1er septembre 2016 (midi passé depuis longtemps)

J'ai remonté la rue tranquillement.

Le vent soulevait mes cheveux, l'énergie coulait dans mes veines et j'avais du Nutella au coin des lèvres. J'étais bien. Plus d'inquiétudes ni de stress. Le chocolat avait effacé tout ça et j'avais l'impression de pouvoir soulever une montagne. Rien ne pouvait m'arrêter, sauf peut-être un plat de pâte. Parce que voilà, c'est bien bon le Nutella, mais ça ne remplit pas un estomac !

Je me suis arrêtée devant le distributeur automatique d'une sandwicherie où un gars se prenait un truc à grignoter.

On a tous connu cette expérience où tu as mis tes pièces une à une dans la fente, où tu as précautionneusement appuyé sur les touches numérotées qui correspondent à la malbouffe hors de prix de tes rêves, en vérifiant à deux fois que tu ne t'es pas trompé de chiffre, puis tu as regardé les ressors tourner tandis que la bave commençait légèrement à perler au coin de la bouche. Et là, moment de frustration ultime : le paquet reste bloqué dans les ressors.

J'étais sûre que c'était ce qui venait de se passer. Je ne sais pas ce qui m'a mis la puce à l'oreille, sans doute ses coups de poing sur la vitre ou son « fait chi** ! » bien senti.

— Laisse faire les professionnels, lui ai-je dit en lui intimant de s'écarter.

J'ai pris une inspiration, le temps de me décider sur l'angle d'attaque à adopter. Il fallait éviter de taper dessus, si je ne voulais pas briser la vitre comme je l'avais fait au garage de mon père, mais peut-être qu'en secouant un peu... ?

Bon, ok. J'aurais peut-être pas dû la soulever aussi haut, ça aurait évité que la moitié des produits ne tombent, mais la machine était intacte et j'étais fière de moi !

Le gars a ramassé un paquet de tarte aux noix de Grenoble (un truc traditionnel du coin) et j'ai chopé un Kinder Bueno.

— Merci, c'est vraiment sympa !

à l'entendre, il avait réellement l'air ravi ! Et là, l'espace d'une seconde, je me suis dit que, sérieusement, ça faisait plaisir de se sentir utile et que Gab avait raison, je pourrais peut-être devenir une super héroïne ! Genre la « Vengeresse des Dupés des Machines » ou VDM pour les intimes (hahaha...).

Nos regards se sont croisés et il a écarquillé les yeux.

— Toi ! s'est-il soudain exclamé.

C'est alors que j'ai remarqué son imperméable beige. Si seulement il l'avait enfilé au lieu de le tenir sur son bras, j'aurais remarqué plus tôt que le gars dont je venais de sauver le goûter n'était autre que le Columbo de la Bastille ! (Oui oui, le crétin qui m'avait canardé de noix le 14 juillet )

— Toi ! ai-je repris en écho.

Quand on croise un méchant par hasard dans la rue, on s'attend à ce qu'il fasse certaines choses à peu près logiques telles que :

- Fuir,
- Menacer,
- Attaquer,
- Appeler des renforts,
- Expliquer son plan machiavélique (s'il s'agit d'un méchant de James Bond),
- Prendre un otage,
- Faire pitié (s'il s'agit d'un faux méchant qui veut devenir gentil),
- Essayer de "séduire" le gentil (que ce soit avec de l'argent ou autre...)

Mais lui, il a fait le seul truc auquel j'aurais jamais pensé : il s'est dépêché d'essayer d'engloutir sa tarte aux noix. J'ai presque cru qu'il allait la manger avec le sachet. Il avait peur que je la lui pique, ou quoi ?

J'ai soudain eu une illumination : il devait y avoir un truc spécial dans cette tarte ! Alors je lui donné un coup pour qu'il la lâche. Je l'ai à peine effleuré en fait, mais ça a suffi à le projeter contre le distributeur et sa pâtisserie s'est écrasée au sol. Sous l'effet de la surprise, il a perdu l'équilibre.

— C'est pas vrai ! Regarde ce que t'as fait, crétin ! J'avais pourtant fait attention à pas l'abîmer, cette machine ! me suis-je exclamée en voyant la vitre brisée.

— Espèce de s...

Je n'ai pas bien compris ce qu'il a dit parce qu'il s'est relevé immédiatement et s'est enfui (comportement logique du méchant qui a compris que le gentil est plus fort) en me bousculant au passage (comportement typique de méchant), mais nul doute que la fin de sa phrase était d'une vulgarité sans nom (typique, typique).

***

Ce qui s'est passé ensuite est un peu flou dans mon esprit. Je me souviens des cris des gens, de l'odeur des pneus cramés, de la chaleur du capot sur ma main, de l'ombre qui est passée au-dessus de moi.

Et puis le bruit.

C'était si énorme. On aurait dit que le tonnerre venait de tomber à côté de moi. Ou qu'un immeuble avait été pulvérisé. Mais non, c'était juste une voiture qui était tombée.

J'ose même pas imaginer l'état des amortisseurs !

Toutes les voitures qui suivaient se sont rentrées dedans. Ça klaxonnait, ça hurlait, je ne savais plus ce qui se passait. J'étais si hébétée et je ne me suis pas rendu compte que quelqu'un me ramenait sur le trottoir en me tirant par la manche. Je n'arrivais pas à quitter les yeux la voiture. Quelqu'un m'a secoué, me demandant comment j'allais mais seuls des marmonnements inintelligibles sont sortis de ma bouche.

La sonnerie d'un téléphone m'a finalement sortie de ma torpeur et j'ai découvert avec stupeur que c'était le vieux mangeur de sushis qui me tenait par les épaules. D'un geste, je me suis détachée de sa prise.

— C'était quoi, ça ? me suis-je exclamée en désignant les voitures accidentées. Qu'est-ce que vous me voulez ?

— Ma foi, à toi de me le dire petite ! Faudrait que tu fasses un peu attention, hein. Tu vas pas pouvoir continuer de renverser des voitures pendant bien longtemps si tu veux rester incognito, a répondu le vieux, tout en cherchant son téléphone qui vibrait dans sa poche. Tu devrais plutôt me remercier de t'avoir sortie de cet embrouillamini avant que qui que ce soit ne remarque ton petit tour de passe-passe.

— Et pourquoi il était là, le Columbo ? C'était un piège ?

— Comment ? Le lanceur de noix ? Évidemment que c'était un piège ! Je t'avais dit de ne pas sortir du resto, tu te souviens ? Maintenant, tout notre plan est à l'eau, grâce à toi. Merci bien !

— Un piège pour le piéger lui ?

L'homme m'a regardé comme si je venais de dire la chose la plus étrange du monde. Pour toute réponse, j'ai eu un :

— Bon, tu permets ?

Et il a décroché son téléphone.

— Oui ?... Non, laisse tomber, c'est mort. On se rattrapera avec les Alpages... Non, je te dis. Miss cheveux de feu les a fait fuir... Non, non, elle est toujours là... Oh, ça, c'était elle, justement. Une voiture a failli la renverser pendant la poursuite et elle a fait un salto avant... Non pas elle. La voiture... Non, non, il n'y a pas de blessés, on dirait... De toute façon, les pompiers sont à deux pas. Ha ha ha !

Mon ventre s'est mis à gargouiller, accaparant toute mon attention, et je me suis souvenue que j'avais lâché mon Kinder Bueno avec toute cette histoire ! Bon, de toute façon, je n'avais pas eu le temps de le payer, alors c'était bien fait pour moi...

— Hey ! Attends ! Où tu vas ? Arrête de t'enfuir tout le temps, petite, m'a interpellé le vieux qui était toujours au téléphone.

Je n'ai même pas pris la peine de lui répondre. J'avais vraiment trop faim et je sentais que je n'allais pas pouvoir tenir longtemps.

— Ma proposition tient toujours ! m'a-t-il crié pendant que je m'éloignais du lieu de l'accident. Si tu veux faire partie de notre équipe, il y aura toujours une place pour toi ! Oublie pas ça ! On est les super détectives et tu peux compter sur nous !

Si je lui avais répondu quelque chose, je lui aurais dit qu'il faisait vraiment pitié et qu'il fallait sérieusement qu'il pense à s'acheter une autre veste. Sérieux, il ressemblait vraiment à un clodo, ce vieux.

***

Je suis partie en direction d'un lieu de haute gastronomie dont le menu, établi par des professionnels de la nutrition, est capable un rassasier un ado affamé à un prix défiant toute compétition : la cantine de mon lycée. Il y avait des pâtes au beurre aujourd'hui.

En attendant, un peu de Nutella m'aiderait à tenir le coup.