37. La fermeture des portes
Comme la dernière fois, Minoru se trouvait à quelques places. Je l'avais en pleine ligne de mire.
A Nintaï il me croisait sans me regarder ni me parler. La crispation de sa mâchoire trahissait l'anxiété qui le dévorait. Je l'avais hélé une fois au détour d'un couloir ; nous nous étions considérés en silence. J'avais pu voir dans ses yeux sombres un mal qui m'avait bouleversée. Il m'avait dépassée sans un mot.
Après avoir laissé le flot d'individus descendre du métro noir de monde, je m'y étais faufilée à mon tour. J'avais choisis mon créneau à l'heure de pointe ! Coincée entre deux salarymen, je m'étais accrochée à la barre centrale métallique comme une rescapée de naufrage qui se cramponne à une providentielle bouée de sauvetage. Beaucoup de Japonais fermaient les yeux, qu'ils soient assis ou debout. Ils s'endormaient souvent partout et dans tous les lieux publics. D'une manière générale, je songeais que les Japonais avaient une gestion calamiteuse de leur sommeil, ne se couchant dans certains cas que lorsque leur corps était à bout.
Ceux qui ne dormaient pas ou n'avaient pas le regard rivé sur l'écran de leur portable lisaient le Jump : six cent pages de mangas vendues à trois millions d'exemplaires pour deux euros chaque lundi. De nombreux Japonais vivaient entre un monde réel et un autre, tout à la fois mythologique de par les références quotidiennes au Shintoïsme et imaginaire à travers les mangas.
A force de multiples contorsions, je parvins à me rapprocher de Minoru. Ses grands yeux ronds comme des billes étaient rivés sur l'écran de son portable. Ils étaient cernés. L'Opossum transgénique paraissait épuisé. Sa peau originellement olive comme celle de Kensei était très pâle.
Les usagers du métro autour lui jetaient des regards à la façon dont on observe un chien errant : on hésite à l'appeler, à lui gratter le sommet du crâne et à aller lui donner à manger. Toutefois, on ne sait jamais, un tel chien peut être dangereux. Peut-être est-il porteur de maladies ou le poil recouvert d'un tapis de puces ? S'il est agressif, cela expliquerait le fait qu'il soit abandonné.
Mais le chien en question ne quémandait rien à personne. D'ailleurs, il avait l'air d'oublier qu'il y avait des gens autour de lui. A Nintaï, Minoru était perdu dans ses pensées. D'habitude, il était guilleret, volubile et bavard. D'habitude il fallait crier pour le faire taire. A présent, il fallait crier pour lui faire dire un mot.
Sous quelques regards défiants, je m'assis sur le siège vide à côté de lui. Il ne releva pas la tête. Immédiatement, je notai la pâleur de son teint et ses trais tirés. Les veines de son front étaient contractées, ses yeux rouges toujours scotchés sur son portable.
« Minoru ? » chuchotai-je.
Dans les règles de société japonaises, il était d'usage de ne pas parler dans les transports en commun, c'était impoli. A ce moment, j'assumai pleinement d'être une malotrue.
Il me balaya rapidement du regard, comme si j'étais une parfaite inconnue. Après quelques secondes, ses épaules se décontractèrent. « Tu vas bien ? repris-je. Depuis quelques temps, je te sens tendu ». Il me répondit qu'il allait bien, qu'il attendait un message.
Lire l'expression de son visage impassible ne me fus pas difficile : il mentait. Le grand échalas ne dit plus rien pendant un long moment.
Finalement, il rangea son portable dans la poche de son pantalon et se baissa pour refaire les lacets de ses Dr. Martens.
D'un coup, il se redressa. Debout, il était décidément immense. Tout comme Sven, il se prit dans la figure les affiches publicitaires pendantes accrochées au plafond de la rame.
« Tu as fêté le Tenjin-matsuri ?
— J'y suis pas allé, répondit-il d'une voix hachée.
— Vraiment ? »
J'avais des difficultés à ne pas l'imaginer participer à un quelconque évènement festif. Comme Minoru voyait que j'attendais qu'il développe la discussion, il se contenta d'ajouter, l'air lointain, les lèvres serrées : « J'avais autre chose à faire ».
Il m'avait à peine écoutée, son regard m'avait simplement effleuré. A l'instant présent, il s'était déjà posé ailleurs. Je m'énervai : d'où venait son timbre triste et atrabilaire qu'il traînait depuis des semaines comme un long manteau noir ?
« Minoru, tu me parlais de ce festival il y a encore quelques semaines. Qu'est-ce qu'il s'est passé? Quand je t'ai rencontré, tu étais souriant, enjoué... ».
Il haussa mollement les épaules et se rassit. Puis il serra fort les poings, les déplia et fit craquer quelques articulations. Je contins ma déception. Le comportement des Japonais était tel dans la conversation qu'ils me donnaient l'impression que je pouvais me prendre un râteau à chaque instant. Pas un râteau dans le sens de la séduction, bien-sûr mais un pur râteau social.
Minoru plaqua sa tête contre la vitre comme si sa gestuelle lui avait requis de gros efforts. Je vis alors un nouveau pansement au-dessus de son œil gauche violacé, caché par ses cheveux rabattus pour la cause.
« Je ne vais pas te forcer à parler. D'ailleurs je ne vois pas comment je pourrais t'y contraindre mais je n'arrive pas à me sortir de la tête que tu as des soucis. Je marquai une pause et poursuivis doucement : Pas des problèmes normaux mais des ennuis suffisamment graves pour que tu ne penses plus à taquiner Daiki à longueur de journée.
— C'est rien j'te dis. T'inquiète pas.
Je levai les yeux et inspectai les visages alentours. Les voyageurs avaient tourné la tête, personne ne nous regardait. Le vieil homme assis en face de nous lisait le journal avec une sorte d'intérêt forcé.
— Allez ! Pose la question qui te brûle les lèvres, dit-il d'une voix terne en scrutant droit devant lui.
Je ne me fis pas prier.
— Comment se fait-il que tu parles aussi souvent avec Reiji ? Je ne te connais pas depuis si longtemps mais même moi, je m'en suis rendu compte. Tu n'es pas du genre à t'enfermer... Et je suis désolée, je ne peux plus cacher tous tes retards.
— J'suis pas en retard. C'est l'heure qui est en avance.
— Et tes absences ? insistai-je. En deux semaines, tu es tombé malade, ton réveil n'a pas sonné, ton grand-oncle est décédé, ta mère t'a appelée en urgence, ton chat s'est enfuit de chez toi...
— J'ai pas de chat.
— Justement, ça devient difficile pour moi de te trouver sans cesse de nouvelles excuses !
Il ferma fort les paupières et soupira douloureusement.
— Désolé. C'est sympa d'avoir fait ça. Je t'avais rien demandé. Mais oui, arrête. Ça va te causer des ennuis auprès du proviseur.
— Ça ne me dérangerait pas tant, si j'avais la certitude que tu ne traînais pas à l'extérieur avec une bande... Autre que celle de Takeo.
Minoru tressaillit et me jeta un regard significatif que je feignis d'ignorer. Avais-je deviné juste ? Il avait l'air de vouloir me dire « Mêles-toi de tes affaires ».
— Ça va bientôt s'arrêter.
De quoi parlait-il ? De son arrêt de métro ou de ma remarque ? Il se leva et me tapota le crâne d'une main.
— J'aurai bientôt la paix.
— Est-ce que ça a un lien avec Nintaï ?
Minoru secoua le menton. Je ne sus pas si cela signifiait « oui » ou « non ». Il avait décidément la tête de celui qui tire un trait sur la vie et ne souhaite pas être sauvé.
« Tu as des idées suicidaires ?
Il releva les sourcils.
— Naomi ? enchaînai-je. Elle serait bien capable de te faire chanter ou un truc du genre, pas vrai ? Tu lui as quand même fait honte devant son lycée.
— Si tu crois que cette vipère représente une quelconque menace – il eut un sourire mi-figue mi-raisin, c'est que Nintaï t'a vraiment retournée la cervelle dans tous les sens.
Il détourna le regard d'un air las et absent, la bouche entrouverte, la mâchoire pendante.
Une annonce vocale aigüe et mécanique avisa du prochain arrêt.
— Je ne sais pas si c'est une bonne chose d'avoir dit à Naomi qu'elle « devrait avoir affaire à toi ». Ce sont les mots que tu as employés. Je me trompe ? J'ai aussi de l'instinct Minoru. Et je sens que toute cette histoire n'est pas prête de se terminer ».
Il y eut un bruit d'ouverture de portes. Minoru descendit de la rame sans rien ajouter. Je fus saisie d'angoisse au moment où les portes se refermèrent sur lui dans un bip sonore.
L'obliquité de sa conduite me déconcertait. Une tête à pics, les menottes aux poignets, s'imposa subitement dans mon esprit, alors que Minoru se trouvait déjà sur le quai : « Ça a quelque chose à voir avec Fumito ? ».
Les portes s'étaient déjà refermées.
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