22. Coup de massue
Confortablement allongée sur mon lit, je réalisai que j'avais jeté les bases d'une relation avec une bande fous furieux. Quelques semaines plus tôt, ces mutins m'auraient volontiers défenestrée. Certains, j'en était sûre, gardaient encore cette idée dans un coin de la tête.
La situation n'était pas claire. Mise à part leur marginalité, je les trouvais amusants. Fallait-il laisser Minoru jouer la carte du guide protecteur ? La frontière autrefois bien tracée entre eux et moi s'était ouverte. Mon imaginaire avait dépassé la réalité et je ne voyais pas le danger s'immiscer dans ma vie.
Ces caïds donnaient le sentiment de ne rien attendre de la vie mais d'une manière inexplicable, ils gagnaient mon empathie ou ma sympathie peut-être. Je me demandais ce qui aurait pu leur faire plaisir : un restaurant de luxe, une voiture de sport, des cigares cubains, des nuées de filles en bikinis ? Rien de tout cela ne semblait les intéresser. En revanche, jouer ensemble à des jeux d'arcades, boire au Black Stone et filer des trempées aux petits voyous leur tirait des sourires éblouissants et des rires à leur faire sauter les maxillaires. Leur porte-monnaie était vide mais ils ne semblaient pas envieux des gosses de riches des établissements huppés. Ils étaient fiers de leur image et de l'importance que les passants leur prêtaient lorsqu'ils arpentaient le bitume avec provocation. En réalité, j'avais l'impression que leur marginalité les exaltait et qu'en brisant les tabous, leur existence faisait sens. Ce qui leur importait était de ne pas devenir transparents, quitte à beugler un peu plus fort que la moyenne et à fumer dans la rue hors des espaces réservés à cet effet.
Je tapotai mon oreiller pour lui donner du volume et y calai ma tête. Oh ! Et puis, qu'importe ! Leur fréquentation m'offrait l'avantage d'une insertion et allait améliorer à coup sûr mes conditions de travail. Je rêvassai les yeux au plafond sans m'expliquer la raison de ce mauvais pressentiment qui hantait mon esprit.
***
Le ciel pluvieux était sombre et pesait comme un immense couvercle sur la ville et ses banlieues. Le quartier humide que je traversais était chaleureux et d'un style traditionnel. Il me semblait que j'avais découvert la ville basse, le vieil Osaka, empreint des souvenirs du passé. J'aimais me perdre dans ce lieu pittoresque et labyrinthique débordant de charme désuet : sans trace de modernité, de building ni de technologie frénétique, ces rues comptaient beaucoup d'artisans, de métiers curieux et de petites boutiques.
Il n'y avait ni richesses, ni abondance, ni consommation futile à l'écart de la métropole. Les maisonnettes quelques fois ravalées semblaient dater d'avant la Seconde Guerre mondiale, les ruelles presque désertes étaient étroites et regorgeaient de passages secrets où des chats aux yeux topaze paressaient et détendaient leur petit corps pour mieux s'adonner à la sieste.
J'avançais au même rythme de cette vie de quartier où le temps s'écoulait lentement, loin de toute agitation. Les seuls bruits que j'entendais provenaient de quelques petits ateliers d'artisans et de vendeurs de tofu ou de takoyaki.
Enfin, je bifurquai à l'angle d'une rue à quatre-vingt-dix degrés et passai devant une casse.
Minoru s'était renseigné sur l'adresse où Kensei se procurait des pièces détachées de voitures. Après un long moment à chercher mon chemin, j'avais enfin déniché l'endroit.
Les branches des arbres étaient tordues, de nombreux vélos rouillés étaient abandonnés. Kensei, les manches retroussées jusqu'aux coudes, les gants maculées de cambouis, désossait seul une voiture abandonnée. Il entassait les pièces convoitées dans une petite remorque à l'arrière d'une moto placée contre la palissade en bois.
Je le regardais travailler durant cinq bonnes minutes. Absorbé par sa besogne, Kensei était d'une précision et d'une efficacité surprenantes et cela même lorsqu'il s'entailla légèrement le bras en démontant le flanc d'un pneu usé.
J'avais fait tout ce chemin pour oser lui parler mais incapable de l'interrompre, je me contentais de l'observer de loin.
Surpris de ma présence dans le miroir d'un rétroviseur, il se retourna aussitôt. Sans demander mon reste, je détalai comme un lapin.
Sur le retour, je me trompai de station. Je fis un grand détour pour prendre une nouvelle rame de métro. En temps normal, cela m'aurait profondément agacée mais j'étais trop fatiguée et vidée de toute énergie. Je marchai comme un automate, me laissant dépasser par un escadron de cadres pressés. Le métro passait bientôt, je devais me dépêcher. Sur le trottoir, un salaryman soûlard m'interpella : « Toi, l'étrangère ! Retourne dans ton pays malpropre ! Tu souilles notre sol de tes pieds sales ! Tu ne comprends pas ce que je dis, hein ? ».
La violence urbaine au Japon, c'était le « métro du saké » de vingt heures. L'ivrogne, rouge comme une crevette, tituba en déblatérant des injures, de plus en plus hargneuses et de plus en plus obscènes. Blessée, je fis la sourde oreille. D'après Sven, les Japonais n'étaient pas racistes mais simplement confrontés à la barrière de la langue avec les étrangers. Cependant, les paroles haineuses de cet ivrogne me choquèrent et se confondirent avec celles de Kensei qui résonnaient dans ma tête : Tu comprends pas que t'es pas à ta place ? Personne n'a besoin de toi, ici !
Mes illusions tombèrent d'un coup, tel un coup de massue. Je me mis à pleurer.
~Merci de votre lecture ! :)
Un chapitre assez court ici, lié à la réécriture !
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro