34. En interne
Sur ce, Minoru poursuivit :
« Les leaders de quatrièmes années gèrent leurs classes d'une main de fer. Ils sont les aînés les plus respectés après les cinquièmes années. Juro conduit la 4-A, en bon biker et dirigeant à l'extérieur d'un gang de motards. Il est réputé castagneur, diablement imprévisible et dangereux.
En conflit avec Juro, Ichiro menait la classe 4-B. C'était un stratège, aux cheveux décolorés blond platine et qui portait la cicatrice d'un bec de lièvre. Il se murmurait qu'il trempait dans le milieu yakuza et était ce qu'on appelait un petit frère.
« Ichiro serait un yakuza ? Tu te fiches de moi ?
— C'est pas sûr. T'as qu'à lui demander directement si ça t'intéresse, se moqua Minoru.
Faisait-il réellement allusion à des mafieux qui arboraient des tatouages d'une complexité inouïe afin de prouver leur virilité ; qui s'amputaient l'extrémité des doigts en signe d'allégeance à leur parrain ; qui, reconvertis dans des affaires frauduleuses, avaient pignon sur rue ? Faisait-il référence à l'une des plus importantes organisations criminelles du monde tant en politique, qu'en finances, drogue, jeux, extorsion de fonds ou crimes physiques et économiques ?
— Que t'es bête ! Ça a directement rapport avec ce que je t'ai dit avant. Tu sais, la réputation. Tout ça, tout ça.
Avec un temps de retard, je réalisais que l'ambiance de Nintaï était pire encore que ce que j'avais craint.
— Et toi, tu... ?
Minoru se rebiffa.
— Nan, c'est pas mon délire. Il reprit : Ichiro s'est mis dans la poche des poids lourds, Buntaro, le président du club de boxe et ils ont récemment été rejoints par Reizo. Lui, il a failli obtenir une bourse de basket dans son ancien établissement mais il a été renvoyé après avoir tabassé son entraîneur. Il a été transféré à Nintaï depuis cette année.
Dans tous les cas, Minoru m'informa que certains avaient eu des problèmes avec Fumito, qui avait été arrêté.
— Fumito, c'était un chien fou. Personne ne le contrôlait. Même Eisei n'a jamais essayé de discuter avec lui, grogna Minoru. Il carburait à l'héro et ne respectait rien. Fallait jamais lui dire un mot de trop et surtout pas au moment de la descente. Il avait le blues colérique, c'était un furieux et dans ses pires périodes, personne ne l'approchait de peur d'être planté. Ce n'est pas pour rien qu'il a été choppé.
J'étais estomaquée.
— Pour de la drogue tout de même. Eisei a avancé dans son enquête ?
— Pas d'un poil, maugréa Minoru. On piétine. Je préfère ne pas en parler. La drogue est un problème qui touche beaucoup de types à Nintaï... Mais les renseignements ne sont pas faciles à trouver. Tu me laisses poursuivre ? ».
Il cessa de gratter la terre et prit une pose nonchalante.
Les cinquièmes années, bien sûr, étaient les étudiants les plus estimés car considérés comme étant les seuls capables de gérer, voire de régler diplomatiquement certains conflits.
Le président du club photographie, Miike, représentait la classe 5-A. Il était en bons termes avec Satomu, le chef de la classe 5-B, vigilant président du club de basket et secondé par le fameux Eisei, le Grand Manitou qui calmait les tensions à Nintaï.
« Eisei n'a pas sa propre classe ? m'étonnai-je.
— Non. C'est Satomu qui gère à sa place. Eisei a déjà trop de boulot ».
Après toutes ces révélations sordides, j'abandonnai ma collecte d'informations. Minoru avait fermé les yeux, méditatif, la tête tournée vers les étoiles.
« Quelque chose me taraude. Dans tout ce que j'ai pu comprendre dans les reportages, les jeunes Japonais sont des travailleurs acharnés qui prennent des cours du soir pour obtenir les meilleures notes aux examens. Ils passent leurs nuits à bachoter en quête de réussite et à stresser sur leurs résultats. Pourtant à vous voir, vous ne semblez pas concernés par ces angoisses.
Minoru haussa un sourcil et répondit mollement :
— On n'est pas du même monde. Pour nous, le primaire, le collège, le lycée... On y va parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Enfin si, plein de trucs ! Mais nous sommes obligés d'y aller de toute façon ! Nous, on sait très bien que les années que nous vivons maintenant sont les plus belles de notre vie, donc on en profite ! Regarde-nous, on n'en fout pas une et on s'en sort, même Daiki !
— Il a redoublé, lui fis-je remarquer.
— C'est bien l'un des seuls étudiants ! Personne ne veut être recalé et se taper un an supplémentaire à Nintaï.
Je l'observai fouir la terre de ses ongles.
— Mais, dis-je timidement, Nintaï c'est... Comment dire ?
— De la daube ? Hé ! On suit le programme national pour les lycées techniques quand même ! Y'a pas que nous, même dans les autres lycées y'en a qui ne foutent rien. Les suicides de stress ou de déception aux exams, ça ne concerne pas tout le monde.
— Tu parles de suicide, quand même.
— Il y en a eu à Nintaï.
— Quoi ? m'exclamai-je, horrifiée.
— Ouais, affirma Minoru d'une voix trouble. Mais on tient un record en ce moment. Ça fait déjà trois ans que ce n'est pas arrivé.
— Quelqu'un a... ?
Son visage se décomposa. En un instant, son expression fit place à la colère.
— Les politiciens et les journalistes qui nous bassinent avec leurs balivernes sur la pression scolaire feraient mieux de se préoccuper de la question du harcèlement.
Observant les oreilles percées de Minoru, je relevai le menton.
— Minoru, tu m'impressionnes avec ton analyse de la situation... Et quelque part, ça me rassure un peu.
Le coin de ses lèvres se retroussa légèrement en un rictus moqueur.
— Quoi, sur l'état de mon cerveau ?
— Mais non ! Sur le système en général !
Il rit et me donna un coup dans l'épaule.
— J'suis pas un disjoncté, t'sais. J'apprends vite et je retiens bien. Mais toi, Clé-à-molette, tu devrais te rappeler d'une chose : les gens qui font le plus du mal dans ce bas-monde, ce ne sont pas ceux qui ont des piercings. Les pires de tous, les requins, ce sont ceux qui portent de beaux costards ».
Une étincelle de lumière se refléta sur le cadran de la maxi-montre-gadget de Minoru et une alarme réflexe retentit dans mon cerveau. Je m'éloignai suffisamment de lui pour avaler discrètement ma pilule contraceptive. Dans ma condition d'expatriée et en solo, je prenais toutes les précautions en vue d'une infortune inopportune.
Surgissant derrière moi telle une pile électrique montée sur pattes, Minoru me dévisagea avec étonnement :
« T'as pris quoi dans ton sac ?
— Un truc de fille » lui dis-je sur un ton rassurant.
Au Japon, la pilule avait mauvaise presse. Trois pourcent des femmes seulement la prenaient, bravant les recommandations de la communauté médicale qui relayait l'information sur les risques et les effets secondaires. Cette pratique hors mœurs et d'un coût élevé n'était pas à la disposition des mineures. Même si la situation changeait peu à peu, les cours d'éducation sexuelle étaient insuffisants et si par mégarde une femme tombait enceinte, le mariage était quasi-automatique. Il était en effet encore socialement peu accepté qu'une femme avorte ou ait une relation sérieuse sans être mariée.
J'insistai auprès de Minoru pour qu'il garde le secret. Il fit le geste de fermer sa bouche en fermeture éclair et s'éloigna vers le grill de sa démarche guillerette caractéristique, un petit sourire narquois aux lèvres.
A ce moment, Takeo m'apostropha de loin : « Alors, Clé-à-molette ! Tu nous les montres tes jeux d'alcool ? Viens poser tes fesses et manger un morceau ! ».
~Encore merci pour votre suivi !
Que pensez-vous de l'aventure à ce stade de l'histoire ? :]
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