Chapitre 1 - Cauchemar
C'était la pleine lune. Pourtant, il faisait plus sombre que d'habitude. Le brouillard. Toujours ce satané brouillard. On ne voyait pas à trois mètres devant soi. Les arbres avaient l'apparence de spectres difformes. Leurs branches s'étendaient comme des bras squelettiques tentant aveuglément d'agripper quelque chose. La faible lueur de la lune n'osait pas s'aventurer dans les reliefs les plus profonds de l'écorce, créant de multiples jeux de lumière à sa surface. Certains troncs étaient ainsi pourvus d'yeux à la clarté hypnotique, tandis que d'autres avaient hérité d'un regard sombre et malveillant. Le vent agitait la chevelure sèche et craquante des arbres. Les feuilles, comme les plumes d'un oiseau d'outre-tombe, se mêlaient aux tourbillons glacés de la brise nocturne. Un parfum de mort emplissait l'atmosphère. Tout semblait possible par une telle nuit...
Tout à coup, le chant d'un hibou se propagea comme une onde dans l'air humide. Les derniers animaux n'ayant pas encore trouvé de refuge s'enfuirent dans un bruissement de feuilles, puis le silence recouvrit tout. Au loin, à peine perceptible, une respiration saccadée troublait le calme de cet instant suspendu dans le temps. Elle se rapprochait, de plus en plus intense, de plus en plus irrégulière. Une ombre blanche se détacha alors du portrait sournois de la forêt. Elle était fluide et vive. Parfois elle s'élevait dans les airs comme si elle sautait par-dessus quelque chose, certainement des troncs d'arbres abattus ou quelque buisson desséché. D'autres fois, elle chutait au sol.
L'ombre blanche se faisait plus distincte à présent. Cela semblait être une chemise, une robe peut-être, mais il s'agissait assurément d'un vêtement. De longs cheveux clairs ondoyaient dans le vent. L'ombre blanche avait tous les traits d'un être humain, sans le moindre doute une femme. Mais cette dernière n'était pas une menace, car la chose à craindre était de toute évidence ce qu'elle tentait désespérément de fuir.
Progressivement, une seconde respiration se superposa à la sienne. Rapide, implacable. Puis une tache sombre jaillit de nulle part. La gueule ouverte, les crocs saillants et enduits de bave, les muscles bandés, l'animal s'élança à la poursuite de sa proie. L'ombre blanche fut bientôt rattrapée, projetée au sol par deux puissantes pattes. De longues griffes salies par la terre lacérèrent la chemise claire. Puis un puissant grognement aussi rauque que terrifiant mit décisivement fin aux gémissements de la jeune femme. Elle retint sa respiration, essayant de se remémorer un beau souvenir afin de mourir le sourire aux lèvres, une image sécurisante devant les yeux, mais rien ne vint. Malgré tous ses efforts, elle ne put se rattacher à la moindre pensée. Elle ne pouvait que fixer les yeux fascinants et brillants d'intelligence de l'animal. Un loup.
Une étrange impression s'imposa à la jeune femme, un sentiment de déjà-vu, comme si cette situation et ce loup lui étaient familiers. La scène semblait s'être arrêtée dans le temps. Les crocs acérés du loup ne frémissaient plus, le corps de l'ombre blanche avait cessé de se débattre. Ils se fixaient, plongés dans la contemplation l'un de l'autre, perdus dans des pensées noires. Les paupières de la jeune femme se firent alors lourdes. Elle cligna des yeux, s'efforça de ne pas glisser dans un autre monde, mais la bataille était perdue d'avance.
Lorsqu'elle parvint enfin à rouvrir les yeux, elle reconnut l'obscurité de sa chambre, le miroir en face du lit, le bras de son mari reposant sur son ventre. Elle entrouvrit sa bouche pâteuse et humidifia ses lèvres du bout de la langue. Sa tête retomba de côté, contre celle de son époux. La faible lueur du réveil indiquait trois heures du matin. Cela faisait deux semaines, le même rêve presque toutes les nuits... La jeune femme soupira, posa la main sur le bras réconfortant qui l'enlaçait, puis ferma les yeux. Elle n'avait plus la moindre envie de dormir mais il faudrait bien patienter jusqu'au lever du jour...
🐺🐺🐺
Tip, tip, tap, tip.
Le jeune homme tourna dans son lit. Le bruit persistait. Il se retourna encore, enfouit la tête sous l'oreiller, s'emmêla dans les draps. Rien n'y faisait, c'était une malédiction. Il roula vivement sur le côté et tomba au pied du lit dans un bruit sourd qui se confondit avec des injures. Assise au bureau, son épouse cessa de taper sur sa vieille machine à écrire et vint à la rescousse du malheureux, emmailloté dans les draps.
— James, à quoi est-ce que tu joues ? Tu es ligoté dans tes couvertures, on dirait une momie, reprocha-t-elle sur un ton maternel.
Il se libéra de ses liens puis se rassit sur le matelas. Sa nuque était endolorie, son dos courbaturé. Il avait passé une très mauvaise nuit.
— Il est à peine sept heures, observa James, et tu travailles déjà ?
— Oui, j'étais en train d'écrire mon prochain article pour le magazine d'architecture.
— Tu travailles trop. Tu as écrit pour quatre magazines différents en l'espace d'une semaine, tu t'occupes de la décoration complète d'une demi-douzaine de maisons en même temps et tu...
James ne termina pas sa phrase. Toujours affairée à démêler le drap tombé par terre, sa femme avait baissé la tête, l'air embarrassé. Il s'agenouilla face à elle et la prit dans ses bras avec tendresse.
— Linnéa, ma chérie, c'est encore ce cauchemar, n'est-ce pas ?
— Oui, il revient presque toutes les nuits. Je ne le supporte plus.
— Je ne crois pas que t'accabler de travail soit la meilleure solution.
Elle ne répondit pas à ce reproche explicite et se releva pour faire le lit. Elle glissa le bord des draps sous le matelas puis saisit un oreiller pour en changer la taie. James attrapa alors les mains de sa femme, les plaquant contre l'oreiller afin qu'elle cesse d'ignorer ses paroles :
— Écoute-moi, je ne supporte plus de te voir dans cet état. Tu es si agitée... pourtant je sens bien que tu tombes de sommeil.
Linnéa s'assit sur le lit. Elle tourna la tête vers le miroir. C'était vrai qu'elle avait l'air fatigué, et elle l'était. Elle avait des dizaines d'heures de sommeil à rattraper. Elle essayait de donner d'elle l'image d'une femme forte, active, une femme qui affrontait la vie et ses problèmes sans craintes ni hésitations, mais elle était intérieurement effondrée. Pourquoi toujours ce rêve ? Que présageait-il ?
La jeune femme se releva et prit la direction du balcon. Elle ouvrit les grandes portes vitrées puis s'exposa au soleil matinal. Sur plusieurs mètres s'étendait un somptueux jardin clôturé par de hautes haies taillées avec minutie. Les arbres et les fleurs de différentes essences se côtoyaient dans ce lieu éblouissant. Le chatoiement des rayons chauds du soleil sur l'eau cristalline de la piscine ajoutait une touche d'irréalisme à l'endroit. Linnéa l'aurait pris pour un mirage si elle ne s'était pas souvenue des heures passées à retoucher les plans d'aménagement. Elle avait supervisé tout ce qui avait attrait à la décoration de la maison. Après tout, c'était son métier.
Elle était devenue décoratrice après la mort de son père. Celui-ci s'était toujours opposé à la vocation de sa fille. Mais après qu'il eut quitté ce monde, elle s'était servie de la mirobolante somme d'argent qu'il lui avait léguée pour monter sa propre entreprise, la Compagnie de Décoration Gardam, plus communément appelée la CDG. Le défunt aurait très certainement désapprouvé cette initiative. Quoi qu'il en soit, l'entreprise de la jeune femme était maintenant florissante, les personnes les plus fortunées du pays faisaient appel à elle pour embellir leur demeure et sa réputation n'avait de cesse de s'améliorer. Tout allait pour le mieux... jusqu'à l'arrivée de ce cauchemar répétitif.
Perdue dans ses pensées, Linnéa n'avait pas remarqué que son mari l'avait rejointe sur le balcon. Il se tenait derrière elle, le menton posé sur l'épaule de sa douce moitié et les bras autour de sa taille.
— Qu'est-ce que tu regardes de si intéressant dans le jardin ? s'enquit-il.
— Rien, rien. Je... Je réfléchissais.
— Eh bien pendant que tu réfléchissais, sache que moi j'ai parlé, expliqua le jeune homme d'un air mutin. Oui, j'ai aligné une bonne centaine de mots, ces mots ont formé des phrases, puis des paragraphes, et pour finir je me rends compte que tu n'as rien écouté du tout.
— Oh, excuse-moi chéri. Je ne suis plus moi-même ces derniers temps.
— Je l'avais remarqué. Et c'est bien pour ça que tout à l'heure, pendant que tu réfléchissais sans m'écouter, j'ai proposé que tu prennes un rendez-vous chez un psychologue.
Linnéa se libéra avec fermeté de l'étreinte pourtant chaleureuse de son époux.
— Pas question ! s'enflamma-t-elle subitement.
— Mais...
— Tu connais mon point de vue là-dessus, je t'ai déjà dit que c'était hors de question ! Je suis capable de régler mes problèmes moi-même !
Furibonde, la jeune femme retourna dans la chambre. Elle attrapa ses vêtements puis alla s'enfermer dans la salle de bain. James secoua la tête. Depuis quelques temps, Linnéa n'était plus la même personne. Elle n'était plus la femme qu'il avait jadis aimée et épousée. Elle ne se confiait plus à lui. Elle ne partageait plus ses joies et ses peines. Elle était distante, méfiante. L'homme se sentait ainsi délaissé, mal aimé. Comment pouvait-il soutenir son épouse s'il était lui-même dans la détresse ? Il avait vraiment besoin que quelqu'un vienne à son secours.
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Note : Nuit sans Lune est mon deuxième roman, écrit vers mes 18-19 ans. Avec le recul, il y a des détails que je modifierais, notamment sur le déroulé de l'enquête, mais j'aime toujours autant son ambiance de vieux polar, peut-être que ça sera votre cas aussi ;)
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