4. Sven
Les yeux rivés sur mes nouilles, je désespérai, assise seule à une table de la cafétéria de l'université. L'agence n'avait pas répondu à ma demande de mutation. Aïko avait insisté, en vain. Je me sentais perdue et incapable de m'adapter, aussi bien à la fac que sur mon lieu de travail.
Mes tympans se crispèrent au bruit d'un crissement de chaise. Un visage d'Occidental me sourit. Je sursautai en déglutissant d'un trait mon bol fumant.
Il me tendit la main et se présenta : « Sven ». Un métis Danois au Japon ? Qui étudiait le droit ? Ce cocktail faisait de ce gars de vingt-et-un ans un personnage particulier.
« Dis, tu as remarqué que les Occidentaux étaient une espèce rare dans les environs ? Ce n'est pas un pays cosmopolite à proprement parler, souligna-t-il d'un sourire. Je ne sais pas si tu as croisé beaucoup de cheveux comme les tiens qui ne soient pas desséchés par les décolorations ».
Alors lui, je l'aimais bien... Et l'écoutai d'emblée me raconter sa vie.
Sven avait dès l'enfance baigné dans la culture nippone, son père s'étant marié à une Japonaise. Le couple avait divorcé comme la plupart des couples mixtes et le garçon était resté au Danemark en rendant régulièrement visite à sa mère. Bien qu'en excellents termes avec son père, Sven était revenu au Japon après avoir obtenu son diplôme du baccalauréat. Sa mère avait accueilli son fils prodigue à bras ouverts.
« Et toi, Lucie ? Par quel miracle tu es arrivée jusqu'ici ? C'est extrêmement rare qu'une personne de ton âge parle aussi bien Japonais. »
Je n'étais pas à l'aise avec ce genre de question.
Depuis toujours, mes professeurs jugeaient que j'étais un cas. A la sortie du collège, je parlais couramment anglais grâce aux incitation de ma grande-soeur bilingue et jouissais de quatre ans de japonais en autodidacte – le déclic nippon était survenu lors d'une exposition de calligraphies. J'avais la chance d'être dotée d'une mémoire visuelle hors du commun. Apparemment, on appelait ce talent « mémoire eidétique », autrement dite, photographique. Pour le peu que je me concentre, je retenais ce que je voyais.
A côté de ces petits prodiges, je ne comprenais rien aux domaines des sciences et de la réparation. Là s'arrêtait mon prétendu génie. Les mathématiques et les travaux manuels me mettaient le cerveau et les mains en capilotade. Les équations et les marteaux, je m'en fichais le bonnet avec une patte de gnou !
Après avoir à son tour écouté mon histoire, Sven me considéra d'un air entendu.
« Toi, tu as gagné le jackpot ! Une admission en fac, un boulot à temps partiel, une bourse, des cours de langue et une coordinatrice d'enfer !
— La vie de rêve, marmonnai-je. Mais attention ! Ne vois pas en moi une étrangère prédatrice de Japonais ambitionnant de percer dans le milieu artistique...
Sven me reconsidéra avec un immense sourire.
Une question me taraudait l'esprit.
— Dis, tu mesures combien? Six mètres ?
— Un mètre quatre-vingt-dix-sept » répondit-il d'une voix feutrée, l'air de dire que c'était la taille moyenne de la population mondiale.
Sven était déconcertant et honorait la thèse selon laquelle les enfants issus de couple mixte étaient les plus avantagés par la nature.
Il avait hérité d'époustouflantes prunelles bleues qui ressortaient sur des cheveux de jais. Mais surtout, sa belle arrogance de style autant que sa conversation me fascinaient. Je lui demandai s'il connaissait d'autres étrangers à l'université.
Sven croisa ses longs bras sur la table et sembla réfléchir.
— Oui. La semaine prochaine si tu veux, je te présenterai un Italien. J'ai deux amis Japonais, aussi. Ils sont sympas. Leandro et Yoshi sont en quatrième année. Et Shizue en troisième ».
Nous nous fixâmes un rendez-vous pour le lendemain soir.
Les moralisateurs auraient dit que je n'avais pas l'âge légal, fixé à vingt ans, pour acheter et boire de l'alcool. Heureusement pour moi, les moyens mis en place pour vérifier mon identité étaient quasi-nuls au Japon : je pouvais acheter de l'alcool dans n'importe quel petit magasin, distributeur de rue, ou même hôtel sans me faire interroger. Tant que j'avais l'air d'avoir cet âge, personne ne me demandait mes papiers, ce dont je comptais profiter pleinement.
Sven me fit entrer dans un bar à la devanture traditionnelle. Les règles de bienséance japonaise et la pruderie s'étaient évaporées, voire noyées dans des rasades d'alcool dès la nuit tombée. Nous y passâmes toute la soirée à rire et à parler fort dans un brouhaha de cris et dans un capharnaüm sans nom. Nous étions loin, très loin des belles manières nippones dont on m'avait vanté les louanges. L'alcool n'aidant pas, je tentai de faire fonctionner mon cerveau. Sven et moi parlions à présent un mélange de japonais et d'anglais qui me faisait tourner la tête.
« C'est difficile d'admettre qu'un petit gabarit supporte le nihonshu,* se moqua Sven.
— On verra si tu penses toujours la même chose dans une heure ».
Nous recommandâmes deux verres.
« Sven, par rapport à ce que tu m'as raconté, tu ne te sens pas un peu seul ? Tu es installé depuis quelques années. Tu ne t'es pas fait beaucoup d'amis Japonais à l'université ?
Il passa par réflexe sa main dans ses mèches ébène déjà maintes fois ébouriffées et tapota du bout des doigts sur la table.
— Si bien sûr, répondit-il avec nonchalance.
Il but une gorgée avant de continuer :
— En première année, ça a été pénible. Je me suis rendu compte que beaucoup de gens me fréquentaient pour la frime. Alors, j'ai fait le tri en conservant quelques amis et mes coéquipiers du club de baseball ».
J'en avalai ma boisson de travers, manquant de m'étouffer : un club de sport.
Le niveau au Japon y était si élevé que le recrutement s'effectuait quasiment en choisissant les meilleurs joueurs, nippons.
Généralement à l'université, un club de sport faisait office de tremplin pour devenir professionnel, raison pour laquelle peu d'étrangers y étaient acceptés. L'esprit de ces organisations au Japon conditionnait parfois tout un pan de vie. Les cadets obéissaient strictement aux aînés, selon le principe confucéen. Il s'agissait d'une relation hiérarchique absolue, telle que celle des vassaux envers leur seigneur. Soit le club de base-ball de l'université était nul, soit Sven se révélait très bon.
« Est-ce que je suis obligée d'adhérer à un club ?
— Non mais puisque tu viens d'arriver, je te le conseille... On ne se fait pas des potes en restant assise seule dans une cafét ».
*Liqueur distillée.
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