56. Une amoralité de groupe
L'anniversaire de Leandro eut ceci de particulier que l'intéressé était de fort mauvaise humeur. Pour cause : c'était la première fois qu'il se faisait quitter par une conquête. Les cadeaux et les plaisanteries n'eurent aucun effet sur lui. L'Italien était froissé comme un papier de photocopieuse coincé. Pour ne rien arranger, Shizue rosissait à répétitions, à la simple pensée de recroiser Jotaro.
Toutefois, Yoshi était là. Décidément, « Yoda de la bibliothèque » et « Yoshi des bars » étaient deux individus radicalement différents. Ce dernier savait comme personne changer les idées. Autour d'un verre, il pouvait dégoiser pendant des heures. Ou plutôt, il pouvait être bavard, du moment que le verre était rempli d'alcool et non de café. De mon côté, tous avaient pris soin de ne pas faire allusion aux ecchymoses grises et rouges sur mon visage ou du moins de ne pas les fixer trop longtemps. Sven me fit cependant remarquer que je ne paraissais pas très en forme.
« J'aimerais prendre le temps de vivre pour moi, me justifiai-je. C'est pour cette raison que je suis partie de France.
—Dans ce cas, ce n'est pas au Japon que tu aurais dû t'expatrier mais au Chili ».
Je n'insistai pas et nous partîmes déguster du tecchiri : le haut de gamme de la cuisine locale d'Osaka. Le plat était une sorte de fondue couramment consommée durant les mois froids, en contradiction avec la saison. Mais c'était le plat préféré de Leandro, servi dans un pot en métal ou en céramique, où les légumes frais, le tofu et d'autres ingrédients étaient cuits dans un bouillon avec une sélection de fruits de mer ou de viandes.
Leandro, qui faisait désormais au moins semblant de s'amuser, aborda le sujet de Nintaï. Je lui fis part de ma discussion avec Kensei sur les yakuzas et les raisons pour lesquelles le problème de la drogue s'était infiltré dans l'établissement. Sven quitta la table et partit payer sa part de l'addition. Surprise, je questionnai Leandro qui était resté bouche bée. Il but cul-sec avant de répondre :
« Arrête de parler de Kensei. Moi ça ne me dérange pas tellement mais Sven est une tête de mule.
—Tu m'as promis à l'hôpital que tu lui parlerais.
— J'ai essayé de lui faire comprendre, se défendit Leandro. Il ne supporte pas que tu te complaises avec une bande de vauriens... Mets-toi à sa place, il est juriste après tout.
—Et moi, je ne le suis pas ? C'est peut-être Sven qui a un souci, tu ne crois pas ?
—D'apparence, il va bien... Mais il cogite beaucoup. C'est un pragmatique rancunier, que veux-tu. Il a pour habitude de décider de ce qui est bon pour les autres. Peut-être qu'il se trompe et peut-être pas ».
***
Peu avant d'arriver à la station de métro, nous entendîmes hurler des alarmes de gyrophares et assistâmes à une scène des moins communes. Après avoir grillé la priorité au carrefour, trois bôsôzoku foncèrent sur une voiture de police qui les avait rattrapés par un raccourci. Les motards fous lancèrent des pétards sur le véhicule et détalèrent dans les dédales d'une ruelle trop étroite pour que la voiture les poursuive. La scène n'avait duré que quelques instants.
« Il fait ça aussi, ton copain ? » cracha Sven.
Non. La poitrine serrée, j'avais reconnu la moto de Juro, une Kawasaki Zephyr 400 bordeaux. Ce ne pouvait être que lui. Grâce aux enseignements de Kensei, je commençais à identifier les motos qu'il me montrait en catalogue ou qu'il réparait. Mais je ne sus que répondre à Sven. S'il avait été poussé à une telle extrémité, Kensei aurait probablement participé à la provocation des motards. Je savais qu'il avait par le passé déjà agacé la police de cette manière.
Notre groupe d'amis se sépara et les mains tremblantes, je rentrai chez moi. Le cœur battant d'avoir revu Juro, je m'enveloppai sous les draps et éteignis la lumière.
Kensei m'avait juré ne pas appartenir à un gang de bôsôzoku. Mais faire partie de celui de Takeo était tout aussi peu réjouissant. Au sein de ce type de groupe de déviants, les relations étaient rapidement mises à l'épreuve. Les membres semblaient de toute façon avoir une certaine liberté d'obéir ou non. Cela devait provenir du fait que les leaders n'aient pas le contrôle de biens très importants et peu de privilèges ou d'immunité à leur octroyer. De plus, aucune pression institutionnelle extérieure ne pouvait les contraindre à accepter la discipline collective. Le « moule » n'était pas fait pour eux.
Dans leur acceptation du monde, la vie n'était pas la direction que les autres leur ordonnaient de prendre mais celle des sensations fortes, du risque gratuit, de l'excitation produite par la transgression d'interdits. C'était dans ces situations que les voyous prenaient leur pied. Leur terrain de jeu n'était autre que la collectivité toute entière, dans laquelle les adultes sans défense et les forces de polices faisaient communément l'objet... D'une source d'inspiration particulière.
Minoru disait que les règles étaient faites pour être transgressées. Sinon, comment savoir s'il n'en existait pas de meilleures ? Je n'étais pas d'accord avec lui mais il affirmait qu'on le traitait d'imbécile irrespectueux des lois alors qu'il tentait sans arrêt d'inventer de nouvelles normes. Très souvent, ses idées se révélaient mauvaises. Parfois, il arrivait qu'il en trouve une excellente. Son ingéniosité lui valait d'être exclu des groupes « normaux » mais il voyait cela comme un sacrifice - c'était la réalité des précurseurs. Si quelqu'un reprenait son idée plus tard et même s'il était oublié, ce n'était pas grave. On retient les idées, pas forcément les noms.
***
Durant le trajet, je fixai le siège de métro d'en face. Il était orange délavé, avec des rayures grises. Très laid, en fait. Et pas du tout ergonomique. Mes fesses me faisaient mal.
Les cours de japonais n'étaient plus déroutants. Ils étaient même devenus faciles. Je mettais cette bonne nouvelle sur le compte des avantages occasionnés par l'immersion couplée à ma prodigieuse mémoire photographique. Désormais, quand il m'interrogeait, le professeur de langue pointait son menton dans ma direction en guettant la mauvaise réponse comme si elle était une imperceptible erreur de montage dans un film.
Nous sommes tous doués pour certaines choses seulement. Me concernant, il s'agissait des langues et des discussions sans fin. Bien-sûr, il arrivait que les mots me manquent : « cave à vin », « ventilateur », « rouleau », « élocution »... Je parvenais toutefois à m'en sortir avec la même astuce : donner une définition, des synonymes ou une description.
Presque toujours, je répondais juste.
Presque toujours, les paupières de mon professeur de japonais s'abaissaient de contentement ; il avait la tête d'un moine des montagnes qui aurait pris trop de vent dans les yeux.
Je repensais à la dernière conversation tenue seul à seule avec Minoru. Nous n'en avions plus que rarement, puisque Kensei se débrouillait autant que possible pour être de nouveau dans les parages. J'inspirai profondément et ma voisine de siège tourna la tête.
De même que le souvenir de Tsukimi ne pouvait se flétrir, celui de surprendre Minoru souffrant, son long corps étendu sur le macadam, était impérissable. Il y avait du sang sur ses lèvres et ses bras étaient retournés sous son dos arqué. Étendu à-même le sol du cul-de-sac, il ressemblait à une biche renversée sur un tronçon d'autoroute. C'était ce genre d'image immarcescible, un de ces souvenirs si solides, si présents à l'esprit que je n'avais pas besoin d'y penser pour m'en rappeler.
Minoru n'avait en rien démenti : la violence régissait l'établissement Nintaï. Depuis sa quasi-ouverture selon les dires d'Aïko. Une violence sans honneur. Quelques mois plus tôt, à dix contre un à l'angle d'un couloir, même le colosse Daiki n'avait pu résister à ses agresseurs. Sans parler de toutes les victimes d'ijime* qui rasaient les murs défraîchis. Les intimidations prenaient forme à travers les calomnies, les rackets et les violences physiques et verbales.
La dernière brimade en date avait été perpétrée par Reiji qui s'était vengé que l'on ait utilisé sa chaise à roulettes dans la salle d'informatique. Il avait tartiné la table et la chaise de classe du coupable avec de la fiente d'oiseaux et du nettoyant pour vitres. Le lendemain, il avait desserré les vis de ladite chaise et placé des punaises en dessous de la table pour qu'elles s'enfoncent dans les chaussures de l'étudiant. « C'est facile de devenir cruel. Une fois que t'es passé à l'acte, c'est comme les tatouages. T'as envie de recommencer ». Merci pour l'analyse, Reiji.
Dans sa répugnance, la force morale des étudiants nintaïens aurait mérité d'être saluée. Plutôt que de renâcler leur ennui permanent, les voyous choisissaient de se défouler. Rien n'est plus dangereux pour l'individu, rien ne détruit plus sûrement son moral que de s'occuper constamment de lui-même et de son état, de remâcher son insatisfaction, son abandon et sa faiblesse. Les nintaïens étaient de la trempe de ceux qui se servent du désespoir des autres pour s'élever.
Cette constatation ne me satisfaisait pas. La cruauté me répugnait. Le pire était que ces actes de violence ne suscitaient aucune surprise ou inquiétude de la part de l'infirmière ou du corps enseignant. Ils avaient pour ainsi dire « l'habitude » de ces comportements. Je me demandais comment il était possible de parvenir à un tel degré de violence dans un pays où les sondages certifiaient qu'il était exempt de problèmes d'indiscipline et d'insécurité. Était-ce le fruit d'un libéralisme exacerbé et d'une montée des inégalités sociales ? L'origine de cette violence provenait-elle d'un malentendu intergénérationnel et du manque de communication visible à tous les échelons de la société ? De l'accroissement du nombre de familles en situations précaires, surendettées par le coût des frais de scolarité, lequel ne faisaient qu'accroitre les disparités sociales ? Était-ce davantage le résultat des échecs scolaires et de parents démissionnaires ?
Parfois, ma tête tournait. Il y a une différence entre lire des articles et vivre la réalité.
Le Japon était loin d'être le seul pays touché par ces fléaux. Mais contrairement à la France, je n'avais pu mettre la main que sur peu de rapports relatifs à la violence en milieu scolaire. L'établissement Nintaï était un cas très particulier, absolument isolé. Cependant, il reflétait ces problèmes à la loupe. Les étudiants se regroupaient en clans, ce qui aurait pu paraître normal dans un établissement ordinaire. Sauf qu'ils en profitaient pour se taper dessus, que ce soit pour donner une leçon, par vengeance ou simplement pour en imposer.
La réalité était une sourde violence qui se répétait partout sur l'archipel et qui durait depuis longtemps. Elle était telle que dans certains cas exceptionnels, les personnes qui en étaient victime se suicidaient. En dépit de campagnes pour lutter contre le harcèlement scolaire, les adultes et notamment les enseignants, tentaient de la minimiser. Les professeurs faisaient la course pour avoir les meilleurs résultats dans leur classe et surtout faisaient en sorte qu'il n'y ait dans celle-ci aucun problème. En effet à défaut, leur notation, révélatrices de leur incompétence, était fortement diminuée. Sous un autre angle, les professeurs étaient victime d'une surcharge de travail telle qu'ils oubliaient parfois de notifier les abus rapportés.
Les témoins des scènes de brimades soit n'agissaient pas pour aider la victime ciblée, par crainte d'en devenir une à leur tour ou par indifférence, soit ils encourageaient les agresseurs et prenaient plaisir à regarder la victime souffrir comme si c'était un spectacle distrayant.
Cette immoralité semblait connaitre des causes multiples : interdiction tacite de se plaindre à la moindre difficulté ou de se révolter en public, pression des enseignants et de l'entourage en vue d'atteindre une réussite scolaire convoitée, exploitation d'une catharsis dans un monde compétitif ou encore représailles du marginal individualiste tentant de sortir du moule collectif. Un nombre faramineux de données reposait sur une équation simple définissant l'ambition japonaise : Efficacité = Règlement + Hiérarchie.
Le harcèlement pouvait mener loin. Au début, on pouvait le prendre pour de mauvaises plaisanteries. Mais de la farce malsaine à la cruauté, la distance entre les marches de l'escalier de l'horreur et de l'atrocité était vite franchie. L'esprit de groupe voulait que lorsque l'on avait commencé quelque chose, on la finissait et peu en importait le prix... L'objectif étant de ne pas se désister pour ne pas être la prochaine victime sur la liste.
Nintaï connaissait de nombreux cas de harcèlement. J'en avais averti l'équipe pédagogique, en vain. « Si la victime n'a pas de clan, elle est finie » : c'étaientles mots de l'infirmière du lycée. Parce qu'au Japon, on n'existait et on n'était protégé que par le groupe.
*Maltraitance et intimidations.
Merci de votre lecture ! *~
J'espère que je ne vous ai pas trop soûlé(e)s avec le harcèlement et la violence issue de la marginalisation... C'était un point qui me paraissait incontournable.
Des bisous et à la semaine prochaine !
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