13. Démolir le mur
Dans le konbini 7-Eleven de mon quartier, j'empoignai avec flemme un panier en plastique bleu criard et traversai la première allée. Le konbini, un magasin alimentaire ou droguerie fonctionnant 24h/24 et 7j/7 dans toutes les villes et campagnes du pays.
Le commerce n'était pas grand et je le connaissais désormais par cœur. Pâtes de différentes sortes, sauce soja, riz, cannettes de jus de litchi, tofu, soupes miso, crevettes, salade, bouteilles de lait en verre, plats préparés... Je déversai machinalement le contenu du panier lors du passage en caisse, sous le regard scrutateur du vendeur.
« Je vous ai vue en plus grande forme.
C'était un homme charmant, la quarantaine, au visage ouvert et souriant, constamment occupé à s'affairer dans le magasin.
Je hochai la tête.
— Bien, je vois... Il est un proverbe qui prétend qu'il est impossible de se tenir debout sans jamais se courber. Pardonnez-moi, enchaîna-t-il mais ça fait longtemps que je souhaite vous poser la question : seriez-vous Américaine ?
Ah non ! Pourquoi fallait-il systématiquement cataloguer un étranger de type caucasien comme étant nécessairement un ressortissant du Pays-des-Hamburgers ? La guerre était terminée depuis plus de soixante-dix ans !
— Pas vraiment, essayez de deviner.
— Ah ! souffla-t-il. Tant mieux ! Je n'aime pas trop les Américains. Attendez...
Sous cette révélation, il eut l'air de se plonger dans une intense réflexion. Je demeurai impassible, tandis qu'il continuait à me dévisager.
— Hum... Australienne ? - silence. Allemande ? - silence bis. Anglaise ? Italienne ? Ah ! Française ? ».
J'opinai. L'homme se gratta le menton.
« Paris, Tour Eiffel, Champs-Élysées, Louvre, bonjour mademoiselle ? fit-il en fronçant les sourcils, peu sûr de lui.
— Oui, oui... Enfin, je ne suis pas de Paris. Je lui souris. Qu'est-ce qui vous a donné à penser que j'étais Américaine ?
Il répondit que les étrangers croisés dans les environs étaient souvent des Américains.
— C'est un beau pays, la France. En tout cas, vous parlez un excellent japonais. Je n'ai jamais vu ça chez une étrangère de votre âge !
Son sourire était large et amical. Comme l'exigeait la politesse japonaise, je réfutai mon aisance linguistique. Le vendeur secoua la tête et sembla encore réfléchir en fixant un point invisible.
Soudain, il leva le pouce en l'air : « Je dois avoir quelque chose qui devrait pouvoir vous aider à l'avenir ». Et il disparut dans l'arrière-boutique.
Il reparut moins d'une minute plus tard derrière son comptoir encombré. « Ce sont des broderies que nous sortirons des cartons demain. »
Je pris délicatement ce qu'il me tendait des deux mains, comme c'était l'usage. Il s'agissait d'un sachet de six drapeaux français à coudre sur les trous de vêtements. L'intention, le geste. Tout cela était trop beau.
« Merci infiniment ! m'exclamai-je, touchée, en m'inclinant les mains posées à plat sur les cuisses. C'est exactement ce dont j'avais besoin. Mais pouvez-vous réellement me l'offrir ? Ça me gêne un peu...
— Non, non, je vous assure. En plus, vous êtes une bonne cliente. Acceptez-le en tant que cadeau commercial » ajouta-t-il un doigt devant les lèvres pour m'inciter à garder le secret.
A force d'entraînement, je ne tarderai pas à devenir une experte en courbettes. En France, on m'aurait prise pour une abeille soumise ou une aliénée. Tout de même ! J'avais sympathisé avec quelqu'un du quartier : rien de moins que le vendeur du konbini. Une partie de ma soirée fut consacré à coudre l'un des petits drapeaux sur mon sac.
Mais ce n'était pas cela qui occupait mes pensées, non, c'était plutôt le mystérieux éclat dans le regard de quelqu'un d'autre, un éclat qui ne me laissait pas indifférente. Mon cœur battait avec une intensité nouvelle, et je sentais que quelque chose de spécial était en train de naître, quelque chose que je n'aurais pu anticiper en arrivant à Osaka. Une connexion inattendue qui, je le pressentais, ne manquerait pas de m'entraîner vers de nouveaux horizons.
***
Aïko se libéra pour m'emmener visiter le fameux Osaka-Jô, le Château d'Osaka – l'un des plus importants au Japon. Passée la porte de la première enceinte, on arrivait sur le jardin. La vue splendide donnait sur la seconde enclave. « Ce jardin, expliqua Aïko, est un des grands lieux de fêtes, pendant Hanami* comme en ce moment. Regarde tous ces cerisiers en fleur, c'est magnifique ! »
D'en haut, la vue sur Osaka était imprenable. Il ne restait qu'à se promener dans le parc. Beaucoup de familles étaient de sortie, la foule était omniprésente, les touristes également.
Je me sentais fébrile. Peut-être étais-je victime d'un virus de saison ?
« Le mal du pays ? interrogea gentiment Aïko.
— Pas vraiment C'est autre chose. Je crois que je suis en train de tomber malade.
— Ah ? Où as-tu traîné ?
— Nulle part en particulier. Dans les endroits habituels. Si on peut appeler ainsi ce maudit établissement.
Je lui expliquai qu'une boule se formait dans mon ventre chaque fois que je m'y rendais.
— Seulement quand tu vas travailler à Nintaï ? s'enquit Aïko. Tu me diras, c'est un peu normal. Je dois t'avouer que je suis toujours étonnée que l'Agence t'ait proposé cet emploi mais encore plus que l'établissement t'ait recrutée.
— Ce n'est que pour un an, je tiendrai jusque-là.
— Ton souci de santé m'inquiète. Peut-être est-ce symptomatique d'un problème d'acclimatation ?Ou ton estomac qui supporte mal l'alimentation ? ».
En avisant la mine inquiète d'Aïko, je culpabilisai de lui avoir fait part d'un moment de faiblesse passager. Avec de faux accents de gaieté, j'affirmai que les choses ne tarderaient pas à rentrer dans l'ordre.
Soit je mentais bien, soit Aïko faisait semblant de me croire. La réalité se rapprochait probablement de la seconde hypothèse.
La dernière rencontre avec Kensei parasitait mon esprit presque en continu, en me laissant une forte impression. J'étais même allée jusqu'à taper son nom sur Internet, sans résultat lui correspondant.
« Lucie...
Aïko avait penché la tête de mon côté. J'avais dû rester silencieuse un peu trop longtemps.
— Il y a de véritables problèmes à Nintaï : factions, échange de petits sachets...
— Et aucun contrôle ? observa-t-elle.
— Aucun. Il y a aussi un type avec qui j'aimerais bien mettre les choses à plat.
— Le fameux Kensei ?
— Fameux ? Je n'irai pas jusque-là.
Aïko feignit d'ignorer ma remarque et reprit :
— Si tu as des questions, tu n'as qu'à les lui poser.
— Comme quoi ? Je ne sais pas grand-chose du fonctionnement de cet établissement et personne n'est décidé à m'aider. Je suis dans l'impasse.
Aïko leva le doigt en l'air, fit mine de réfléchir et déclara finalement :
— Comme le disait le professeur Onizuka, si tu es dans l'impasse, démolis le mur.**
Elle soupira :
— Mon mur à moi, c'est mon fiancé ! Impossible de fixer une date de mariage ! Ce n'est jamais le bon moment pour lui... »
Je l'enjoignis à me parler du mariage au Japon. Il me semblait que passée la trentaine, les Japonaises cherchaient désespérément à se marier. Le mariage était une frénétique obsession nationale. Aïko me parla des konkatsu, des « campagnes de recherche de mari » pour les femmes ayant dépassé cet âge. Le métro et les rues étaient tapissés de publicités incitant à rejoindre des soirées-rencontres.
Aïko m'expliqua que sa génération s'était vue répéter que les femmes devaient poursuivre des études et une carrière pour être indépendantes mais qu'au final, tout avait été fait pour les empêcher de dépasser les hommes. Ainsi, beaucoup de femmes se trouvaient aujourd'hui prises au piège : les années consacrées au travail ne l'avaient pas été pour trouver un mari. A présent, l'avenir était incertain, puisqu'elles étaient toujours célibataires sans avoir pour autant la possibilité de gravir davantage d'échelons, gagner plus d'argent et vivre la vie de leurs rêves. Pour d'autres au contraire, le célibat et l'absence de maternité étaient des choix délibérés.
Les apparences et le pouvoir d'achat étaient des objectifs prédominants pour une majorité de Japonais, assez loin derrière les sentiments. Le prétendant devait être riche avant d'être beau. Toutefois, si encore c'était le cas, une grande proportion d'hommes de la même tranche d'âge qui s'étaient investis dans leur entreprise n'avaient pas pris le temps ou eu l'occasion de fréquenter de femmes. Il en résultait qu'ils ne savaient comment « faire le premier pas ». Dans ces conditions, les soirées-rencontres pouvaient s'avérer salvatrices.
En dépit de la splendeur du château, l'après-midi me parut long, alors que j'avais espéré sortir de ma torpeur et faire défiler la journée rapidement. Plus tard, l'appréhension de retourner travailler s'immisça dans mes rêves. Nintaï était un endroit coupé du Japon. Du moins du Japon que je m'étais imaginée et l'épisode qui suivit confirma mes craintes.
*Hanami : Coutume consistant à apprécier la beauté de la floraison des fleurs, principalement les fleurs de cerisier.
**Ref: Great Teacher Onizuka (GTO), manga à grand succès racontant l'histoire d'un professeur dans une école.
~Merci pour votre lecture et pour vos votes : c'est de cette manière que je sais si un chapitre vous a plu └(^o^ )X( ^o^)┘
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