54. Les engouements ratés
[Narration : Lucie]
Kensei revint dans sa chambre, deux bières décapsulées à la main. Il avait revêtu un jean et un t-shirt noir délavé d'un groupe de rock. Des perles d'eau gouttaient le long de ses cheveux décolorés en blond, tout ébouriffés et qu'il avait à peine séchés.
Son allure me déboussola.
Ressemblai-je à une tomate génératrice de courant en phase de court-circuit ? Quelque part, j'avais lu que les pommes de terre pouvaient produire de l'énergie. Alors pourquoi pas une tomate ? Et comment faisait-on pour tout débrancher ?
Se concentrer sur les mots, les phrases, les lignes de mon bouquin de droit que je tenais en main pour tromper mon attente.
« Qu'est-ce que tu lis ? Ah ! T'en as profité pour réviser. T'as toujours un bouquin de cours sur toi ?
J'acquiesçai.
— T'es dingue ».
Kensei se rassit à côté de moi, posa les deux bières sur le sol, ferma d'autorité mon livre après avoir placé le marque-page et le fourra dans mon sac. D'accord, plus de lecture. Mais décidément, il était d'humeur taquine.
« Oh, le mignon petit drapeau ! railla-t-il en tripatouillant son sac. T'as peur d'être prise pour un autre type d'étrangère ?
J'ignorai la note de sarcasme et contre-attaquai.
— Tu aimes les trucs mignons toi ? Tu n'en as pas franchement la tête » ripostai-je faussement narquoise.
Il eut une drôle de moue. Sans réfléchir, j'emprisonnai sa nuque robuste dans mes mains et l'embrassai avidement. Il m'attira plus fort contre lui, ce qui froissa le futon.
Tout se bouscula dans ma tête. Il n'y eut plus de notion de chaud, de froid, de calme, de tempête ou de quatre dimensions. Je noyai ma bouche dans la sienne. A cet instant, je vécus uniquement pour que ce baiser dure. L'emprise de Kensei me fit un effet d'enfer. Sans rompre notre étreinte, je passai la main sous son t-shirt.
D'un geste, il me renversa sur le futon et me maintint serrée sous lui. Le souffle court, sa ceinture légèrement enfoncée dans ma cuisse, il se mordit les lèvres, son regard amusé planté dans le mien.
D'une voix rauque, il me toisa gentiment : « Tu veux me tuer ou quoi ? J'ai déjà manqué à ma parole. J'ai dit que je ne t'allongerai pas. Et tu sais pourquoi ? Parce que je n'ai pas de quoi nous protéger. »
Confuse, je repris ma respiration et mes esprits tandis qu'il repliait ses jambes en tailleur sur le futon, sa main toujours sur ma taille. De l'autre, il ouvrit son paquet de cigarettes et en attrapa une avec sa bouche. Ses gestes étaient naturels, on voyait qu'il avait l'habitude de s'occuper des filles et au fond, ça ne me dérangeait pas tant que ça.
« Dis-moi une chose, Kensei.
Qu'il était doux de l'appeler par son prénom. Que j'étais nigaude, aussi !
— Entre nous, j'aimerais que les choses soient claires.
Un éclair d'inquiétude passa dans ses yeux.
— Tu n'as jamais fréquenté d'étrangère, pas vrai ? Même amicalement ?
Il acquiesça.
— Et toi, tu n'as jamais fréquenté de Japonais ?
Je secouai la tête.
— Où tu veux en venir ? demanda-t-il.
— Je ne suis pas la France. Je ne veux pas que tu t'imagines que j'adore cuisiner, sortir dans les cafés, que je connais tous les vins et les fromages par cœur. Tu vois... Je veux parler des préjugés, illusions et fantasmes que tu pourrais entretenir à mon sujet en raison de ma personnalité.
Kensei m'observa, interdit.
— Moi, je ne suis pas le Japon, déclara-t-il soudain. Je vois ce que tu veux dire. Tu veux que nous apprenions à nous connaître en tant qu'individus. J'trouve ça honnête. Ça me va. On aurait même dû commencer par là mais bon...
Sans le vouloir, je soupirai de soulagement. Kensei continua à me regarder, impassible.
— Maintenant qu'il n'y a plus d'ambiguïté, je voulais te poser une question.
— Va-y, dit-il en carrant les épaules.
— Pourquoi tu es intervenu la première fois, dans les couloirs de Nintaï alors que j'étais sur le point de me faire massacrer par Hidetaka ?
Kensei ne répondit pas tout de suite. Il trinqua, nous bûmes une gorgée de bière et il alluma une cigarette. Un marmonnement franchit finalement ses lèvres.
— Je sais pas trop. Sur le moment, je n'ai pas supporté la vue de... Je ne voulais pas que cet enfoiré te fasse de mal. Il en aurait été capable et alors, ce n'aurait pas été à l'infirmerie que tu te serais retrouvée.
L'étau se desserra dans ma poitrine. Le mystère était résolu.
— Donc tu ne pensais pas ce que tu disais quand...
Kensei me coupa en même temps qu'il triturait le col de son t-shirt. Il expira la nicotine, les yeux rivés au plafond.
— T'es longue à la détente. En fait, j'ai mis longtemps à comprendre. A Nintaï je suis très respecté, tu sais. Les cadets y réfléchissent à deux fois avant de me chercher. Mais quand on se retrouvait dans la même pièce tous les deux, je perdais mes moyens. Tu déchirais ma zone de confort.
J'eus le sentiment que c'était moi qu'il dénonçait et non lui. Je bus une nouvelle gorgée, la bière était très fraîche.
— Je suis désolée de t'avoir traité de brute raciste et machiste.
Kensei balaya mon excuse d'un revers de main.
— Et puis, ajouta-t-il plus énervé, tu semblais si à l'aise avec tout le monde. Ça me foutait les boules.
Cette fois, je ris nerveusement.
— A l'aise ? Tu plaisantes ? J'étais morte de trouille rien qu'à l'idée de me rendre au travail ! Moins maintenant... Mais encore un peu. Surtout depuis l'affrontement contre Juro.
Kensei parut ne pas m'avoir écoutée. Son expression était crispée de frustration, ses yeux n'en étaient que plus ardents. Il fuma pour se calmer.
— Même Takeo s'est adouci à ton contact ! Takeo ! Tu te rends compte ? répéta-t-il comme s'il se parlait à lui-même. Non, bien-sûr, tu ne peux pas... Et Minoru, Minoru je l'aurais... ! Bref.
Tout s'éclaira. Ses doigts lâchèrent son col pour saisir ma main en faisant attention à ne pas la broyer.
— Tu faisais la tête parce tu étais jaloux ?
— Jaloux, jaloux ! C'est un grand mot. Comment j'aurais pu deviner que j'te plaisais ? se renfrogna-t-il en aspirant une bouffée de tabac.
— Bonne question.
Autant poursuivre puisque nous étions lancés.
— Qu'est-ce qui a déclenché... ?
— Peut-être quand je t'ai vue toute aplatie dans le fossé. Tu étais dégoulinante de boue et t'avais mal mais tu ne t'es pas plainte.
Son dernier commentaire me décida :
— C'était très risqué pour toi de t'exposer à un refus. Je suis étonnée que tu te sois décidé si vite à me proposer de sortir avec toi.
Il fuma un peu et de son pouce, frotta vivement l'arrête de son nez.
— Tu m'as donné suffisamment de signaux pour me faire comprendre qu'il y avait une chance.
— Ah bon ?
— A partir du moment où je t'ai extirpée du fossé justement, tu n'arrêtais plus de me regarder en croyant que c'était à la dérobée.
Je piquai un fard. Il ajouta :
— T'es pas très discrète. Tout le monde s'en est rendu compte. Il n'y a eu que Minoru pour être aveugle. Moi ça m'a arrangé. J'ai pu griller quelques étapes...
— On n'a pas eu beaucoup d'occasions de discuter seul à seule avant que tu m'emmènes sur le pont.
— J'allai juste tâter le terrain avec toi mais tu m'as carrément embrassé alors...
— Je... ?
Frappée par l'évidence, je me rendis compte qu'il avait raison. C'était moi qui avais initié le baiser.
Il y eut une sorte de sonnerie dans le restaurant et on entendit du brouhaha.
— C'est la fin du service, m'indiqua Kensei. Mes vieux sont dans la cuisine. C'est maintenant ! ».
À mon grand regret, il me raccompagna à la porte du restaurant.
Nous étions passés dans le dos de ses parents qui n'avaient pu nous voir, à la différence des derniers clients attablés qui nous avaient dévisagés à la sortie du couloir. J'étais déçue.
Kensei baragouina des « Minoru par-ci, Minoru par-là... ». À ce moment mon portable vibra.
« Quand on parle du loup.
— Il dit quoi, encore ?
— Qu'il y a une... Une furima du côté de la station Nippombashi dimanche. Qu'est-ce que c'est ?
— Une brocante. Je vais en parler aux autres, si ce n'est pas déjà fait. Tu seras libre ? ».
Je hochai vivement la tête. C'était une occasion de se revoir rapidement.
~Merci beaucoup pour votre suivi ! ( ' ω ' )ノ゙
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