02.
Les mois passèrent et pour Jungkook, rien n'avait été aussi régulier et aussi calme. Il parvenait à voir son hyung assez souvent et à limiter son angoisse. Son colocataire semblait même plus supportable ces derniers temps. Le noiraud s'en fichait pas mal ceci dit. Seul Yoongi l'intéressait.
L'autre jour, Jungkook l'avait même suivi alors qu'il n'était pas seul; à vrai dire, le noiraud serait bien reparti, craignant de se faire démasquer par le groupe, mais il avait continué. Ça avait été plus stressant que d'habitude, beaucoup plus dangereux. Ça l'avait rendu si nerveux qu'il en avait eu du mal à maîtriser ses tremblements, mais il avait pris des mesures de sécurité. Jungkook avait gardé une distance qui ne lui permettait pas de voir grand chose, mais qui lui garantissait de ne pas se faire remarquer. Il avait pu observer les gens que fréquentaient Yoongi, leurs allures, leurs mimiques. Comment ils interagissaient de loin, quels gestes ils adoptaient...
Tout ce qui le concernait de près ou de loin l'intéressait. La nuit qui avait suivi cette journée, Jungkook avait même rêvé faire partie de ce groupe. Mais ce n'était qu'un rêve.
Jungkook s'était également trouvé une passion étrange. Plus les mois passaient, et plus les meurtres en ville s'étaient accrus en même temps que s'installait l'automne. Il s'était mis à porter un intérêt particulier pour le tueur en série qui sévissait toujours en ville, celui qui tuait ses victimes en les étranglant et en mutilant leurs visages et leurs bouches. Sans parler des mystérieux sigles, dont personne n'arrivait à déchiffrer le sens.
Plus il devenait célèbre dans les médias, plus Jungkook adorait suivre ce qui le concernait dans les journaux et sur les réseaux. La presse ne cessait d'alimenter cette affaire en hypothèse brûlante et en piste improbable, interrogeant de faux témoins, dressant des portraits imaginés, lui accordant tel ou tel trait de caractère. Mais au final, sans toutes les rumeurs, le tueur restait totalement méconnu. La police ne l'avait pas arrêté et communiquait rarement à son sujet. Elle ne pouvait que se contenter de retrouver les corps au petit matin.
Ce qui plaisait le plus à Jungkook au sujet de ce tueur, que les journaux avaient bêtement baptisés le Mutileur, c'était sa méticulosité irréprochable et sa prudence. C'était fascinant. À chaque fois, les victimes n'avaient aucun points communs, comme prises totalement au hasard. Les scènes de crime semblaient dénuées de preuves qui feraient avancer l'enquête; il maîtrisait si bien la situation que Jungkook en était impressionné. Il s'était même surpris à vouloir connaître l'identité de cet assassin, à savoir à quoi il ressemblait.
Mais Jungkook était également inquiet. Inquiet pour ce tueur qui nourrissait cette admiration morbide au fond de son être. Il craignait qu'il fasse un jour une erreur fatale; qu'il ne nettoie pas assez bien une scène de crime, qu'il oublie des choses sur les lieux, qu'il fasse un faux pas. Parce que ça allait forcément arriver. Il allait faire un faux pas, il allait se faire arrêter. Le noiraud suivait tout avec attention dans les journaux, collectionnait les articles qu'il gardait précieusement, une boule au ventre à chaque fois qu'il parcourait les colonnes dédiées à lui. Il avait peur. Peur comme s'il était l'assassin, comme si la police allait venir toquer à sa porte d'un instant à l'autre. Il était effrayé, alors qu'il n'avait aucun lien avec l'enquête. Strictement aucun. Une seule chose le rassurait.
Jusqu'à ce jour, le Mutileur restait parfaitement hors des radars.
[...]
Il faisait froid ce matin, mais rien ne présageait une journée différente des autres. Jungkook se tenait dans l'embrasure de la porte d'entrée d'un bar fermé, crispé et attentif. De l'autre côté de la route, Yoongi allait sortir d'un instant à l'autre. Il le savait. Et ce fut le cas.
Ce jour-là, son hyung portait un manteau plus épais, plus chaud. La laine de son écharpe tenait son visage au chaud, mais Jungkook avait remarqué qu'il ne portait jamais de gant. Il devait avoir froid aux mains. Peut-être qu'il pouvait lui en acheter une paire et la déposer discrètement dans sa boîte aux lettres ? Le noiraud fronça les sourcils. Il ne pouvait pas faire ça; l'entrée de l'immeuble était protégée par un code. Impossible de se le procurer. Jungkook laissa tomber cette idée. A la place, il se contenta de suivre son hyung qui s'était déjà éloigné sur le trottoir.
Le chemin était toujours le même, avec très peu de variante et d'exception. Sur semaine, Yoongi se rendait à lieu de travail –à quinze minutes de chez lui– toujours à pied. Il ne prenait pas le métro ni les transports publics, pour le plus grand bonheur de Jungkook, qui craignait ce genre de chose. Non seulement il n'y était pas à l'aise, car la foule y était souvent trop dense, mais en plus il ne pouvait pas prendre le risque d'être dans le même endroit restreint que son hyung. Les chances de se faire remarquer étaient trop grandes. Beaucoup trop grandes.
Yoongi passait toujours à travers la rue commerçante qui avoisinait son quartier, l'une des grandes artères où au plus fort de la journée, la foule affluait en masse, puis il remontait une allée entre une librairie et un café, moins fréquentée et plus calme. Enfin, deux courtes rues plus loin, il était arrivé à l'agence –une assurance, une banque ? Le noiraud ne savait pas trop, si ce n'est qu'il s'agissait de bureaux– où il travaillait. Là, en général, Jungkook attendait qu'il ait terminé ses heures, traînant dans le kiosque en face lorsqu'il trouvait le temps long, s'adonnant à son autre passion: recueillir les articles qui concernaient le tueur. Parfois, il trainait aussi dans la supérette, trois bâtiments plus loin que le kiosque. Mais souvent, la vendeuse –une étudiante, sûrement– le regardait nerveusement. Le noiraud accusait son allure sombre, qui n'inspirait pas tant la confiance; jean déchiré et sweat-shirt à capuche. Peut-être qu'elle avait peur qu'il vole quelque chose alors qu'elle était en service. Jungkook n'avait jamais rien fait de tel. Il n'en avait encore pas ressenti le besoin. Quoi qu'il en soit, il en sortait toujours en payant ce qu'il avait pris.
Enfin, à la fin de l'après-midi, lorsque son hyung sortait enfin du bâtiment avec cet air épuisé, sa sacoche sur une épaule, il rentrait chez lui en empruntant le même chemin, plus lentement ceci-dit. Il faisait rarement une halte dans les magasins encore ouverts. Il n'y allait que lors de ses jours de congés ou le week-end, pour faire ses courses ou pour sortir avec ses amis. Mais ça aussi c'était rare.
Ce jour-là se déroula également ainsi. Jungkook marchait loin derrière lui au moment où son hyung tapa son code et franchit la porte de son immeuble, marquant la fin de la journée, autant pour lui que pour le noiraud. Ce dernier ne s'attarda pas; avec la même tristesse qu'à chaque fois, il regagna sans entrain son propre logement, à plus d'une heure à pied. Il était déjà pressé de revenir le lendemain matin.
[...]
Le butin du jour était satisfaisant. Trois articles –dont presque une page entière– dédiés au Mutileur. Jungkook les avait déchiré des journaux du kiosque, pendant qu'il attendait son hyung, sans prendre la peine de payer ces chiffons de faits divers. En soit, il n'y avait pas grand chose de nouveau. C'était toujours ça de plus.
Le type du kiosque allait peut-être finir par se demander qui trouait sans arrêt ses journaux en douce, mais Jungkook ne s'en inquiétait pas spécialement. Il s'en fichait. Il y avait trop de monde qui passait dans cette boutique en un jour pour qu'il sache que c'était lui. Et puis, le type était misérable. Jungkook savait qu'il cachait des magazines douteux sous la caisse. Il l'avait vu les sortir une fois, croyant bêtement être seul dans le petit kiosque, le noiraud étant hors de vue, dissimulé derrière un étalage.
Jungkook étala ses trouvailles sur son lit défait, dans sa chambre où les rideaux tirés et les volets fermés ne laissaient pas passer la lumière. La pièce sentait le renfermé. Des vêtements sales et de rares emballages de canettes vides trainaient çà et là. Enfermé entre ses quatre murs, dans son repaire exiguë –unique salle de l'appartement où son colocataire avait l'interdiction formelle de pénétrer– il relisait les bouts de papier soigneusement déchirés, à la fade lumière de sa lampe. Puis, après les avoir méticuleusement parcourus du regard pour en extraire la moindre information, Jungkook les prit un par un pour les scotcher au mur, au-dessus de son lit coincé dans le coin. Ils rejoignirent tous les autres morceaux de journaux volés ou glanés depuis des mois; ils couvraient pratiquement toute la surface, assombrissant le crépi jauni de leurs pages remplies de lettres imprimées.
Une fois son action du soir accomplie, Jungkook contempla son œuvre obsessionnelle avec satisfaction. Assis parfaitement droit sur son matelas, il embrassa du regard les colonnes de textes, assemblées en patchwork. Ainsi disposées, elles ressemblaient à un passage vers un autre monde, ou à une autre facette de sa personnalité, qui grossissait en même temps que la pile de cadavre laissée par le Mutileur dans son sillon. Jungkook en tirait un étrange et profond contentement. Il l'admirait tant. Presque autant que Yoongi.
Mais les deux lui étaient parfaitement inaccessibles, si différents et si hors d'atteinte que la frustration en était atroce. Comment attirer l'attention de l'un d'eux, faire connaître son existence à leurs yeux ? Jungkook mourrait d'envie de se montrer à son hyung, mais il savait cela impossible. Il s'y était résigné il y a des mois déjà. Il s'y était fait.
Mais pour le Mutileur, y'avait-il encore un moyen ?
Jungkook se roula en boule dans son lit, les yeux grands ouverts alors qu'il laissa ses pensées l'avaler tout entier. Il réfléchit, encore, et encore, et encore. Les battements de son cœur tapaient dans ses tempes alors que son crâne pesait de plus en plus lourd. Il agrippa les draps et les tira jusqu'à son cou; il y fourra son visage et souffla bruyamment, embrassant du regard une dernière fois son œuvre inachevée.
Il voulait tant que quelqu'un le remarque. Oui, il le voulait tant, le désirait. Il était hanté par cette envie dévorante. Jungkook ferait n'importe quoi pour ça. Vraiment tout.
[...]
Tuer.
Ce fut le premier mot, la première idée qui fleurit dans son cerveau en se réveillant. Jungkook se redressa. Ses pieds touchèrent le sol, piétinant ses propres vêtements. Il tendit la main pour saisir son téléphone, mais l'écran brûla ses yeux et il se força à battre des paupières pour effacer cette sensation. Il était à peine quatre heures du matin. Il ferait mieux de se recoucher. Il n'en avait aucune foutue envie.
Jungkook se frotta le visage, passant inlassablement ses doigts sur son front gras et ses joues pâles. Perdu, il observa sa chambre plongée dans l'obscurité comme s'il n'était pas chez lui, comme si tout ça ne lui disait rien du tout. Il sentait mauvais, la pièce sentait mauvais. L'air lourd et saturé.
Tuer. Il devait tuer, pour impressionner. Impressionner le Mutileur. C'était l'unique moyen de le joindre, l'unique langage que l'autre connaissait; l'imiter, faire comme lui.
Jungkook trembla de tout son corps en réalisant. Sa tête tournait subitement. Il avait le vertige, la nausée. Tuer. Tuer. L'idée était atroce. Mais elle ne s'effaçait pas. Elle persistait. Elle lui collait à la peau. Elle le rendait plus sale encore.
[...]
Jungkook se sentait malade. Il déambulait dans l'appartement sans but ni envie, l'estomac figé en un bloc compact qui l'empêchait de dormir. Ce n'était pas encore l'heure de partir pour rejoindre son hyung, alors il ne savait pas quoi faire. Tout lui paraissait dérisoire, et il se sentait si mal.
Il trainait dans le salon, à faire des aller-retours sans relâche, si bien que ses mouvements vides de sens finirent par attirer son colocataire. Il l'avait sûrement réveillé en faisant autant de bruit. Jungkook entendit ses pas arriver, jusqu'à ce que sa silhouette ne se montra dans l'embrasure. Il n'avait pas l'air heureux.
« Qu'est-ce que tu fous ? Il est même pas cinq heures. »
Jungkook se mordilla l'ongle du pouce et haussa les épaules. Il marmonna un rien entre ses dents, avant de se laisser tomber sur le sofa, de sortir son téléphone et de le déverrouiller. Ses mains tremblaient. Il fixa l'écran et fit mine de s'y intéresser, bien qu'il n'avait rien à faire.
« T'as pris un truc ? lança son colocataire, sur un ton clairement suspicieux; il voulut voir son visage en face en faisant un pas en avant, mais l'autre tourna la tête pour regarder les rideaux. T'as pas l'air bien. »
Jungkook ignora son commentaire, comme à chaque fois. Il souffla bruyamment, tout de même contrarié. Ne pouvait-il pas le laisser tranquille ? Son colocataire resta dans l'embrasure de la porte à le fixer. Il sentait ses yeux sur lui. Ça l'emmerdait profondément.
« Ce ne sont pas tes affaires, répondit-il à nouveau, entre ses dents. »
Son colocataire soupira d'une façon exaspérée et décampa de son poste. Il repartit dans sa chambre en grommelant. Jungkook put alors relâcher ses muscles, bien qu'il tremblait toujours. Il se coucha sur le flanc, parmi les coussins trop durs du sofa. Ses bras enveloppèrent son propre corps. Il attendit avec une idée floue en tête qui ne cessait d'essayer de prendre forme à chaque fois qu'il abaissait les paupières. Il finit par s'assoupir sans savoir de quoi il s'agissait.
En retrouvant une pleine conscience, Jungkook ne se sentait pas mieux. Il avait toujours autant mal au ventre et la seule chose qui lui permettait de tenir fut l'heure ainsi que ses conséquences; il était temps de partir. Le noiraud se focalisa sur son hyung, qu'il allait bientôt revoir et qui pourrait –de grâce– démêler les noeuds qui encombraient son estomac.
Il ne s'attarda pas en futiles préparations. Il prit sa veste, sauta dans ses chaussures et quitta les lieux sans même se débarbouiller. Sur le chemin, il marcha plus vite que de coutume, se focalisant sur autre chose que l'enclume dans son ventre, qui prenait de plus en plus de place et s'étendait à présent sur son cœur. Avant même de l'avoir réalisé, il avait rejoint sa cachette habituelle et avait rivé son regard sur un point précis. Puis il fit ce qu'il faisait toujours. Il patienta.
[...]
Jungkook saisit un journal au hasard et le feuilleta. Il lisait en diagonal, peu intéressé par les articles. Il était obligé de faire mine, histoire de faire passer le temps. Occasionnellement, il levait la tête pour jeter un coup d'œil à travers la vitrine, surveillant un bâtiment en face, de l'autre côté de la route. Son hyung travaillait encore. Il avait du temps à perdre. Du temps qu'il dépensait à feuilleter chacun des chiffons de ce kiosque.
Le noiraud ne pouvait pas arracher d'articles. Premièrement, il n'y avait rien de vraiment intéressant. Deuxièmement, même s'il y avait quoi que ce soit à prendre, il n'était pas seul; il y avait deux adolescentes qui choisissaient ensemble des bonbons, un homme en costume qui tenait sa mallette sous le bras en cherchant un journal et le vendeur, un type misérable qui, bizarrement, le surveillait d'un œil mauvais. C'était ce dernier qui causait le plus de problème à Jungkook, alors il se contenta de rester sage pour le moment. Il n'avait pas envie de se faire prendre la main dans le sac, ni de devoir payer le journal endommagé –et potentiellement tous les autres avant lui. Il n'était pas certain de pouvoir se le permettre.
Jungkook reposa le journal et fourra ses mains dans ses poches. Il se dirigea vers la sortie. Il avait marre d'être épié ainsi; ça le rendait irritable.
« Hé toi. »
Jungkook s'arrêta, à peine à mi-chemin de la porte. Il se tourna à moitié vers le vendeur, posté derrière son comptoir. Son visage peu agréable affichait une sorte de suspicion mêlée à de la colère. Sa barbe était mal rasée.
« Ce serait pas toi qui abime mes journaux ? »
Jungkook se mordit l'intérieur de la joue. Sa réponse fut automatique, machinale.
« Non. Je ne vois pas de quoi vous parlez.
– Oh, j'suis sûr que tu sais, accusa le type du kiosque, sans vergogne aucune. Je te reconnais. Tu viens pratiquement tous les jours et tu n'achètes jamais rien ! »
Il le pointa du doigt, et Jungkook songea que cet homme était bien culotté pour oser l'interpeller ainsi en public. Les autres clients commençaient à les regarder de travers, avec une curiosité mal placée. Le noiraud trouva cela très irritant, dégoûtant. Même si c'était vrai, s'il était coupable, il n'avait aucune foutue preuve.
« Vous vous trompez, insista Jungkook, en fronçant les sourcils et en serrant les poings.
– Ha ! C'est ça, non mais tu m'prends pour qui toi ? s'énerva le vendeur. Tu vas me rembourser tous les journaux troués ! Tous ! J'devrais même appeler la police, tiens– »
Jungkook grimaça au mot « police » et sentit les prémices de la panique prendre forme au fond de sa colère noire. Il ne réfléchit plus. Il baissa la tête et sortit à toute vitesse, sous les injures du vendeur insistant. Heureusement, personne ne le poursuivit dehors. Jungkook s'éloigna presque en courant. Il ne reviendrait plus jamais ici.
Ce n'est que lorsqu'il s'arrêta instinctivement devant le bureau de son hyung, sur le trottoir d'en-face, qu'il se rendit compte d'à quel point son cœur battait fort. Il respira pour le calmer, mais à chaque inspiration supplémentaire, il sentait sa propre colère gronder au fond de lui. Ah, si ce type misérable pouvait se mêler d'autre chose ! S'il pouvait même disparaître, ne plus exister. S'il pouvait mourir.
Jungkook se plia en deux au milieu du trottoir alors que les passants le regardèrent avec curiosité. Il se sentait bizarre, tout à coup. Son ventre s'était à nouveau crispé comme le matin-même, formant un bloc lourd dans son estomac. Le sang affluait en masse dans tout son corps, accélérant, faisant battre son cœur plus vite, plus fort. Une sorte d'excitation le gagnait, restreinte par une peur sourde qu'il ne parvenait pas à identifier; il avait eut envie de faire quelque chose, à l'instant, il y avait pensé, mais qu'était-ce déjà ? Il ne s'en souvenait plus. Sa mémoire avait été gommée par ses symptômes.
Le noiraud se redressa péniblement et rejoignit le bord du trottoir pour s'appuyer au mur nu d'un bâtiment. Il s'y adossa, croisa les bras et attendit impatiemment son hyung, le seul capable de le faire se sentir bien. Mais sans rien à faire pour l'occuper, le temps semblait long, plus long encore avec le mal qu'il couvait. Il observa les passants, ignorant le peu de regard qu'on lui lançait. Des employées, des types qui traînaient çà et là, des étudiants par groupe, des vieux bras-dessus bras-dessous. Si l'un d'eux, parmi tout ces êtres si différents, disparaissait subitement, qui s'en rendrait compte ? Un autre comblerait le trou laissé par l'absent. Un court instant, Jungkook se demanda comment le Mutileur choisissait ses victimes. Les prenait-il vraiment au hasard ? Ou tenait-il à un critère bien particulier, connu de lui seul ?
Le noiraud s'imagina à la place de ce tueur, s'il devait lui aussi choisir. Il suivit du regard un homme, très grand, qui tenait la main de sa compagne. Ses yeux le quittèrent pour observer une autre paire, puis des personnes seules, pressées, distraites. Ce jeu l'occupa un très long moment, si bien qu'il faillit manquer Yoongi qui venait de sortir à l'instant. Il le suivit avec un peu de retard, et rien qu'en contemplant son dos de loin, Jungkook se sentait déjà infiniment mieux. Son hyung avait le don d'inspirer tout un panel d'émotion, toutes plus agréables les unes que les autres. Le ciel se couvrait.
Jungkook ne se lasserait jamais. Marcher derrière lui, régler son allure sur la sienne, accélérer lorsqu'il se faisait parfois distancer. C'était comme s'il était dans le rôle d'Alice, à la poursuite du lapin blanc. Sauf que le lapin ne l'attendait jamais et que lui, il ne cherchait pas à rattraper son guide. Rien n'était aussi satisfaisant et à la fois frustrant que de revivre ce cycle perpétuel. La promenade toucha à sa fin. Le ciel se mit à gronder.
Yoongi s'arrêta devant la porte de son immeuble, tapa le code et entra. Le timing était presque parfait. Quelques instants plus tard, la pluie tombait sur le bitume. Plus loin, aussi discret que les ombres allongées, Jungkook s'apprêtait à rentrer à son tour, déjà agacé de devoir marcher plus d'une heure sous une pluie qui s'annonçait torrentielle. Mais son mal de ventre réapparu tout à coup. Le noiraud alla s'abriter dans l'encadrement d'une porte d'entrée, presque là où il attendait chaque matin. Quelques passants se précipitèrent sur le trottoir, ceux qui n'avaient pas de capuchon se couvraient la tête de leurs mains ou de leur sac. Jungkook observa les grosses gouttes s'écraser sur le béton. Bientôt, une odeur de goudron mouillé s'imposa dans l'air lourd.
Jungkook se décida à attendre un peu. Peut-être que la pluie allait se calmer. Il vit les derniers badauds disparaître pour se mettre à l'abri. Le ciel se couvrit totalement, filtrant la lumière et ne laissant qu'une pluie drue recouvrir la ville. Il faisait presque nuit. Le bourdonnement aurait pu être apaisant si, au loin, il n'y avait pas eu les relents d'un orage de plus en plus proche.
Jungkook resta bloqué là, dans l'encadrement de cette porte close, coincé entre le mauvais temps et un établissement qui n'allait pas l'accueillir. Il n'était pas motivé à sortir de son abri. Il n'était pas pressé. Rien ne l'attendait chez lui, si ce n'est son colocataire. Et encore, il doutait qu'il lui fasse un bon accueil en le voyant arriver aussi trempé s'il partait pour une heure de marche sous ce torrent. Jungkook bailla, puis croisa les bras. Il avait encore mal au ventre. Ça le rendait grincheux.
Il ignora comment il remarqua ce qui se déroula ensuite. Son regard détecta du mouvement dans sa vue périphérique, en direction de l'immeuble en face. Il se tassa automatiquement contre la porte, devenant soudain l'ombre de lui-même. Jungkook écarquilla les yeux de surprise. Une silhouette familière venait de passer la porte et de s'élancer dans la rue, rapide et pressée.
Yoongi était ressorti. Jungkook ne réfléchit pas; il s'élança à ses trousses, le souffle court d'étonnement. Il se fichait bien d'être trempé. Ce qu'il se passait était bien plus important, bien plus spécial. Une vague d'excitation se répandit dans ses veines. Jungkook garda les yeux rivés sur le dos de son hyung, qui marchait à une toute autre allure que d'habitude.
Il avait l'air pressé, impatient. Où allait-il ? Pour faire quoi ? Jungkook mourrait d'envie de le découvrir. C'était comme une nouvelle aventure, une nouvelle péripétie. Un nouveau voyage dont il ignorait la destination aussi bien que le but. Faisait-il déjà de telle sortie, auparavant ? Jungkook avait le sentiment d'avoir loupé beaucoup d'occasion, et ça le frustrait.
La pluie torrentielle rendait la filature aussi compliquée que plus simple. D'un côté, il avait du mal à le suivre des yeux, à garder une distance vraiment prudente, car il était forcé de battre des paupières pour chasser l'eau de ses cils. Son visage était totalement mouillé. Ses cheveux lui collaient au front, il sentait ses couches de vêtements s'aplatir sur ses épaules, mais il persistait. Le bruit de ses pas étaient couverts par le bourdonnement des gouttes qui s'écrasaient et de l'orage au loin. Mais si l'autre prêtait trop attention aux sons, s'il se retournait...
Jungkook prenait un grand risque.
Yoongi était vraiment pressé. Son allure était rapide et vive, comme s'il était prêt à courir entre les gouttes pour y échapper. Il portait une pèlerine totalement noire. La lumière des lampadaires, qui venaient juste de s'allumer, se reflétaient sur les gouttes qui glissaient sur la surface lisse et imperméable de sa veste. Il obliqua plusieurs fois dans des rues de plus en plus petites, de plus en plus courtes. Le noiraud manqua de le perdre. Mais il retrouvait toujours son hyung, le voyait s'éclipser dans telle ou telle direction, ralentir, accélérer, comme s'il cherchait quelque chose. Parfois, il semblait à Jungkook que son aîné courait après des âmes perdues, marchant sur les pas d'autres personnes qui disparaissaient tantôt par une porte, tantôt dans une voiture garée. Sa trajectoire était désordonnée. Rien à voir avec d'ordinaire.
Il ressemblait à un fantôme, un esprit errant ou à la faucheuse. Jungkook eut d'étranges frissons à cette pensée. Il ralentit malgré lui en apercevant que plus loin, quelqu'un venait depuis le trottoir d'en face. L'inconnu obliqua dans une artère plus petite. Jungkook eut à peine le temps d'apercevoir un corps de femme longiligne et un manteau trempé. L'écran du téléphone qu'elle tenait brillait dans la pénombre. L'étroitesse des rues ne rendaient que les lieux plus sombres et plus inquiétants. Quelques secondes plus tard, Yoongi l'imitait. On ne voyait pas grand chose.
Jungkook se plaqua immédiatement contre le coin d'un l'immeuble, avec pour vœux de se fondre contre le mur, parmi les ombres. Ses bras étaient engourdis. Son cœur battait à tout rompre. Il se pencha pour voir si son hyung avait traversé la ruelle, s'il avait atteint l'autre côté. Tout se déroula si vite sous son regard.
La silhouette de Yoongi parut s'élancer, avalant les derniers mètres pour rattraper l'inconnue. Il parut tendre les bras et l'espace d'une seconde, un fil tendu brilla dans le noir. La femme fut entraînée vers l'arrière. Son téléphone échappa de sa main, se brisa sur le sol. Un son étranglé se répercuta contre les murs, en un murmure étouffé par la pluie. S'ensuivit un entremêlement des corps, indistinguables dans cette obscurité brouillée par le rideau de gouttes. Ils se recroquevillèrent contre un mur, le cognant durement, puis au sol. Ils semblaient se débattre. L'un d'eux eut des spasmes. D'autres sons gutturaux étranglés. Un corps cessa de s'agiter. La silhouette noire et encapuchonnée se redressa, se détachant de la masse informe avant de sortir des pans de sa veste un objet sur lequel de pâles éclats métalliques se reflétèrent. Il marqua une pause, retira sa capuche. Puis il se baissa à nouveau et se mit à son ouvrage obscur. La pluie qui tombait en trombe recouvrait le son de la chair entaillée.
Jungkook était léthargique. Témoin direct de la scène, il n'en crut d'abord rien, incapable de réaliser ce qui venait de se dérouler. Il n'arrivait même pas à cligner des yeux. Il vit flou. L'eau de pluie se mêlait à ses larmes.
Puis, l'horreur le frappa. Il en trembla d'effroi et s'il ne se tenait pas déjà contre l'angle, ses jambes se auraient lâchées. Il suffoqua. Jungkook fourra ses doigts dans sa bouche, se mordant avec violence. Il étouffa un hurlement et, comme s'il avait craint que l'autre ne l'ait entendu, il se plaqua contre la bâtisse, cherchant désespérément de sa main libre un rebord où s'accrocher. La peur de défaillir injecta dans ses veines un paralysant qu'il n'arrivait pas à maîtriser. Ses jambes étaient si lourdes, mais en même temps si faibles, si fragiles.
Son cœur n'avait jamais battu comme ça. Son corps n'avait jamais tremblé comme ça. Quelque chose se déclencha dans son esprit, sous son crâne. Il ne pensa plus. Sa paralysie s'envola. Jungkook s'élança sur le trottoir mouillé, filant sous la pluie. Il trébucha sur les premiers mètres et tomba lourdement sur ses genoux. Il se releva d'un coup en poussant sur ses bras et se remit à courir, plus vite. Il traversa la route sans prudence, fut ébloui par des phares, trébucha sur le côté. Le véhicule l'esquiva. Ses tympans furent agressés par un klaxon strident. Effrayé, le noiraud se releva en titubant et reprit sa course. Il entendait le claquement de ses propres pas comme s'il résonnait dans toute la rue et couvrait même le bourdonnement de l'intempérie. Il s'en fichait.
Il ne songeait plus qu'à fuir.
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