32. L'acceptation
Au-dessus de ma tête, un ciel d'étoiles s'allumait en pépites d'or et concurrençait la lueur des braseros. Je restai seule un long moment, jusqu'à ressentir une présence s'approcher.
Un petit brun aux yeux perçants vint à ma rencontre avec deux canettes de bière Sapporo à la main. Il portait un sukajan, un blouson réversible, aux logos brodés dans le dos : parfois des motifs nationalistes, voire militaristes. Le sien représentait des avions zéros à côté de pruniers en fleur.
« Salut. Moi c'est Nino. Je suis dans la faction de Takeo, dit-il en me lançant une canette que j'attrapai vaillamment et pour une fois adroitement. Pas la peine de te présenter : t'es Clé-à-molette. J'ai entendu parler de toi ».
Nino s'accroupit à côté de moi, les pieds écartés posés à plat sur le sol. Au Japon c'était une posture traduisant le mépris ou l'indifférence envers autrui. Mais dans cette position, il dégageait une certaine singularité. J'acquiesçai en signe de remerciement, reconnaissante autant pour sa compagnie que pour son intention. Il tombait à pic. L'appréhension de cette fichue excursion nocturne m'avait asséchée la gorge. Nino ouvrit sa canette d'un clac sonore. Ses manières étaient aussi rigides qu'une règle métallique. Je tirai sur ma capsule et savourai le bruit du gaz qui sifflait. L'odeur de la bière fraîche chatouilla mes narines.
« Alors, ça fait bizarre de traîner avec des marginalisés, hein ?
— Pas plus que ça.
— Menteuse.
Je courbai la nuque.
Imperturbable, il reprit :
— On t'a un peu délaissée. N'en veux pas aux gars s'ils t'observent de loin. Il s'interrompit pour boire une gorgée : T'as eu du culot de venir !
Nino avait des yeux de rapace qui lui conféraient un air inquisiteur. Je trinquai avec lui et me lançai prudemment sur le sujet qui me préoccupait.
— Minoru a dit que je ne serai pas la seule fille, qu'il y en aurait aussi du lycée Hinata. Mais je n'aperçois que des types à perte de vue.
— Tu dois penser que t'es entourée de gros lourdauds, non ? » marmonna Nino.
Je secouai vivement la tête pour ne pas le vexer. J'avais l'impression d'avoir une étiquette intruse collée sur le front.
Nino ricana et mordit dans une brochette. Je le détaillai un peu mieux. Il avait morphologiquement ce que l'on pouvait appeler un visage fermé : les lèvres étaient pincées en fermeture éclair et le nez taillé en lame de couteau avec deux petites narines mi-closes presque invisibles. Il semblait loucher avec ses petits yeux très rapprochés et enfoncés dans leurs orbites.
— Ouais, faut dire que tu détonnes assez, admit-il. En fait, une quinzaine de lycéennes d'Hinata devaient se pointer grâce à Naomi. Mais Ryôta s'est pris la tête avec elle hier... Du coup, elle n'est pas là.
C'était une nouvelle qui m'arrangeait. La mauvaise suivit.
— Naomi tient les rênes de son groupe. Résultat : les autres filles ont suivi sa décision de ne pas venir. En attendant, les gars sont déçus.
Je me recroquevillai et m'imprégnai de la fascination qui me liait au feu.
— Tu es en train de me dire que je suis seule...
— Dans beaucoup de testostérone, ouais. Mais si ça t'embête, tu peux partir, fit-il l'air grave. Je crois que personne ne t'en voudra.
Il me sourit férocement et j'éloignai la canette de ma bouche. Le rictus de Nino s'élargit et je réfléchis à toute vitesse. Ce gars-là paraissait très doué pour manigancer des intrigues diaboliques.
— Maintenant que je suis là... grommelai-je en buvant. Tu n'as rien mis dans cette bière, au moins ?
— Tu me confonds avec Reiji, riposta-t-il.
— Pas de drogue, okay. Pas de laxatif non plus ?
— Tiens ! Ça c'est une idée intéressante.
J'eus la désagréable sensation qu'il venait de me tester.
— Je vais me contenter de ta réponse.
— Rien, rassure-toi. Tu l'as ouverte toi-même, cette canette. Bah ! Au moins, t'as eu le bon sens de mettre un pull, un jean et des baskets. La dernière fois que les gonzesses d'Hinata ont débarqué, c'était en robe et talons... Sérieusement, pour un barbuc' sur la berge, quoi ! Elles se sont plaintes toute la soirée. Les dingues ! » cracha-t-il avant de mordre dans une cuisse de poulet. Hé ! ajouta-t-il. Il t'impressionne pas, Takeo ? Tu lui parles facilement.
— Oh que si ! Mais tu sais, la première personne à qui je me suis confrontée, c'était Kensei. Il était fou furieux à l'idée que son club de mécanique ait été supprimé à la rentrée. Et ça a failli...
— Vu sous cet angle, c'est vrai que t'as pas été gâtée...
— Pourtant, je n'oublierai pas que Takeo a essayé de me cramer la joue avec sa cigarette.
— Et après, j'ai entendu dire qu'Hidetaka avait essayé de t'étrangler...
— J'ai le sentiment que je ne suis pas au bout de mes peines.
— Ça j'te le confirme ».
J'encaissai.
A mesure que la langue de Nino se déliait, je sentais que je perdais peu à peu pied avec la réalité. Tout cela était-il possible ? Rien que l'image de Nino assis à côté de moi, vêtu de sa veste de voyou, était difficilement compréhensible. Nous étions si dissemblables physiquement, moralement et culturellement que si l'on avait pris une photo, un individu lambda aurait pu croire à un montage.
Mais que faisais-je ici ?
Nino but encore, rota légèrement et sans quitter le grill des yeux, me questionna :
« Je le vois bien, que tu nous observes sans arrêt à Nintaï. Dès que t'en as l'occasion, tu captes le moindre de nos faits et gestes. Pourquoi ?
— C'est simple, non ? J'y travaille et j'essaie de comprendre son fonctionnement.
— Mouais.
— Pour moi, c'est important de pouvoir m'adapter.
Il se moqua :
— Tu connais par cœur l'organigramme du personnel de ton université aussi ?
Je baissai le menton sur ma boisson.
— Pas exactement.
— Tu te contredis, argua Nino. T'as la frousse de dire la vérité ?
J'hésitai.
— C'est juste que... Nintaï n'est pas un établissement ordinaire ? Je voudrais, comme on me l'a conseillé, savoir à qui je peux m'adresser sans me faire cracher au visage et...
— Et ? fit-il impassible.
Soudain, je mourrai d'envie de lui avouer que quelqu'un m'intéressait de près.
— Je trouve certains gars de la faction... Sympathiques. Dans le genre, me rattrapai-je.
Je me tus, cherchant à déceler la moindre émotion chez Nino. Au bout d'un moment, il tourna la tête vers moi et lança :
— T'es folle. Par contre, si t'as vraiment envie d'en savoir plus sur les bandes à Nintaï, Minoru te renseignera. Tu devrais lui demander de tout t'expliquer avant qu'il ne soit complètement bourré. J'espère que t'as apporté des chips pour lui. Sinon, il ne le te pardonnera pas ».
Alors que Nino maugréait sur l'attitude excentrique des filles du lycée Hinata, d'autres étudiants se joignirent à nous. Peu à peu, quelques curieux se postèrent autour de nous tels des mouettes sur des pierres. J'établis un surprenant contact avec les nintaïens, alors qu'ils se disputaient comme des gamins les morceaux de choix du barbecue.
Lorsque Takeo et Minoru réapparurent après leur course, ils délogèrent deux premières années des rochers pour prendre leurs places à nos côtés. Avec le retour du grand échalas boute-en-train, les discussions reprirent de plus belle. Ils vidèrent à eux seuls mon paquet de chips.
Inévitablement, j'eus droit à un interrogatoire saugrenu sur la France. On aurait dit une classe de découverte de gosses d'école élémentaire mais je m'enthousiasmais.
« T'en penses quoi de Napoléon ?
— Aux dernières nouvelles, il se fait un petit trip à la Waterloo dans l'Au-delà. Et il est toujours interdit d'utiliser son nom pour prénommer son cochon domestique.
— Paris, ça fait combien d'habitants ?
— Entre Osaka et Tokyo.
— C'est quoi déjà le nom du musée célèbre ? Le Loburu ?
— Hum... si si, Le Louvre.
— Et l'église ? Damu Noturu ?
— C'est Notre Dame.
— Tu manges beaucoup de cuisses de grenouilles ?
— Pas vraiment. Et pour information, le Japon est le plus gros exportateur de grenouilles au monde.
— Comment s'appelle le fromage avec de la moisissure ?
— C'est du roquefort. Pour qui aime, ce n'est pas mauvais ».
Un sourire narquois aux lèvres, Minoru donna un coup de coude à Takeo : « Un fromage moisi ? On devrait faire goûter ça à Mika, je donnerais tout pour voir sa réaction ! ».
Intrigués par ce que je pouvais leur apprendre, les caïds avaient cessé de me détailler. La nourriture était succulente et pour combler le tout, je parvins à me faire oublier au milieu des conversations. J'en profitai pour observer les visages à la dérobée et dus m'y reprendre à plusieurs fois afin d'examiner celui de Kensei.
Le menton baissé sur sa canette, celui-ci méditait sur la panique dont était victime Mika l'Hypocondriaque. Il ne portait pas son masque chirurgical habituel mais montrait à tout un chacun son torse strié de rougeurs, cherchant à diagnostiquer un zona, la gale ou quelques piqûres de bestioles nocturnes.
Le nez de Kensei était une fusion subtile de nez droit, équilibré et typiquement nippon, de celui dont les narines sont délicatement ourlées et dont le cartilage est rectiligne. J'étais fascinée par son nez. Mais trêve de narines, il était temps d'ouvrir les bouteilles.
Alors que je soupesai la première, Kensei me regarda intensément, puis détourna les yeux. Ce fut comme si j'avais été prise d'une hallucination.
« T'as pu acheter de l'alcool, toi ? s'étonna Daiki, le géant-idiot, en me la prenant des mains.
— Le vendeur m'a dit qu'il fallait avoir une bonne tête, plaisantai-je, au risque d'une riposte de sa part.
La grande carcasse aux yeux louches me rendit la bouteille avant de se mettre à brailler sans raison apparente sur un étudiant de première année.
— Tu partages ? s'enquit l'un de ces derniers.
C'était Toshi, le portrait craché de son grand frère, Eisei, si ce n'était qu'il était glabre et que ses sourcils apparaissaient arqués d'une drôle de façon, comme s'il doutait de tout.
Je fis bien attention de peser mes mots pour m'adresser au petit-frère du boss de l'établissement.
— Tu es majeur ? tentai-je de plaisanter.
— Fais voir un peu...
Je lui servis un fond dans son gobelet. Toshi vira au rouge feu. Il s'étouffa avant de déglutir comme une oie, le gosier en avant. A sa vue, Daiki grogna de manière étrange. Il secoua ses épaules et son rire éclata comme un bruit de tonnerre. J'en eu la chair de poule. Daiki en était déjà à sa cinquième canette.
— Pouaaah ! C'est pas mal mais j'ai avalé de travers, articula Toshi.
— C'est ça ! Tu donnes une bonne image des premières années ! le railla Mukai près de qui était assis Kensei.
Mukai alias l'adorateur de Kensei. C'était le première année rencontré dans le club de mécanique dont les cheveux avaient survécus à une explosion de moteur. Avec ses dents de devant écartées et ses yeux ronds et saillants, il aurait pu avoir l'air benêt si son regard n'avait pas été plein d'intelligence. Surtout, Mukai monopolisait Kensei, son président de club. A croire qu'il le vénérait.
Tant de noms ! Ma mémoire était à l'épreuve. Pourtant, je savais qu'il me serait utile de me visualiser ces types pour savoir auxquels d'entre eux je pourrais adresser la parole.
— Tu veux essayer ? proposai-je à Mukai.
Les reflets du feu dansaient sur le visage de Kensei. Il semblait intrigué et amusé par la situation : une étrangère se targuait d'apprendre à des durs à boire de l'alcool !
Daiki-le-géant, qui avait repris le fil de la discussion, eut l'air interloqué :
— Tu t'y connais, toi ? Sérieux, on ne dirait pas. Quoiqu'au Black Stone...
Je m'empourprai. Bon sang ! Allaient-ils arrêter avec leurs allusions à mon déchaînement dans ce bar ?
— Sans être experte, le coupai-je. Vous devez aussi avoir des jeux d'alcool, non ?
— Ouais, on en a, affirma Takeo en bombant son large torse. Mais on s'ennuie assez vite... Daiki casse tout dès qu'il perd.
Soudain, réalisant que je l'observai, le président du club de mécanique braqua de nouveau sur moi son regard hypnotique. Des raies de lumière passaient dans ses yeux noirs et un léger sourire s'ébaucha.
Ce qu'il fit alors me laissa pantoise.
— Clé-à-molette, trinquons ».
Brrrrr ! m'ébrouai-je mentalement. Ressaisis-toi ma fille ! Tu n'as plus quinze ans ! C'est dangereux tout ça. Tu rentres à la résidence dans dix minutes, maximum !
Mais Kensei me fixait avec intensité.
— Après tout, poursuivit-il, t'es notre invitée d'honneur pour une raison liée à notre cher club, pas vrai Mukai ? ».
Ce dernier hocha la tête en signe d'assentiment, tel un laquais affidé.
Kensei saisit deux gobelets et les remplit d'alcool pur. Il leva son verre et trinqua en déclamant kampai.* Nous bûmes cul-sec.
Aucun de nous n'eut de réaction similaire à celle de Toshi. J'endurai l'alcool qui me dévora le visage et déchira mon œsophage mais m'efforçai de conserver une expression impassible. Je ne devais pas perdre la face, pas maintenant.
L'incrédulité de Toshi, le petit-frère d'Eisei qui n'avait pas supporté l'alcool, se mua en stupeur : « Clé-à-molette, t'es sûre d'être une vraie nana ? » s'écria-t-il outré en écarquillant les yeux. Kensei rit et eut l'air encore plus léger, comme enfin débarrassé des ombres qui l'affectaient depuis notre première rencontre.
« C'est une question d'habitude...
— Et de résistance » compléta Kensei.
La réconciliation provoqua en moi un raté au cœur. Un filet de nihonshu devait être mal passé. C'était la première fois que Kensei était aussi détendu et son intonation à mon égard avait changé. Avoir préservé son club de la fermeture avait finalement rendu ma présence tolérable. Mais de là à trinquer avec moi ? Je ne comprenais pas. Nous nous serrâmes la main et la sensation de sa paume et de ses doigts subsista dans la mienne. Pour dissimuler mon trouble, je m'écartai et pris Minoru à part.
Tout heureux de faire l'objet particulier de mon attention, celui-ci se redressa tel un paon et se retourna à plusieurs reprises sur le groupe en souriant de toutes ses dents.
*« Santé ! »
~Merci encore pour votre lecture ! ヽ(゚Д゚)ノ
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro