CHAPITRE 34 - finalement
Je continue. J'ai la sensation que si je me retourne, je ne pourrai plus repartir. Mon esprit tente de s'enfuir dans l'autre sens. Il avance à reculons. Il s'enfuit dans des contrées dangereuses. Il saute de souvenir en souvenir, de rire en rire, de regard en regard. Il remonte seul le temps depuis ma rencontre avec cette fille aux yeux d'étincelles. Je ne peux pas croire que cela fait moins d'un an que Céleste fait partie de mon univers. J'ai l'impression qu'elle était toujours là, depuis qu'elle m'a adressé la parole pour la première fois.
Elle me hantait, et ce depuis qu'elle m'a adressé ce compliment :
« Tu as les yeux couleur nuage d'orage »
Cette phrase résonnait tellement juste. Elle était parfaite, tout ce dont j'avais besoin. Et depuis ces mots, chaque étoile que je voyais me faisait penser à elle. À ce qu'elle était, une lumière dans cette pénombre.
Je n'ai plus besoin de m'accrocher à elle pour escalader le firmament et accéder à mes rêves. Elle n'est plus mon rêve. Est-il possible qu'elle sorte de ma vie comme elle y est entrée, avec une phrase ?
« je t'aime »
Tu aimais juste le fait de croire que je t'appartenais. Peut-être que cela a été le cas, à un moment. Peut-être que je ne me levais que pour voir son sourire. Peut-être qu'elle était tout.
Mais je peux affirmer définitivement que ce n'est plus le cas.
Agathe marche à mes côtés, le regard fixé sur l'horizon obstrué par les immeubles. Le bleu sombre se teinte de mordoré, les nuages cheminent. Les lumières de la ville s'allument, peu à peu. Les réverbères projettent des ombres fantomatiques le long des murs. Je me sens bien dans cette ville qui appartient à tout le monde. J'ai une soudaine bouffée de reconnaissance pour toutes les personnes avant moi, et après moi, dont les pensées rejoignent les miennes.
Agathe tourne la tête vers moi, et ses cheveux roux se balancent au rythme de ses pas.
— Tu vas mieux ?
Je hoche la tête, je crois que tout va bien.
— Tu es sûre ?
— Certaine.
Elle regarde sa montre.
— Je passerai demain vérifier chez toi si c'est toujours le cas.
— Tu as l'adresse ?
— Je me débrouillerai avec ce formidable outil, dit-elle en sortant son téléphone de sa poche.
Mes yeux se perdent dans le vide, mes oreilles dans l'onctuosité des musiques que j'écoutais l'année dernière. Je leur redécouvre une saveur particulière, que j'avais oubliée. Les souvenirs qui imprégnaient ces mélodies avaient dilué leurs sonorités. Je suis heureuse à présent de pouvoir les écouter avec le pincement de la nostalgie et le bonheur de savoir que ce temps est révolu.
Mon téléphone vibre dans mes mains. Un message clignote sur l'écran. Quelques mots de Maël.
Je te pardonne un peu. À demain.
Une vague de soulagement me submerge. J'entends des pas dans l'allée, jusqu'à la porte. Je me relève, jette un œil à l'heure. Vingt heures. Je ne peux retenir un sourire quand je vois les visages de mes parents derrière le battant. Ils sont à l'heure. Cette petite victoire me réjouit.
Ils ont tenu leur promesse de faire attention et de ne pas faire passer leur travail avant leur santé. Cette journée n'en est que plus belle.
Libératrice.
Dimanche, cher dimanche, j'ai des projets pour toi.
Il est temps de repartir à la conquête de rêves inconnus. Hier, lorsque j'ai craché ces mots à la fille que j'aimais, un poids s'est envolé.
Il est parti, tout doucement, et je ne m'en suis aperçue que quand j'ai pu à nouveau respirer. J'ai humé cette senteur d'été, cette odeur d'hibiscus, et voilà que j'ai réalisé que je ne courrais plus après cette étoile. Est-ce possible ? Je ne le pensais pas, mais c'est arrivé. Alors, je me laisse porter.
Cette nuit, j'ai regardé le firmament en pensant que c'était là un magnifique spectacle. Je me suis abandonnée ces songes, les iris perdus dans des constellations dont j'ignore le nom, inventant des formes de coquelicots derrière le fin voile des nuages. Cette nuit, je me suis égarée dans le ciel étoilé. J'ai pensé à toutes ces existences qui se tissent dans l'ombre en même temps que la mienne, aux yeux fixés sur l'immensité en même temps que les miens.
Alors, ce sentiment enchanteur m'est revenu, celui de la nécessité d'écrire des vies, penchée sur mon bureau. D'imaginer, de créer, d'apprivoiser des personnages de papier, de sentir entre mes doigts le fruit de mes pensées. C'est un sentiment sirupeux, qui colle aux doigts et ne les lâche plus, une douce saveur qui croustille au rythme de mes élans d'onirisme.
Je veux reprendre la vie d'Olympe, et de tous les autres, où je les avais arrêtées. Je ressens à nouveau cette connexion avec ces destins spéculés. Je me sens avancer et vivre quand leurs cœurs d'encre battent.
Je vais recommencer à écrire.
J'ouvre mon carnet.
Je lis, page après page, ligne après ligne. C'est mauvais, mal écrit, mais c'est empli de tellement de souvenirs. Je peux presque revoir les moments qui se sont écoulés pendant que je créais chaque chapitre.
Je relève la tête et regarde par la fenêtre. Le soleil de midi brille déjà, et un vent frais souffle sur cette rue déserte. Une exaltation particulière me secoue toute entière. J'ai l'impression qu'un nouvel horizon s'offre à moi.
Demain ? Je débuterai mon stage, j'apprendrai ? Je parlerai avec Agathe et on sourira, sans doute.
Mais dans une semaine ? Peut-être que je serai au cinéma, entre Maël et Barmé pour regarder un film médiocre et en parler pendant des semaines. On discuterait de cet ennui, de cette calamité, et ce serait à nouveau du plaisir de lever les yeux au ciel en y pensant, ensemble.
Dans un mois ? Je serai peut-être en train de soutenir Anna pour son examen de flûte traversière, ou de discuter avec Celia.
Je suis peut-être trop utopiste. Il y aura des bas, des évènements terribles qui me feront regretter d'avoir cru à la félicité. Il y aura des morts, des doutes, des regrets. Mais les beaux instants en seront sublimés.
Je suis peut-être un peu trop égoïste. À l'instant où je rirai, d'autres souffriront. Ils seront entre peine, guerre et regrets. Mais je consacrerai du temps, beaucoup de mon temps pour l'offrir à d'autres. J'essaierai, de mon mieux, d'aider ceux qui ont eu moins de chance. Je voudrais leur donner l'occasion de connaître ces moments de bonheur, même s'ils ne croient plus qu'en l'horreur.
Si je vais mal, je pourrai me dire que tout s'arrangera. Et tout s'arrangera. Pas pour des affaires de destinée, de mérite, d'égalité. Juste parce que c'est ainsi que les choses sont, j'en ai l'intime conviction.
On traverse des moments difficiles, tous. On se sent mal, on se sent illégitimes, on a l'impression de ne pas avoir le droit de souffrir, puisqu'il y a pire. Alors on s'enfonce dans un immense gouffre d'angoisse et d'affliction, une longue éternité. Puis on va mieux et l'éternité prend fin. Parce que le soleil brille, parce que le vent souffle et que la pluie tombe. On change, ou on reste le même, mais on va mieux.
Et tout s'illumine.
Parce qu'on a le droit de vivre, tous. On a le droit de laisser les larmes couler et de sourire, après.
On a le droit, le pouvoir, le devoir de vivre.
Parce que ne serait-ce pas pour cela que nous sommes sur terre ? Le sens de la vie, après tout, ne serait-ce pas d'en chercher un ? Ne serait-ce pas de jouer à cache-cache avec le bonheur ?
J'ai changé. Je changerai encore. Mais il y a une chose que je ferai toujours:
me perdre dans les nuages.
FIN.
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