29. Le rapprochement
Dans un lycée ordinaire, les élèves étaient soulagés de voir arriver la fin des cours après une intense journée d'apprentissage. A Nintaï, cette sonnerie ne représentait rien d'autre qu'une heure perdue parmi d'autres. De plus, on ne parlait pas d'« élèves » mais d'« étudiants », quitte à s'en prendre une dans les dents.
Je m'étais collée contre un mur, dans l'attente de trouver Kensei mais il était déjà parti. A la place, dans l'embrasure de la porte de la salle de classe adjacente, je louchai discrètement sur ceux qui avaient du mal à décoller de leur chaise.
Minoru se leva en faisant voltiger son sac de cours sur son épaule. Je m'apprêtai à aller le saluer lorsqu'un étudiant dans le fond de la salle s'exclama : « P't'ain ! Elle est bonne ! J'sens plus mon visage ! ». Ses yeux se mirent à papillonner dans le vide et sa bouche s'ouvrit en grand. Il sembla aimer la vie, tout à coup.
Celui-là, je ne l'avais jamais rencontré. Je scannai son visage, recherchai son dossier dans ma mémoire et soudain, il fut là : Nino, l'un des supposés piliers de la faction des troisièmes années, cloué par une gastro puis par une grippe, d'après les notes de Madame Chiba. Plusieurs semaines après la rentrée, il était enfin arrivé en cours.
Nino, c'était un petit gars austère, aux traits taillés à la serpe, tout en angles et en anfractuosités. Il avait une figure reconnaissable, encadrée par des cheveux noirs et courts, en contraste avec la blancheur de sa peau. Nino, c'était aussi, toujours selon la veille secrétaire, le gars de bon conseil qui jouait parfois des accords de guitare sur le toit. Je me demandais comme une vieille dame pouvait savoir tout cela.
L'intéressé renifla encore la colle à s'en faire péter les neurones puis remballa le petit sachet isotherme au fond de sa poche.
Il n'y avait pas d'autres étudiants restés assis dans la classe. Dans la plupart des lycées japonais, les cours commençaient à huit heures trente et finissaient à quinze heures. Ensuite, les élèves vaquaient à leurs occupations, dont les clubs. Dans l'espoir d'intégrer l'université, ils s'échinaient à étudier. De nombreux cours du soir étaient ainsi dispensés par des centres privés. Un véritable business.
Mais pour l'écrasante majorité des nintaïens, j'avais compris que ces cours privés n'avaient aucun sens. La compétition à l'accès aux grandes écoles n'était pas leur principale préoccupation, contrairement aux quelques quatre-vingt-dix-huit pour cent des étudiants japonais. Les nintaïens préféraient se rebeller contre un système intransigeant qui obligeait les enfants à obtenir les meilleurs résultats depuis la maternelle, au primaire, dans le secondaire, jusqu'à l'université, dans le seul but de décrocher un métier honorable. Pour moi, cela signifiait tout sauf le poste de secrétaire à Nintaï.
***
Travailler au sein de l'établissement Nintaï drainait mes forces de jour en jour. L'atmosphère de violence et d'agressivité qui y régnait me stressait. Si je tenais jusqu'en avril prochain, ce serait au prix de cheveux blancs ou plus de cheveux du tout.
Dans cette obscurité, Minoru m'apportait un peu de lumière. Désormais à la sortie des cours de Nintaï, nous faisions ensemble un petit bout de chemin. Souvent, nous nous moquions de Mika qui souffrait d'hypocondrie. Il ne se passait pas un jour sans qu'en malade imaginaire, il ne suspecte chez lui herpès, allergie, lupus, jaunisse, teigne, urticaire, psoriasis, tumeur, maladie de Lyme, impétigo... J'apprenais un nombre important de noms d'affections en japonais.
Cette fois, Tennoji et Jotaro que l'on surnommait les « Men in Grey » nous rejoignîmes dans la cour. Nous trouvâmes une lycéenne d'Hinata attendant seule devant le portail. C'était Aya et elle voulait me voir. Je supposai que ses copines l'avaient envoyée s'excuser pour leur attitude déplaisante lors de la sortie shopping. Aya était embarrassée et nerveuse.
Après un échange rapide, elle prit la poudre d'escampette.
Minoru et les « Men in Grey » explosèrent de rire.
« C'est vrai, Clé-à-molette ? T'as planté la clique de Naomi en pleine sortie shopping ? Tu manques pas d'air ! Ça aurait dû être un honneur pour toi ! m'apprit Jotaro.
— Bah ! T'as bien fait ! déclara Tennoji en déboutonnant les manches de sa veste grise pour se mettre à l'aise. J'sais pas comment Ryôta fait pour sortir avec Naomi ! C'est elle qui est gonflée d'envoyer Aya faire des excuses à sa place !
— Non seulement c'est le néant dans son cerveau mais en plus, il paraît qu'elle fourre des tonnes de rembourrages dans son soutif... Il dit qu'elle est toute plate ! renchérit Jotaro.
Tennoji lui tapa l'épaule.
— Le pire, c'est qu'elle se prend pour une sirène...
— Ouais ! Mi-femme, mi-thon !
Les deux compères se bidonnèrent sous l'œil amusé de Minoru.
Je pris le relai.
— Merci de votre soutien indirect. Si Naomi me fait un mauvais plan, je jure qu'au premier mot de travers, je la traiterai sans hésiter de planche à okonomiyaki.
— Ce jour-là, je veux voir la tête de Ryôta ! Mais le connaissant, il a déjà dû la convaincre de se faire poser des implants » s'esclaffa Minoru d'un rire désopilant.
En cet instant de grâce, Tennoji et Jotaro semblèrent plus disposés à m'inviter à boire un verre qu'à me jeter dans la première benne à ordures venue. Minoru avait vu juste car le groupe commençait à m'admettre en leur compagnie.
Les « Men in Grey » me laissèrent rentrer avec Minoru. Il marchait d'un pas vif et ne se retournait jamais.
« Dis, Minoru... Je peux te poser une question ?
— Ouais ?
— Est-ce qu'il y a des castes d'étudiants à Nintaï ? Tu vois... Des groupes de niveaux ?
— On ne peut pas vraiment dire qu'il y en ait. Chez nous, rien n'est une question de popularité mais plutôt de pure autorité. Personne n'est populaire à Nintaï, ajouta-t-il d'un air cynique. A notre échelle, t'inspires la peur et le respect ou l'admiration.
— Hum... Comment se matérialise cette échelle ?
— Ben, d'un point de vue individuel, il y a les plus balèzes de l'établissement : Eisei d'abord, puis Takeo et ensuite le reste.
— Le reste ?
— Ouais. Les groupes, gangs, factions, appelle-ça comme tu veux. Comme nous, les troisièmes années. Il se pencha un peu sur moi : Hé, ça va ? Tu tires une drôle de tronche.
— Je me demandais... Comment ça se passe dans les clubs ? Normalement au sein de l'établissement, les factions s'évitent entre elles. Pourtant, les étudiants sont obligés d'interagir lors des activités, non ? Ça doit créer de sérieux problèmes... Je ne comprends pas comment des ennemis peuvent se côtoyer pour jouer ensemble au baseball.
Il haussa les épaules.
— Généralement, pendant les activités des clubs, les membres d'une même faction restent entre eux. Parfois, ils peuvent bien s'entendre avec d'autres types d'autres groupes mais ça reste superficiel. Ça, c'est à cause de la barrière de la différence d'âge.
— Il existe donc deux strates : celle de l'année d'étude et celle de la faction à laquelle chaque étudiant appartient.
Minoru approuva d'un nouveau hochement de tête.
— Tu piges vite pour une étrangère. Il reprit : Pour les cinquièmes années et pour nous les troisièmes années, c'est assez simple. Les deux classes de cinquièmes années ont deux leaders alliés, Satomu et Miike et c'est pareil pour nous avec Takeo et Kensei. Mais au final, tous les gars de troisièmes années sont unifiés sous la seule autorité de Takeo et les cinquièmes années sous celle d'Eisei, le Grand Manitou.
— Une telle unification par année d'étude n'a pas été possible chez les premières, deuxièmes et quatrièmes années, c'est ça ?
Soudain, Minoru prit un air sérieux.
— Ouais, c'est dommage pour eux. Mais surtout, il y a une chose que tu dois retenir : Eisei est au sommet de la hiérarchie. C'est le véritable leader des cinquièmes années et c'est donc lui le chef de Nintaï. Quand on a des ennuis avec des types venant d'autres établissements, c'est Eisei qui nous représente et qui endosse la responsabilité de tout ce qui peut se passer.
— C'est un lourd fardeau, remarquai-je.
— Peut-être. En tout cas, il sait se faire respecter... Hé, Clé-à-molette !
— Quoi ?
— N'en veux pas trop à Kensei. J'te jure, il n'est pas comme ça d'habitude.
— Crâneur ?
— Ne confonds pas tout. Il n'est pas un poseur, pas du genre à se mettre en avant. C'est juste un type indépendant qui veut qu'on lui foute la paix et il se bat pour ça.
— Il y a différentes façons de montrer son indépendance...
— Depuis le début de l'année, il y a eu quelques bastons au club de mécanique qu'il a dû gérer. Après, y'a eu celle des couloirs, l'arrestation de Fumito... Enfin bref. J'veux pas le défendre mais Kensei s'est donné beaucoup de mal pour ce club et maintenant, le proviseur essaie de le fermer pour faire croire qu'il a un peu d'autorité. Tu vois ?
— Je ferai ce que je pourrai ».
Nous marchâmes un peu, silencieux.
« Minoru, je ne devrais pas te dire ça mais...
— Va-y, je t'écoute.
— Excuse-moi d'avance : j'ai l'impression que les nintaïens, toi et toute la bande n'êtes pas en phase avec la société. Vous semblez complètement exclus alors que vous n'êtes même pas encore entrés dans la vie active ».
Sans aucune colère, Minoru ralentit le pas. La route devant nous séparait de chaque côté les hangars de la zone industrielle. De gros nuages grisâtres s'échappaient des cheminées d'usines et des pots d'échappement des camions. Ceux-ci venaient prendre livraison des chargements de containers.
« T'as tendance à généraliser les choses à partir de ton point de vue. Tu ne devrais pas parce que tu n'es pas à l'abri de l'inconnu et tu ne peux pas le juger, l'inconnu. T'sais, Clé-à-molette, on voit que t'es étrangère. Il se racla la gorge et grommela : Je crois que de l'extérieur, le Japon est représenté comme une terre d'harmonie sociale. Mais en fait, personne n'aime se soumettre aux règles. La vérité, c'est que les gens ont peur du regard des autres et surtout d'être rejetés. Ils ont peur du blâme et de la critique. Les gens ne sont juste pas assez courageux pour exprimer ouvertement leur désaccord.
Il lança un coup de pied dans un tas de gravier sur le chemin et éleva la voix.
— Mais t'vois, le pire, c'est que si quelqu'un ose l'ouvrir, il est mal vu de tous !
Minoru ricana :
— Moi j'en ai eu vite marre d'être policé, de laisser croire aux autorités que j'allai me soumettre à leur interdiction de ne pas fumer dans la rue ! Et t'sais quoi, les seules fois où je me suis fait arrêter pour ça, les flics étaient impressionnés par mes arguments. J'ai toujours eu le temps de décamper pendant qu'ils appelaient des renforts...
— Tu as de la chance d'avoir un tel mental !
Cette fois, Minoru rit pour de bon.
— Tu m'fais rire, toi ! Quand je te regarde, c'est comme si tu débarquais d'une autre planète.
— Je te rassure, c'est aussi mon impression.
— Être un peu différent, ce n'est pas facile, glissa-t-il. Toi et moi, on est confinés dans le même panier.
— Pour moi, c'est parce que je ne suis pas Japonaise. Toi, qu'est-ce qui te différencie ?
— Je suis un marginal, répondit Minoru sans comédie. Je crie ce qui n'est pas bon à dire. Je pourrais facilement m'intégrer en bossant dur et en ayant un profil standard. Le truc c'est que ça me gonfle de ressembler aux gens lambda. Être moi-même, c'est plus amusant !
— Tu es plutôt convainquant.
— Clé-à-molette... C'est possible de faire bouger les habitudes sans se plier aveuglément aux normes imposées.
— Donne-moi un exemple.
Minoru sembla réfléchir un instant, plissa la bouche et déclara :
— Un truc tout bête : prendre une photo d'un lieu alors que c'est interdit. Dans la minute où t'auras appuyé sur le déclencheur, dix autres personnes t'auront imitée. Mais le panneau d'interdiction sera toujours planté sous leur nez. Les gens, ils me font marrer.
— On dirait que la joie de vivre te colle à la peau.
Le sourire de Minoru s'élargit et il se frotta les mains.
— J'ai beaucoup de chance, de suivre ce mode de vie. C'est parce que j'ai un peu de muscles et de répondant. Les remarques ne me touchent pas plus que les représailles. L'ordre social, je le respecte tant qu'il ne me casse pas les pieds !
Malgré moi, je me mis à sourire également.
— Tu te crois au-dessus de tout ?
— Ben, non. Quand-même pas, répondit-il avec bonne conscience.
— Tu réussis cet exploit en restant un clown... J'imagine que c'est pour ça que la plupart des nintaïens t'estiment.
— Oui, ils envient ce que je suis.
— Le fait d'être courageux ?
— Arrête, tu vas me faire rougir ! ».
Minoru eut une dernière secousse de rire et annonça que nous arrivions bientôt à la station de métro.
J'avais plus de complicité avec Minoru qu'avec mes amis d'enfance. Il y a dans la vie bien des choses qui ne s'expliquent pas. Ces ressentis nous plongent dans une belle insouciance. Minoru, il n'y avait pour moi qu'un seul Minoru sur Terre et il était en train de devenir mon ami. Quelle sale bête, quand il me tirait les cheveux par derrière en me faisant croire que c'était Mika ! Mais comme je l'appréciais aussi, avec son sourire immense, plein de fraîcheur et d'espièglerie.
J'étais plus chanceuse que je ne le méritais.
Mais en dépit de la sympathie qu'il me vouait, je ne pensais qu'à une chose : comprendre pourquoi cet asocial de Kensei me détestait autant.
~Je vous remercie pour votre lecture, vos votes et vos commentaires constructifs et appréciateurs qui me mettent le cœur en joie ! <3
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