12. Rouages sociaux
Le dernier des onze clubs, celui de mécanique, était situé dans un local du bâtiment principal, à l'extrême opposé des grilles de l'entrée. Les pneus qui gisaient en tas près de la porte prouvaient que nous nous trouvions au bon endroit.
L'espace éclairé par des ampoules pendantes du plafond révélait des murs tagués et placardés d'outils. Une voiture en pièces détachées trônait au milieu du petit hangar, autour de laquelle une quarantaine d'apprentis s'affairaient. Ils étaient en pleine discussion.
« On prend cette batterie pour remplacer celle de la Nissan ? demanda un étudiant de première année.
Une voix lui répondit. Le timbre noua ma gorge. Des nœuds étaient déjà présents dans mon ventre avant qu'il n'apparaisse. Maintenant qu'il était en vue, les nœuds se resserraient et se tordaient dans tous les sens.
— Ouais. On peut aussi reprendre les rétros, les essuie-glaces et si ça s'emboite bien, on pourra remonter les phares... Moui, ceux-là sont en plutôt bon état. Mais alors on les replacera sur la Lexus LS 600h ».
« Hé ! Kensei ! héla Minoru. Viens-voir par-là, il faut que tu présentes le club à la nouvelle secrétaire, la fille qui est venue aider la vieille Chiba ! ».
Kensei, c'était lui.
Je l'avais reconnu, le président du club des mécanos en herbe ! C'était l'énergumène qui avait failli détruire la porte du secrétariat !
Il se tenait devant le monticule de pièces de véhicules éparses, vêtu de son uniforme, une main enfoncée dans la poche de son pantalon. À mon apparition, ses yeux sombres me scannèrent dans l'encadrement de la porte.
« Hein ? Pas au courant. On m'a juste dit que la réunion avec le comptable était annulée. De toute façon, c'est pas plus mal vu qu'elle ne sert à rien, éluda-t-il sans nous prêter plus attention.
— Ouais mais après, on a un peu modifié le plan ».
Avec insistance, Minoru l'apostropha de nouveau et Kensei se résolut à se détacher du groupe, qui s'écarta avec déférence sur son passage. Il s'avança, le sourcil levé, en fendant l'air d'une allure de propriétaire, comme si les lieux lui appartenaient.
Kensei était large d'épaules, son dos droit, son ventre plat. Il avait les lèvres serrées aux commissures tombantes, le regard froid et direct. Un courant cyclonique tourna dans mon ventre. Je cessai de respirer.
Il fit un détour par une table sur le côté. Ce type avait belle allure. En essuyant ses mains maculées de cambouis sur un torchon qu'il balança négligemment sur le meuble, il vint vers nous d'un pas de loup. Mes jambes dansèrent la gigue. S'approchait-il avec de bonnes intentions ou pour m'en décrocher une ?
« Changez la pièce, lança-t-il à ses cadets sans se retourner.
Minoru et lui échangèrent un jeu de mains et les yeux de Kensei se posèrent sur moi. Mon visage se renfrogna.
En levant un peu le nez, j'évaluai sa carrure en même temps que son humeur. Il eut un tressaillement de mâchoire, j'abaissai aussitôt le regard.
— Bon, euh... Mec ! Faut que je fasse le boulot à ta place ou quoi ? Dis quelque chose ! le pressa Minoru.
Le président du club de mécanique laissa échapper un soupir de lassitude et se tint bancal.
— Y'a rien à commenter. On désosse les véhicules et je leur explique le process. Ensuite les gars essayent de remonter une voiture à partir de celles d'autres engins. C'est tout. Mais j'pense pas que ça t'intéresse ».
Il me toisa. Fallait-il qu'il soit si plein de mauvaise volonté, arrogant, hautain et dédaigneux, comme s'il s'adressait à une anencéphale ? Je ne parvins pourtant pas à répondre à sa pique. Je restai coite, continuant à fixer l'amas de pièces détachées derrière lui.
« Hé, Minoru ! Ramène-toi ! Y'a eu une livraison pour... Tu sais quoi ! ».
Et mon guide fila, me plantant sur place, seule face à Kensei, qui s'était retranché dans le silence.
Je le suivis du regard, avant de croiser celui du président du club qui me fixait, les sourcils froncés Un radin du sourire. Je m'éclaircis la voix :
« Mieux vaut ce boulot que l'agitation autour d'une table de pique-nique à taper une petite balle jaune avec une raquette de nain ».
J'avais parlé à toute vitesse. Sans vraiment sourire, les commissures de ses lèvres se relevèrent. Il sortit un paquet de cigarettes de sa poche de pantalon et en saisit une au creux des lèvres.
J'hésitai à lui signaler qu'il était défendu de fumer dans l'enceinte de l'établissement mais m'en gardai. Après avoir expiré sa première bouffée, Kensei reprit la parole. Son ton âpre laissa deviner qu'il était agacé.
— Tu parles de tennis de table ?
— Oui.
Il jeta un regard en arrière, fit mine de renifler.
— Je peux pas blairer ça non plus.
— A haut niveau, je crois que ces petites choses rebondissantes peuvent quand même atteindre les deux cent quinze kilomètres-heure.
Je vis briller du sarcasme dans ses prunelles. Si la vie avait eu une sortie de secours, je l'aurais empruntée, là maintenant, tout de suite. Pour ne rien arranger, Kensei ne semblait pas bavard. Ou plus exactement, il n'aimait pas perdre son temps.
— On dérange, peut-être ?
— Ouais. Enfin ça va, on a presque terminé. Mais je ne savais pas que vous alliez venir.
— Ah. Je vois. Désolée.
Kensei prit une profonde inspiration. Il tira sur sa cigarette et planta ses iris droit dans les miens. Son ton changea radicalement.
« Paraît que t'as fait un truc de fou sur le toit... Un conseil, te frotte pas trop à Takeo. Tu ne ferais pas le poids s'il se mettait vraiment en colère. Et lui encore, ce n'est pas un drogué !
— Pardon ?
— Je ne plaisante pas. La plupart des gens osent à peine le mater.
Je ne relevai pas. En revanche, Kensei ne semblait pas craindre Takeo.
— Toi, tu donnes l'impression de pouvoir te mesurer à tout le monde ici, même à ce Takeo. Son visage s'assombrit, je l'avais vexé. Il me considéra d'un œil furieux et entra dans le vif du sujet.
— Finalement, on s'en fout de Takeo. T'as qu'une chose à retenir : les présidents de clubs sont les vrais leaders de Nintaï.
— Takeo n'en est pas un.
— Tu devrais te taire. Moi, je ne parierai pas un yen sur ta peau. Reste au secrétariat et ça devrait aller.
Je relevai la tête, ravalant nerveusement ma salive. La situation de l'établissement était digne d'un mauvais film.
— Votre hiérarchie est étrange, soufflai-je. Pourquoi ne pas vous battre pour déterminer un seul chef ?
— Parce que le rapport de force est égal, intervint Minoru en revenant se positionner à côté de moi.
Trop heureuse d'afficher la protection de Minoru à mon égard, j'échappai à la vigilance assassine de Kensei.
— Ce ne serait que des murs retapissés avec du sang, pour rien, ajouta Minoru. Je scrutai mon guide ravagé.
— Il est étonnant que la police n'ait pas encore fait de descente à Nintaï... !
Brusquement, les deux caïds éclatèrent de rire à mon nez comme si j'avais lancé la plaisanterie du siècle. Lorsqu'ils eurent terminés, ils se lancèrent un nouveau regard de connivence. Je devais être écarlate.
— Les flics n'ont rien à foutre ici ! grogna Kensei en reprenant tout son sérieux.
— Soit. Et si vous montiez un système d'alliances ? suggérai-je pour calmer le jeu.
Cette conversation me mettait mal à l'aise.
— Tu te crois où ? On n'a jamais vu ça, ici ! Même si les leaders de cinquième année s'entendent bien, ils ne partageront pas leur acquis.
Kensei me jeta un coup d'œil plein de pitié, mêlé d'une franche d'exaspération. Sa voix sèche me secoua : « Tu poses trop de questions et tu ne comprends rien. »
Il m'avait occise en un instant. Néanmoins, j'eus l'impression que son intonation n'avait rien d'agressif à mon égard.
La visite était terminée. J'avais la sensation d'exploser sous une pluie d'obus.
Minoru me raccompagna à la sortie du club. Il se pencha vers moi et inclina légèrement la tête sur le côté. Je reculai vivement, il sourit d'un air espiègle :
« T'as les mirettes sacrément bleues, dis-voir ! Comment une étrangère a atterri ici ?
— Une erreur de parcours.
Il s'esclaffa :
— En tout cas, j'espère que tout ça t'aura été utile. Allez, j'te laisse, j'ai accompli ma mission ! Bon courage pour la suite ! ».
J'avais un drôle de pressentiment. De cette visite des clubs je retenais que le lycée technique Nintaï devait avoir des problèmes à régler et pas seulement avec la police.
Pourquoi diable avais-je apposé mon sceau sur ce fichu contrat ?
~Merci beaucoup de votre lecture C:。ミ
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