pour offrir au vendeur son cadeau souvenir de France. Je ne savais pas si cela se faisait mais il m'avait rendu service à plusieurs reprises. Comme prévu, il ne voulut d'abord pas l'accepter. Puis, il finit par capituler, le sourire aux lèvres... Avant de m'offrir un coupon de réduction sur les nouilles instantanées. Il avait le cœur pur de l'homme tranquille, ce magicien qui parfume la vie d'accents de petits bonheurs.
Je me dépêchai de rentrer, tout ranger et ressortis de l'appartement pour retrouver Kensei.
* Environ un euro.
** Littéralement « Salaisons lacto-fermentées ».
Merci de votre lecture ! ~*
⚡ Note : Après celui-ci, il ne reste que trois chapitres pour clore le Tome 2 !
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