48. Rien que le début
Sven était sorti de son cycle de surmenage et avait l'intention, pour « faciliter » ses trajets, d'acheter son propre véhicule. Après ses examens universitaires, il m'avait appelée afin que je l'accompagne et lui fasse part de mon avis. Je ne comprenais pas sa démarche : il avait déjà à sa disposition la voiture de sa mère, les transports en commun étaient nombreux et rapides et il n'y avait pas de place devant la bijouterie.
Il déclara qu'il louerait un emplacement de parking, je rétorquai que cela allait lui coûter un bras.
« Non. De toute façon, avec tout le temps et l'argent que je perds en abonnements et tickets de transports, la voiture sera rentable ».
Je lui rappelai encore qu'il pouvait prendre celle de Maeda, sa mère. Il me contempla de ses profonds yeux bleus électriques, comme pour mieux me faire passer le message.
« Vu l'état de la bagnole, elle ne durera plus longtemps. Je le sais, elle gronde chaque fois que je monte dedans. Ma mère me demande souvent d'aller négocier à sa place avec les fournisseurs pour qu'elle puisse s'occuper de la boutique.
Ma mère, ma mère, ma mère...
Je plissai les yeux et me dévissai le cou pour le regarder.
— Je n'imaginais pas que tu étais déjà dans les affaires. D'où tous tes déplacements...
— Yes, j'aime ce qui a de la valeur, décréta Sven en découvrant ses dents blanches dans un large sourire entendu. Le droit, c'est pratique dans le business, tu ne peux pas imaginer !
— C'est pour ça qu'on ne te voyait plus. Tu passais tellement de temps à la bijouterie et à la bibliothèque... Et comment tu vas le choisir, ce carrosse ?
— Laisse-moi faire, intervint Leandro en écarquillant ses immenses yeux de biche. Si tu m'écoutes, tu pourras te promener serein en ville, armé de mon chic inné.
— Le genre tape à l'œil, oui ! para Sven en lui fichant une bourrade amicale dans l'épaule.
— Leandro a du goût... quand il veut. Bien que j'aie parfois des doutes concernant les filles, ajouta Yoshi en faisant allusion à la scène du restaurant.
— Il vient à l'instant de dire qu'il aimait les trucs clinquants ! Il faudrait savoir ! se récria Leandro.
— Façon de parler Casanova, je ne tiens pas à être au volant d'une boule à facettes géante !
— Vous verrez, vous verrez ! » dit Leandro en se drapant dans ses airs d'éternel artiste incompris.
En conseillant tous les trois Sven, celui-ci parvint à fixer son choix pour un prix correct sur une Toyota vert sapin métallisée. La couleur, que Leandro trouvait infâmante, ravit le métis Danois qui ne supportait plus le bleu du camping-car de Barbie.
« En plus, elle est d'occasion ! Tu n'as aucune classe mec...
— Tu crois que j'ai les moyens de m'offrir une voiture neuve ? » rétorqua Sven, agacé.
Il était suffisamment excédé par le comportement oppressant de la vendeuse du concessionnaire, dont il ne parvenait plus à se débarrasser. Elle le dévorait des yeux depuis qu'il avait passé le portique et venait juste de partir lui chercher les papiers à signer, du café... Et certainement remettre du gloss au passage.
Au Japon, les femmes étaient portées sur le côté brillant du gloss plutôt que sur la nature relativement plus propre et opaque du rouge à lèvres. Shizue, par exemple, n'y renonçait pas quand bien-même, en pleine rue, les moucherons retrouvaient collés à sa bouche, noyés au milieu des paillettes glutineuses.
« Bah ! On ne peut pas discuter avec toi ! Le bon goût ne se discute pas, acheva Leandro en détournant la tête.
Soudain, il écrasa entre ses mains le moustique qui l'agaçait. Je lui tendis aussitôt un gel-mains de poche hydroalcoolique... L'influence de Mika sans doute, qui vidait deux à trois flacons par semaine.
— J'ai du mal avec le mois de juin ici, déclarai-je en rebouchant le flacon. Le temps est vraiment humide. C'est la fête pour les moustiques !
Sven se rangea à mon avis.
— C'est aussi mon grand désespoir de l'été.
Leandro soupira lourdement.
— Elles aiment le sang frais, ces sales bêtes ! Sven, fit-il en pivotant vers l'intéressé, il me faut une bombe insecticide !
— Bonne idée. Prends-en une pour Lucie, aussi. On ne sait jamais, elle peut en avoir besoin au boulot ».
Ils rirent tous, sauf moi.
Après avoir quitté le concessionnaire et des au revoirs à base de mauvaises blagues, un parapluie transparent de mauvaise qualité en main, je tentai de me frayer un passage dans la foule.
Les gens pressés de se mettre à l'abri de la pluie n'étaient pas des plus cordiaux lorsqu'ils devaient s'arrêter pour éviter la collision avec une étrangère. Mais les pires de tous étaient les vélos. Esquiver les cyclistes pourvus d'un parapluie alors qu'on en portait un soi-même était une épreuve.
Ces saletés de bicyclettes étaient présentes partout : devant, derrière, des deux côtés, en biais et parfois à plusieurs en même temps ! Qu'elles créent des accidents avec les personnes âgées n'aurait pas été surprenant. Quand on ne les voyait pas arriver, on pouvait deviner leur approche imminente grâce à leur sonnette.
Je ne savais d'ailleurs toujours pas ce que cette alarme annonçait : « Plus un geste » ou au contraire « Dégage ! Je n'hésiterai pas à te passer dessus » ? J'essayais donc de me déporter à l'intuition : un coup à gauche, un coup à droite, immobilité... Au pire, le crissement strident des freins constituait le dernier avertissement.
***
Sven avait pris possession de sa nouvelle voiture. Nous étions tous assis devant nos plateaux repas de la cafétéria de l'université, le ventre gargouillant à qui mieux-mieux. Autour de nous, les autres étudiants aspiraient avidement leurs nouilles.
Je ne m'accoutumais pas à la vision et au bruit écœurants du glouton siphonage des pâtes signalant que la nourriture était délicieuse. De plus, il m'était impossible d'imiter le tapage sans éclabousser la table, mes voisins et les murs de bouillon.
« Qu'est-ce que tu comptes faire de ton ancienne carcasse ? questionna Yoshi à l'intention de Sven en avalant bruyamment une énorme bouchée de nouilles.
— Le concessionnaire ne veut pas la reprendre. Je la déposerai à la fourrière ou à la casse. Je dois regarder la législation.
Je faillis m'étouffer dans mes nouilles.
La casse ?
— Tu n'en fais plus rien du tout ? demandai-je les yeux grands ouverts après avoir fini d'avaler.
— Non, je vais même perdre de l'argent ! Pourquoi ? Tu veux la retaper ? Je ne savais pas que tu étais mécano, parce que dans l'état où elle est...
Non, pas moi bien sûr. Mais je connais quelqu'un qui sera intéressé.
La petite Honda bleue était loin d'être le tas de ferrailles qu'il prétendait balancer.
— Est-ce que ça te dérangerait de me la donner ? Je connais quelqu'un qui collecte les pièces détachées...
— Ah, oui ? Bon, pas de problème, si ça l'amuse. Je lui souhaite bon courage.
Il n'en aura pas besoin !
— Au fait, c'est qui cet ami ? lança Sven d'un ton soupçonneux.
— Un étudiant de Nintaï, féru de mécanique.
— Quoi ? s'exclama-t-il. Tu frôles la crise cardiaque tous les trois jours mais tu sympathises avec ces types ?
Je fus obligée de leur narrer ma soirée d'intégration au Black Stone, sans omettre mon agression au retour à l'appartement. Ce passage était la clé de mon argumentation. En revanche, même si l'envie me brûlait les lèvres, je ne laissai pas un indice sur ma nouvelle relation.
Et si je commençais à parler de Kensei, je sentais qu'on ne réussirait plus à me faire taire qu'en me bâillonnant.
— Tu es trop facile convaincre. Tu n'as même pas déposé plainte contre celui qui avait failli t'étrangler ! releva Sven.
Je secouai la tête. Il baissa le menton, pensif.
— Alors c'est vrai, tu deviens leur coqueluche ? observa Leandro en triturant son lobe d'oreille. De ce que tu disais, l'établissement Nintaï obéit à un étonnant code de conduite.
— Ils sont particuliers. Mais ils restent des étudiants, non ? Les aînés ont ton âge, Sven. Bon, ils ont l'air suffisant. Ils ont comme une sorte de langage corporel provocant qui leur vaudrait des claques. Ils sont exubérants aussi. Par exemple, ils crient dans les couloirs et les salles de classe pour interpeler quelqu'un, ils gardent leurs mains dans les poches même quand ils te parlent... Je suis sûre qu'ils doivent trifouiller quelque chose au fond. Un briquet, un bout de ficelle, un élastique, un papier de chewing-gum...
J'aurais pu continuer sur ma lancée, décrire leur moue narquoise et leurs sourcils froncés, lorsque Sven me coupa.
— Lucie ! Ils sont violents !
— Il y en a qui peuvent être physiquement violents mais c'est plus leur psychologie qui est à craindre. Parfois, tu peux avoir peur de ne rien avoir à leur répondre s'ils essaient de t'intimider. Mais la plupart de ces brutes n'iront pas jusqu'à te frapper. Souvent, ils se contenteront de montrer qu'ils sont plus forts que toi, de t'impressionner. Et pourquoi ça marche ? Parce que la victime en face a beaucoup plus à perdre qu'eux. Donner à l'agresseur l'impression qu'on est humilié est la meilleure tactique. Souvent, c'est aussi la moins coûteuse.
Leandro me barra la bouche de sa main :
— Tu crois que tu peux bien faire mais tu joues avec le feu.
Manifestement, ils étaient choqués. Je pouvais le comprendre mais j'étais déjà allée trop loin dans mon schéma de pensée et mes justifications. Je redemandai à Sven s'il était d'accord pour la voiture. Il n'eut pas d'autre choix car il ne pouvait plus rétracter sa parole sans avoir l'air d'un mufle.
— Fais attention à toi.
— Chez tous les individus, l'envie coexiste avec le désir de s'élever. Pour nous, ça passe par les études. Pour les nintaïens, ça revient à être le plus fort en termes de muscles.
— Je ne comprends pas. En tout cas en ce qui concerne la voiture, il ne pourra plus la casser, puisqu'elle a déjà rendu l'âme. Je te la dépose où ? ».
L'après-midi même au club de mécanique, j'indiquai à Kensei qu'il trouverait la Honda à la casse: « S'il y a des pièces que tu n'utilises pas pour les voitures, tu pourras toujours voir ce que tu peux en faire sur une moto CB400SF. Ça permettra d'achever les plus vieux projets du club de mécanique et de te donner raison contre l'idée que le proviseur s'en faisait... ».
La réaction de Kensei fut stupéfiante : le roc se retint de me soulever du sol pour me faire tournoyer en l'air. Tout cela sous le regard ahuri de Mukai, son cadet favori de première année, qui dû se demander pourquoi je lui rendais un tel service et où était passé le caïd sanguinaire qu'il admirait tant.
~Merci pour votre lecture !
─=≡Σ((( つ><)つ
Certain(e)s d'entre vous attendaient le retour de Sven. J'espère avoir exaucé votre souhait ;)
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