11. L'inattendu, source de désillusion
Trois objets de préoccupation vinrent troubler ma sérénité.
Premièrement, je n'étais plus une humaine mais un butin. A présent, Kensei était connu comme le type ayant réussi à mettre une Occidentale dans son lit. Cela lui faisait une belle publicité... J'étais verte mais lui ne faisait rien pour empêcher les langues de mentionner mes « qualités ». Il ne me restait qu'à attendre que les nintaïens se lassent.
Deuxièmement, le proviseur m'avait enfin convoquée dans son bureau pour connaître l'avancement de mon travail. Il avait passé la durée de l'entretien à vérifier si le poli de ses chaussures noires à boucles brillait en multiples petits reflets. Tandis qu'il se penchait, j'évaluais l'ahurissante progression de sa perte de cheveux. Ils se clairsemaient à mesure que les mois passaient. J'avais retenu ma respiration du mieux possible car la pièce empestait le tabac froid.
Le proviseur faisait preuve d'une véritable incompétence dans la gestion de Nintaï. Son évident manque d'autorité était une calamité et son attitude, éteinte. Ma détestation envers lui fit jour lorsqu'il exigea que je sévisse sur les absences et les retards des étudiants en cours. J'eus envie de lui dire de le leur annoncer lui-même ! Le proviseur n'était pas fou : il ne voulait pas risquer de descentes de voyous dans son bureau et je ne pouvais refuser aucun ordre.
Troisièmement, mon professeur de langue japonaise informa ma classe d'apprenants qu'un test était prévu pour la fin de la semaine. Il visait à évaluer les progrès de chacun et ainsi juger si nous pouvions rester dans ce groupe de niveau. « On croirait que vous tombez des nues » avait-il balbutié. Eh bien, pour tout dire oui ! C'était une pression supplémentaire qui s'ajoutait. Mon dossier devait être impeccable afin que l'Agence continue de verser ma bourse.
***
Je craignais que les nintaïens se retournent contre moi, dernier barreau de l'échelle contrainte par la voie hiérarchique de sanctionner plus sévèrement leurs nombreux écarts de conduite. Les conséquences de la décision hasardeuse du proviseur me faisaient trembler d'avance.
Sa chambre était suffocante mais Kensei remonta le drap à hauteur de ses hanches. Il alluma la chaîne hi-fi avec une petite télécommande et m'attira contre son torse nu encore moite :
« Pas de quoi s'inquiéter. Tu fais ton taff c'est tout. Que ce soit toi ou une autre secrétaire, les gars ne t'embêteront pas.
Le regard levé vers le plafond, il passa une main dans ses cheveux en bataille et ajouta :
— Par contre, ça ne m'étonnerait pas que quelques types aillent faire un crochet du côté du bureau du proviseur !
— Ce n'est pas moi qui vais le plaindre... Un proviseur n'est pas censé se cantonner à superviser son établissement.
— Ce type a toujours laissé le sale boulot aux autres. Avant toi, c'était la veille secrétaire qui était chargée d'annoncer ce genre de nouvelles. Elle est malade, donc personne n'osait s'attaquer à elle pour contester les mesures de ce crétin.
Je poussai un soupir.
— Au moins, je peux compter sur toi pour faire passer la pilule – il hocha la tête. Comme si je n'avais pas assez de travail à l'université ! Et maintenant, il y a ce fichu test !
Kensei ôta soudain son nez de mon cou et souleva un sourcil incrédule.
— Le test ? De quoi tu parles ?
J'emmêlai mes jambes aux siennes et lui expliquai ma situation ; il ne savait pas que je prenais des cours de japonais et l'en informer ne m'avait pas effleuré l'esprit.
— Si tu as des doutes urgents sur des kanji, appelle-moi ou envoie un message. Je ne suis peut-être pas un génie mais je ne m'appelle pas Daiki !
C'eut le mérite de me faire rire. Kensei me fit remarquer qu'il trouvait adorables mes petites rides d'hilarité se creusant à la naissance de mon nez. Il me bascula sur lui :
— T'es une personne exceptionnelle, dit-il avec un sérieux qui m'embarrassa.
Les mains enlacées autour de sa nuque, je le questionnai du regard. Il parut gêné.
— Les études universitaires devraient te tenir occupée pour quatre-vingt pour cent de ton temps... Je commence à te connaître et quand t'as décidé quelque chose, tu vas jusqu'au bout de ce que t'as commencé. Tu donnes en tout le meilleur de toi-même.
— Je n'ai pas le choix.
— Si, affirma-t-il en plissant les paupières, la bouche entrouverte. T'aurais pu trouver plus simple. Le droit, c'est difficile. Mais en plus, tu vis seule, tu bosses à Nintaï et tu suis des cours de langue.
— Je ne suis qu'à temps partiel.
Kensei grogna et aplatit sa tête contre les draps.
— Parfois, j'ai l'impression que tu n'es pas réelle. Je me sens nul comparé à toi. Il aura fallu que je tombe sur un petit crack...
— Ne dis pas ces choses-là.
— C'est la réalité.
— J'ai une excellente mémoire photographique. Ça me donne des facilités dans beaucoup de domaines. Mais pas tous.
Le nez de Kensei se fronça. Il eut un rire faux et mordit ses lèvres :
— Personne ne peut avoir de facilités avec le japonais. Regarde-toi, tu n'es qu'une petite fille et tu joues déjà dans la cour des grands.
— Écoute Kensei, apprendre des trucs théoriques et le japonais, je ne sais faire que ça. Ma vie entière tourne autour. Je ne sais rien faire d'autre : une nullité en sport, pas de bon sens, pas de calcul mental, aucun talent pour raconter les blagues, ni de don artistique, aucune habilité pour conserver des relations, des tendances égoïstes et à vouloir agir seule... Enfin voilà. Il me faut bien quelque chose pour me rendre intéressante.
— Arrête... De quoi j'ai l'air à côté de toi ? On me prend pour un membre de gang.
Je le coupai.
— Si tu considères la faction de Takeo, c'est le cas. Mais tu es aussi respectueux, débrouillard, autodidacte... Et fabuleusement charismatique.
— C'est gentil mais ton jugement est biaisé ».
Kensei leva les yeux au plafond et ne dit plus rien.
Qu'est-ce qu'il va faire après Nintaï ? songeai-je. Heureusement, c'est un manuel. Il y a toujours du travail pour les manuels. Je les admire, moi qui ne suis jamais parvenue à monter un meuble Ikea et à ouvrir une porte sans tordre la clé dans la serrure !
Je caressai la joue creusée de Kensei qui rêvassait toujours.
Il avait des capacités pour apprendre, en plus d'être un mécanicien hors pair. J'avais épluché son dossier : les études n'étaient pas sa tasse de thé mais le personnel encadrant louait son travail dans les ateliers d'apprentissage et ses capacités à collaborer et à diriger les autres. Ça m'allait. Tout le monde ne s'accomplit pas dans les études. Loin de là ! C'était déjà une chose qu'il ait continué son apprentissage jusqu'à maintenant... Cela montrait qu'il pensait poursuivre sur cette voie.
Globalement, j'avais compris que les nintaïens ne voulaient pas s'investir dans ce qu'on attendait d'eux. Les jeunes Japonais avaient peur de l'échec, de la honte et de la frustration. C'était le cas de la majorité des étudiants au Japon. Mais à Nintaï, ils ne se posaient même plus la question : pour eux, ils étaient déjà en échec. Cependant, ils possédaient un atout dont les autres manquaient : la confiance en soi, du moins le laissaient-ils paraître.
Officiellement, le Japon prônait l'égalité des chances, tout comme la France. Au moment où l'économie fleurissait, la population avait été incitée à travailler avec acharnement et toujours plus d'efforts, même après que la bulle de 1992 ait explosé. Aujourd'hui, de nombreux jeunes Japonais ne voyaient plus l'intérêt d'être assidus en classe. Certains enfants et adolescents, gâtés par leurs parents et grands-parents, manquaient de courage et de patience à l'école et il était démontré qu'ils séchaient plus facilement les cours.
Dans les écoles japonaises, l'avenir était une chose à laquelle la plupart des jeunes préféraient ne pas penser. En raison du système ardu de tests par questionnaires à choix multiples, on était à quinze ans considéré comme étant en échec dès lors qu'on faisait partie des quatre-vingt pourcent des élèves « moyens ». Seuls les vingt pourcents restants, l' « élite », passeraient les examens des grandes écoles et des universités nationales. Voilà de quoi tuer les rêves de carrière dans l'œuf alors que par le passé, les enfants de la classe ouvrière pouvaient prétendre à des emplois hauts placés après l'obtention de leur diplôme.
Kensei se releva sur un coude et attrapa mon regard. Le timbre grave, il parla avec calme : « Il faut que tu nous comprennes, nous les étudiants nintaïens. On ne nous a jamais donné la force de croire qu'on nous offrirait un jour de belles perspectives. T'sais à la longue, à entendre nous répéter qu'on est des ratés, on peut finir par le croire... Faut avoir une forte personnalité ou un bon entourage pour s'en sortir dans ces conditions. Moi j'ai eu de la veine de rencontrer quelqu'un qui m'a aidé. Mais y'en a pas beaucoup qui en ont de la chance à Nintaï ».
***
Le soleil était couché. Nous continuâmes à discuter de tout et de rien. Le son de sa voix, doux et bas, m'enchantait. Au bout d'un moment, Kensei se leva pour changer de playlist, enfiler un jogging et s'étirer le dos.
« Dis Kensei, j'ai remarqué une balafre entre tes épaules. Comment est-ce que tu as récolté cette cicatrice ? »
Il figea son geste. Son visage se durcit. Tandis que je le scrutai du coin de l'œil, il croisa les bras sur son torse. Les formes de ses abdominaux étaient mises en reliefs par les rayons de la lune. Je vis que ses mains s'étaient mises à trembler légèrement. Son dos s'était raidi comme une plaque de zinc et sa respiration s'était faite hésitante. Que n'avais-je pas dis pour le mettre dans cet état ?
Kensei s'était tout à fait barricadé. L'éclairage du plafond dessinait les contours de l'ossature de son visage et accentuait les ombres noires des mèches sur son front. Les sourcils froncés, son regard me jaugeait. L'ombre de son nez traçait un triangle sur ses pommettes saillantes, en contraste avec l'ourlet de sa lèvre inférieure et de sa mâchoire aux angles brisés nets.
Le temps me parut long. Je tendis le cou, dans l'attente d'une réponse qui ne venait pas. Comme toujours, ses changements d'humeur étaient soudains, impérieux.
Finalement, Kensei lâcha un grognement exaspéré : « J'ai pas envie d'en parler. Et ça ne te regarde pas ».
Ses paroles résonnèrent étrangement en des mots presque aussi transparents qu'inaudibles. J'attendais plus de Kensei mais pour lui, le sujet était clos.
Pourtant, sa balafre n'était pas commune. C'était une longue cicatrice qui traversait son dos de son épaule droite jusqu'à son rein gauche. Le trait de la blessure, de couleur plus foncée que sa peau, semblait ancienne mais la chair était si dure, épaisse et boursouflée que je la sentais déborder sous mes doigts lorsque je touchais son dos.
Kensei craqua sa nuque et élança ses épaules vers l'arrière. Je baissai le menton, mourant d'envie de lui demander des explications mais son expression dissuasive me tint à distance. Nous restâmes ainsi un moment.
Je fixais à présent le drap blanc froissé du futon. Comme si lui non plus ne supportait plus la situation, Kensei ouvrit la fenêtre et alluma un bâtonnet d'encens planté entre deux cactus. Il vint se rasseoir à côté de moi, une cigarette coincée dans les doigts.
« Pas la peine de faire grise mine, ne te préoccupe pas de ça, dit-il.
— Je ne suis pas idiote !
Il me contempla, muet, les yeux grands ouverts.
— Quoi ? Tu...
— Je sais que ça a un rapport avec Nintaï ! explosai-je sans pouvoir me retenir. Personne ne veut montrer ses faiblesses ! Vous voulez être forts et masquer vos ouvertures. Mais c'est impossible ! Vous ne pourrez pas toujours faire semblant d'être insensibles, complètement hermétiques à la souffrance, la vôtre et celle des autres ! Ne pas parler de vos problèmes vous isole encore plus et ne vous permettra jamais de guérir de vos blessures, jamais !
— Tu ne comprends pas !
— Kensei !
— Je vois bien que t'as peur ».
La bouche pincée, il me prit dans ses bras chauds et me berça doucement. Peu à peu, mon corps se décontracta. Je me blottis, pensant que je n'aurais cédé ma place pour rien au monde. À parler des blessures des nintaïens, je repensais aux miennes.
Je me laissai aller contre Kensei et avisai le sol de sa chambre parsemé de schémas de mécaniques et de cours avec seulement quelques étroits passages pour circuler. J'enfouis ma tête un peu plus contre sa peau. Les battements lents de son cœur m'apaisèrent.
Ainsi plongés dans la pesanteur feutrée de sa chambre, j'aurais voulu lui dire mille choses mais il aurait été criminel de perturber ce moment.
« On a peur quand on est ignorant, chuchota-il. C'est la première étape. La seconde c'est quand tu connais les choses ou que tu sais ce qu'il va se passer. Tu dois alors décider de faire face ou de t'enfuir.
— Dans ce cas, je suis une trouillarde.
Il secoua le menton.
— Faire face ne veut pas toujours dire combattre.
— Je ne te suis pas, avouai-je.
— Laisse tomber ».
Il écrasa sa cigarette dans le cendrier près de l'oreiller et resserra son étreinte.
J'étais déjà trop assommée pour lui demander comment l'enquête sur le trafic de drogue avançait.
Merci de votre lecture ! ~* J'espère que ce chapitre vous a plu !
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