30. Terrain d'entente
[Narrateur : Lucie]
Le club de mécanique était désormais en suspens. Je n'avais toujours pas déposé le rapport chez le proviseur. Il m'avait demandé de fermer le club, de façon complètement arbitraire pour envoyer un signal fort et donner un exemple d'autorité. C'était affreux. Je me réveillais chaque matin avec la boule au ventre.
En traversant l'arrière-cour du lycée Nintaï, je vis Kensei. Il se tenait à quelques pas, assis sur un gros pneu, à griller une cigarette, ses longues jambes écartées barrant l'entrée du club. L'occasion était trop belle. Prête ou non, c'était le moment ou jamais. N'y tenant plus, je pris une grande respiration qui réactiva mon allant et me postai face à lui.
Je perdis immédiatement toute contenance et ne sus quelle posture adopter. Avant d'étouffer par asphyxie, j'inspirai de nouveau et passai rapidement la langue sur mes lèvres sèches.
« On devrait peut-être discuter, commençai-je d'un ton égal pour tâter le terrain.
Même ainsi surpris, Kensei semblait toujours avoir la situation sous contrôle. De quoi cet homme-là était-il fait ? Après un silence, il daigna relever sa tête décolorée avec méfiance.
— J'accepte de parler avec toi, déclara-t-il. Mais tu n'auras rien sans rien.
— Je t'écoute.
— Je veux que t'arrêtes de me fixer comme si j'étais une bête sauvage prête à t'éventrer.
Se moquait-il de moi ? Je l'observai : il était d'un calme olympien et m'étudiait fixement.
— Tu ne m'as pas facilité la tâche dernièrement.
— Bon, de quoi tu veux causer, l'étrangère ? me coupa-t-il en expirant la fumée d'un air dédaigneux.
— Arrête de m'appeler comme ça, s'il te plaît. Je ne suis pas Japonaise, je le sais, ça se voit ! Inutile de me rappeler constamment que je n'ai pas ma place ici.
Kensei grimaça et se leva d'un coup.
— Déjà que tu m'as volé mon club... Je me tire.
J'explosai.
— Mon dieu ! Vous alors, les nintaïens ! Toi, tu es un bel exemple ! Tu te braques dès que quelque chose ne va pas dans ton sens ! Excuse-moi si je heurte ta susceptibilité ! Il faut sans cesse te ménager ! Prends un peu sur toi !
— T'es venue me faire la morale ? Je n'ai pas de temps à perdre avec toi ! répliqua-t-il, contrarié.
Kensei me regarda avec défiance. Je le trouvai insupportable et ce petit jeu ne m'amusait plus.
Je repris la parole sur un ton plus conciliant.
« Je suis venue te parler de ton club. Le temps presse, justement. Je dois rendre un rapport demain.Il ne tient qu'à toi d'en vanter les qualités pour le mettre en avant.
Kensei, stupéfié, avala sa salive. Il essaya de déchiffrer le sens de mes paroles.
Peut-être avais-je fait une faute de grammaire ou de tournure de phrase qui me rendait inaudible ?
Il mit encore quelques secondes pour assimiler ce qu'il venait d'entendre et enfin répondit, sceptique :
— Tu ferais ça ? Pourquoi ? T'as rien à y gagner.
— Ce n'est pas la question. S'il y a un club de photographie ou de baseball, pourquoi n'y en aurait-il pas un de mécanique ? Ce serait dommage qu'il ferme !
Et puis, ajoutai-je intérieurement, si le club de mécanique venait à fermer, je devrai parlementer pour recaser tous ses membres dans les autres activités...
Kensei étrécit ses pupilles, concentré et réfléchi. Son visage devint perplexe, puis de nouveau pensif.
— T'as déjà oublié la baston ? argua-t-il soudain. Enfin, celle du club qui a causé les suspensions, pas la rixe du couloir...
Il s'interrompit et tira sur sa Marlboro pour dissimuler sa gêne. Je pris le relais.
— J'ai l'impression que les accrochages sont fréquents dans les parages. Pour ce qui est du club de mécanique, c'est tombé sur vous ce coup-ci. Je pense que c'est juste un prétexte pour donner l'exemple.
Kensei plissa les yeux, l'air de ne pas comprendre. Je poursuivis.
— Comme il n'y a pas eu de sanction pour la... La précédente bagarre, c'était certainement l'occasion pour le proviseur de prendre des mesures d'avertissement ou de rétorsion ».
J'avais tenté de discuter avec des professeurs croisés aux détours des couloirs sombres et froids mais ils s'étaient murés dans le silence. Seul un professeur de sport avait marmonné un « Que peut-on y faire ? Vous, l'étrangère, vous feriez mieux de ne pas vous occuper de ce genre d'affaires ».
Sans plus d'explications, Kensei se leva. Pour la première fois, pour de vrai, le caïd me prenait en considération. Sans doute, devait-il chercher à déceler une quelconque entourloupe. Mais ce qu'il vit dans mes yeux sembla lui plaire.
Paralysée par mes émotions, je le laissai s'engouffrer dans le local du club de mécanique : « Bon, on y va ou pas ? Je veux te montrer le projet en cours pour te donner une bonne raison de maintenir mon club».
***
[Narrateur : Kensei]
La tête haute, je franchis la porte métallique du toit. Aussitôt, débordant d'enthousiasme, Minoru se leva de sa chaise et accourut vers moi.
« C'est vrai Kensei ? Tu ne fais plus la gueule ? s'exclama-t-il bruyamment en me dévisageant. Il reprit : Mais c'est pas comme si tu nous avais manqué, hein !
— Minoru t'es fatiguant à t'agiter dans tous les sens, le tança de loin Takeo en secouant sa chemise hawaïenne pour en faire tomber des miettes de gâteau.
Je serrai la main de Minoru d'une poigne de fer. Elle était grasse des chips qu'il croquait en même temps qu'il parlait. Mika, mon meilleur pote, s'approcha et me ficha une bourrade amicale dans le dos.
Je me fis accueillir de la même façon par tous les autres. Sur le toit en cette fin d'après-midi, les paquets de clopes se vidaient au rythme des canettes de bière. Nous avions bien besoin de remontants après le tsunami déclenché par le deuxième année Izuru au beau milieu du couloir. Lui et son acolyte Hidetaka commençaient déjà à créer du désordre. Leur réputation du collège les précédait. Il faudrait les tenir à l'œil.
— De nouveau parmi nous ? grogna Takeo. Est-ce qu'on va enfin savoir où t'étais passé ?
— Mon club. C'est réglé maintenant. J'ai discuté avec l'étrangère, Lucie.
— Bah ! On l'appelle Clé-à-molette, t'es pas au courant ? fit Minoru en enfournant une nouvelle chips dans sa bouche goulue.
Drôle de surnom.
— Alors, ça y est ? T'as pu parler avec elle ? renchérit-il.
Sous sa chaise, les cadavres de canettes de bière s'entassaient.
— Hé, Minoru ! L'alcool ne suffit pas à te nourrir ? le raillai-je.
— Mmmmh... T'vois, quand je suis bourré, j'ai besoin d'avaler du sel et de la graisse. Beaucoup de chips et de KFC.
Reiji s'avança pour nous couper. Il était sorti de son trou à l'annonce de mon retour sur le toit. Ses yeux rapprochés me toisèrent, suspicieux.
— Hé, Kensei ! Elle t'a fait un bon rapport finalement ?
Je n'eus pas le temps de répondre. Takeo le fit à ma place.
— Ouais, elle a géré sur ce coup-là. Elle n'est peut-être pas aussi naze qu'on le pensait en fin de compte.
Nous le dévisageâmes. Takeo sourit faiblement et retourna jouer aux cartes avec Nino. Tennoji fronça ses grands sourcils. Il fut pris d'une quinte de toux avant de rajuster le col de sa veste grise pour s'adresser à Takeo.
— C'est toi qui dit ça ? A la rentrée, t'as faillis l'envoyer à l'hosto ! lui rappelai-je.
— Vous n'attendiez que ça, rétorqua Takeo en reniflant.
— Faut dire qu'on la connait assez mal... Y'a qu'à voir comment elle se défoule dans les bars, répondit Tennoji, la mâchoire désarticulée.
— Hé les gars ! Si on l'invitait samedi soir ? cria Minoru qui était grimpé sur une table pour mieux se faire entendre.
Les autres retinrent leur souffle tout en essayant de dissimuler leur trouble. Certains échangèrent des regards surpris. Brusquement, Takeo hurla de rire, puis grimaça.
— T'es vraiment bourré toi ! Attends... Tu plaisantes ? ».
Pendant que le groupe se massait autour de Takeo et de Minoru en braillant pour faire valoir leur opinion, Nino tapota discrètement mon épaule pour me prendre à part. Je me tournai vers lui, étonné de son attitude de conspirateur. Il s'exprima à voix basse :
« T'as raté un drôle de truc hier soir.
Je lui lançai un regard interrogateur.
— Ryôta a pris... Pas comme d'hab', chuchota-t-il. On n'a pas compris mais ça n'avait pas le même effet... Il a complètement débloqué.
— Débloqué ?
— Ouais. Après coup, il nous a dit qu'il n'avait plus eu de sensations dans les membres, qu'ils ne pesaient plus rien. Il a eu l'impression qu'il pourrait en faire n'importe quoi : les plier, les tordre, les retourner. Il a cru qu'il était un pantin désarticulé.
— Qu'est-ce qu'il a acheté ? Une ecstasy plus forte ? Nan, avec des effets pareils, ça pouvait pas être de l'ecsta... C'était quoi ?
Les narines de Nino frémirent.
— J'en sais rien. Et vu que Fumito a été arrêté, je sais pas non plus d'où ça vient. J'voulais juste t'informer. Sans dealer, les gars commencent à prendre n'importe quoi ».
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