46. Allergie
Je raccompagnai Shizue à son domicile après le cours de calligraphie. Abritée de la pluie sous l'auvent de sa résidence étudiante, elle m'offrit un bento, une boîte-déjeuner de sa spécialité, en remerciement de la dédicace que je lui avais ramenée du doubleur d'un personnage du manga One Piece qu'elle vénérait. Superbement décoré dans les tons rouges et rosés, le bento représentait un bouquet de tulipes. Shizue avait dû ajouter du colorant dans les aliments pour leur conférer pareille couleur.
Mon repas fut succulent, notamment l'étrange gelée au goût très fruité situé en dessous du riz rouge. Comme je ne parvenais pas à découvrir quels autres aliments elle avait utilisé, Shizue finit par confesser qu'il s'agissait de colorant à la fraise, les fruits étant trop chers pour les ajouter tels quels. Décidément, elle était très douée...
Rentrée chez moi, je ressentis un engourdissement et des picotements dans la bouche ; mes lèvres me brûlaient. En me déshabillant dans la douche, je commençai à gratter la peau là où j'aperçus la présence de plaques rouges plus grosses les unes que les autres.
Qu'avais-je encore attrapé comme virus ? Je tirai la langue dans la glace : elle était gonflée. Deux minutes plus tard, je me pliai en deux la tête au-dessus de la cuvette des toilettes. Lorsque ce fut passé, je dénichai sur Internet le numéro du médecin le plus proche, travaillant à l'hôpital.
***
A la réception, la secrétaire me remit un formulaire à remplir sur lequel je dus cocher mes symptômes. Une infirmière me fit ensuite faire des tests urinaires et salivaires, avant de m'indiquer la direction de la salle d'attente. Je me déchaussai pour enfiler d'affreux patins, en attendant qu'elle vienne me rappeler. Au Japon, les infirmières s'occupaient en premier des patients afin d'avoir une idée de la maladie qu'ils subissaient, de façon à mâcher le travail des médecins. Par conséquent, ces derniers optimisaient leur journée en faisant passer devant eux un maximum de patients.
Une demi-heure plus tard, mon tour vint et l'infirmière me conduisit dans une pièce où le docteur relisait le formulaire que j'avais rempli plus tôt. Il me fit faire des manipulations basique : respirer fort, ouvrir la bouche, tirer la langue, etc. Le médecin n'eut même pas besoin de faire de tests supplémentaires sur mon épiderme pour déclarer que j'avais développé une réaction allergique. Je lui décrivis la liste de mes derniers repas.
J'espérais ne pas être allergique au délicieux riz rouge de Shizue. Soudain, cela me vint, comme une ampoule qui s'allume au-dessus d'un personnage de bande dessinée. Pour s'exercer, Shizue avait pour une fois tenu cette conversation en anglais et m'avait dit que le bento contenait des fraises. L'anglais n'était pas sa langue et elle avait dû confondre strawberries avec raspberries. Or, j'étais allergique aux framboises. Le médecin prescrivit une ordonnance et trois jours d'arrêt.
Le pharmacien sortit le détail de la prescription sur ordinateur. Il me délivra les médicaments selon une posologie exacte : quand, combien, jusqu'à quand les prendre, leur composants, leur utilité et leur précautions. Il divisa ensuite consciencieusement les médicaments unitairement et de façon logique dans des enveloppes.
***
Durant ces trois jours de calme, j'en profitai pour rattraper mon retard universitaire. Grâce à mon programme d'échange, j'échappai à la plupart des examens. Mes amis, quant à eux trimaient. La pluie continuait de tomber drue et j'avais accroché à ma fenêtre, comme c'était la coutume, une Teru-teru-bozu, une poupée habituellement faite de papier ou de tissu blanc censée éloigner la pluie. Shizue me l'avait offerte pour se faire pardonner.
Reposée et bien qu'encore sous médicaments, j'avais à présent assez de forces pour enfin prévoir un karaoké avec Aïko...
« Ailleurs comme tu l'es, tu dois être encore patraque. A moins que...
Je l'interrogeai du regard. Aïko haussa ses longs sourcils longilignes tout en faisant virevolter son trousseau de clés au bout de son index. Son air était faussement sérieux.
— A moins que tu me caches quelque chose.
— Quoi ? J'ai été dévorée de travail jusqu'à mon arrêt-maladie. Ensuite, je n'ai fait qu'étudier ».
Aïko déverrouilla les portières de sa voiture d'un clic et nous nous assîmes sur les sièges sans nous presser.
Le karaoké nous fit passer un bon moment de retrouvailles. Mais l'adorable fureteuse repartit à l'assaut en me raccompagnant à l'appartement.
« Penses-tu à des choses en particulier ces temps-ci ? lâcha-t-elle innocemment en arrivant au coin de ma rue.
— Non, vraiment. Je n'ai fait que travailler, dormir et gratter ce qui restait de mes démangeaisons.
Aïko rit derrière sa main blanche, ce qui devait se résumer à plisser les yeux et à dissimuler ses dents.
— On se revoit bientôt, Lucie. Parce qu'avec ce que je sens poindre, tu auras des histoires à me raconter ».
Je me méfiai de cet air mystérieux. Avant que j'aie pu dire le moindre mot, Aïko m'adressa un joli petit sourire derrière la vitre et fit démarrer sa voiture en trombe.
Je rentrai à l'appartement, sentant que j'aurais dû faire beaucoup de choses car j'en avais, des choses à faire. Mais mon cerveau tournait en rond comme s'il avait décidé de placer une priorité dont j'étais incapable de me rappeler. C'est idiot un cerveau : ça se souvient qu'on a oublié un truc mais il ne sait jamais plus quoi précisément !
Après avoir allumé la télévision, j'essayai de me détendre. Il y avait bien une chose à laquelle je pensais. Elle était vraiment idiote et gênante et si improbable, inconcevable et irréalisable, que j'espérais que cette idée sortirait de ma tête pour enfin pouvoir me reconcentrer sur mon travail. Cela avait commencé depuis quelques jours ou des semaines, je ne savais plus.
Je quittai mon canapé et allai m'asseoir en tailleur sur mon lit. Pendant quelques secondes, je contemplais l'écran de mon portable. Finalement, j'allai faire quelques courses au konbini.
Sur le chemin du retour, mes achats en mains, Kensei m'envoya son premier message : la Lexus qu'il avait terminée de réparer était épatante, les membres du club de mécanique l'avaient fait rouler dans l'enceinte du lycée et s'étaient fait exclure pour deux jours, avec des heures de colles et de corvées de ménage supplémentaires... Qu'ils n'effectueraient jamais.
La nouvelle me réjouit et la sanction me fit ricaner. J'avais hâte que Kensei se remette à travailler sur la Nissan pour en admirer le résultat.
Je ratai l'insertion de la clé dans la serrure, dérapai et me la plantai dans la main qui tenait la poignée de porte. Étourdie, je suçai mon pouce pour enrayer le flux du saignement.
Folle, je suis en train de devenir folle : voilà que je m'intéresse aux voitures !
Deux heures plus tard, je reçus une deuxième notification de la part de Kensei : « Puisque t'es pas foutue de répondre à tes messages et comme t'es pas là, on se demandait comment t'avais pu rater ça, toi qui fouine partout ! ».
Moi, fouineuse ?
Je répondis que j'étais en arrêt-maladie.
Et un troisième message, le dernier : « T'es chiante ! ».
Je vis se fondre en arrière-plan de l'écran le regard assassin de Kensei. Je contemplai mon portable et l'observai comme s'il s'agissait d'un navet desséché tenu à bout de bras par une paysanne désolée de son sort.
L'engin vibra encore et cinq messages quasi-simultanés de la part de Minoru et de Nino apparurent sur l'écran.
Je préférais ne pas répondre. Ces jours de repos n'étaient pas tant dédiés à ma santé physique que mentale.
~Merci de votre lecture ! (Encore et encore) !
Vos avis me ravissent (^_<)〜☆
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