La chimère
La règle était bien connue de tous les pensionnaires : le jour de la majorité, dehors. Par conséquent, il n'était pas rare que l'on retrouve un adolescent pendu dans sa chambre à quelques jours de la date fatidique. Aitsuki avait seize ans aujourd'hui et se trouvait taraudée par mille et une peurs. Le monde hors de l'orphelinat civil était plus qu'effrayant, il était hostile pour les sans-clans comme elle. Assise dans un recoin de la salle de jeux, la jeune femme observait tous les enfants autour d'elle mais elle n'en voyait aucun. Son esprit était perdu, bien loin de l'endroit où son corps se trouvait. Elle pensait et repensait à Duke qui aurait lui aussi été majeur ce jour s'il ne s'était pas donné la mort dans la nuit. Ils s'étaient pourtant promis de braver le monde ensemble. Pourtant, elle n'arrivait pas à lui en vouloir : Théa, la cité dans laquelle se trouvait l'orphelinat, était une forteresse guerrière dissimulée au cœur du désert. Leur société toute entière tournait autour des mages-guerriers qui faisaient la réputation et la splendeur de la ville. L'armée était la seule voie honorable pour tout individu vivant à Théa. Par rayonnement les familles de guerriers étaient importantes, plus le lien de parenté avec un mage-guerrier est lointain, moins la personne est importante. Alors que dire des orphelins civils dont aucun parent proche n'était soldat ?
Aitsuki resta longtemps immobile, elle cherchait une échappatoire à cet enfer dans lequel elle allait plonger. Posé à côté d'elle, son sac de toile empli d'effets personnels lui faisait l'effet d'un tas de déchets, et pourtant c'était toute sa vie. Un homme d'une cinquantaine d'années, solennel dans sa tenue sombre s'approcha d'elle et lui murmura doucement qu'il était temps pour elle d'aller vivre dehors.
— Tu as l'avantage d'être une femme Aitsuki, de fait tu es chef de clan, à toi de faire ta place dans la cité et d'enraciner durablement le nom de ton clan.
— Vous êtes sûr que je ne peux pas rester ? Les enfants m'adorent, j'ai toujours aidé à la bonne marche de l'orphelinat, répondit-elle d'une voix suppliante.
Le directeur sourit tristement et affirma que ce n'était pas possible, l'orphelinat manquait déjà de moyens, ils ne pouvaient se permettre d'embaucher quelqu'un.
— Ton départ sera une grande perte pour nous tous, tu vas énormément nous manquer.
Elle se retint de dire qu'il n'avait pas vraiment l'air crédible et se leva après avoir pris son sac. Les autres lui avaient souhaité bonne chance lors du déjeuner ainsi elle s'en fut discrètement pour fuir les adieux larmoyants.
Les portes de bois se refermèrent sur elle en grinçant bruyamment, une bourrasque de sable l'accueillit violemment dans le monde. Elle était déjà sortie de nombreuses fois de l'enceinte protectrice, pour aller à l'école notamment, mais aujourd'hui tout prenait une tournure différente. Elle était à présent une adulte, dans un monde d'adultes, livrée à elle-même. L'orphelinat donnait une petite somme d'argent à chacun de ses ex-pensionnaires ainsi qu'une liste d'auberges où trouver refuge quelques jours. Aitsuki s'aventura dans les rues étroites de la cité à la recherche de l'une d'elles, elle chercha à s'orienter mais elle se perdit rapidement à travers le dédale et ne put demander son chemin. Ce n'était pas qu'une bourrasque mais bien une véritable tempête de sable qui s'était abattue sur Théa. Les murs de la cité y étaient habitués depuis des siècles mais les habitants, pas fous, s'étaient réfugiés chez eux. Aitsuki lutta aussi longtemps qu'elle le put mais n'était pas de taille face à la puissance des éléments, aussi elle s'engouffra dans la première auberge qu'elle rencontra.
L'établissement n'était pas sur sa liste et elle en comprit la raison à l'instant même où elle posa les yeux sur l'endroit miteux. Tout n'était qu'ombres et recoins sombres. Aitsuki estima à juste titre être la chose la plus propre de l'endroit. Elle salua de loin le barman derrière le comptoir puis s'avança jusqu'à lui et demanda une chambre.
— Pour combien de temps ? grommela l'homme crasseux en guise de réponse.
— Je ne sais pas encore, confia-t-elle en passant sa main sur le morceau de comptoir devant elle afin d'en retirer la saleté.
Le patron de « La chimère » ne dit rien, il s'écarta et s'en fut un peu plus loin récupérer une clef accrochée parmi d'autres sur un tableau. Il lui tendit l'objet et annonça le numéro de la chambre avant de lui indiquer les escaliers sur la droite. Aitsuki le remercia puis monta à l'étage. Elle n'eut aucun mal à trouver la bonne porte, toutes étant numérotées, et entra dans sa chambre. Il y faisait très sombre si bien qu'elle crut que la fenêtre était occultée. Elle eut en partie raison puisqu'elle constata qu'une couche de crasse conséquente recouvrait les vitres. Ecœurée par si peu de propreté, elle jeta un regard circulaire au reste de la pièce et constata que tout était aussi peu rutilant. L'adolescente n'aimait pas faire le ménage mais là cela dépassait son entendement. Elle ne sut dire ce qui fut le pire : croiser un rat en allant dans la salle de bains attenante ou les draps jaunes gris dans lesquels elle était censée dormir.
C'en fut trop, certes l'auberge était très peu chère mais Aitsuki voulait un minimum de décence, pas de confort non, de la salubrité. Elle ôta les draps du lit et les descendit au barman en lui demandant s'il en avait d'autres.
— J'ai l'air d'avoir des draps propres ? Tu as vu où tu es gamine ?
Il n'avait pas tort, tout n'était que poussière et saleté, à se demander comment il était possible que l'endroit ait des clients.
— Est-ce que je pourrais au moins aller dans la buanderie m'en occuper ?
— Si tu veux, mais je n'ai pas de savon, c'est derrière à droite après la cuisine, indiqua le vieil homme alors qu'il désignait une petite porte derrière le comptoir qu'il ouvrit pour la laisser passer.
Aitsuki le remercia et elle s'y dirigea. Elle ferma les yeux en traversant la cuisine et se promit de ne rien manger qui proviendrait de cet endroit. La buanderie était un petit local étonnamment propre, il n'y avait que de la poussière, pas de crasse. C'était dire si elle servait souvent. L'adolescente secoua un baquet, y plaça ses draps puis y versa un peu d'eau avant de remonter dans sa chambre chercher du savon. C'était un produit corporel, mais ce serait mieux que rien. Elle frotta pendant plus de deux heures son linge avant de le rincer. L'eau était une denrée rare à Théa, mais Aitsuki ne pouvait pas être chiche, l'eau de lavage était tellement noire... Elle étendit le tout sur les fils qui traversaient la pièce de part en part puis observa le résultat d'un air satisfait. Ils étaient à nouveau blancs et bientôt ils seraient secs. Elle ne pouvait pas ouvrir la fenêtre à cause de la tempête, mais il faisait assez chaud dans la petite pièce. Par conséquent, Aitsuki espérait bien avoir des draps à peine humides, voire secs, dans quelques heures.
Elle revint dans la salle principale et constata qu'il y avait à présent des clients éparpillés dans tout le bar. Elle déglutit, ils semblaient tous plus louches les uns que les autres. Peu rassurée, elle voulut remonter dans sa chambre, mais pour cela il lui fallut passer devant le comptoir et un homme qui y était accoudé l'intercepta. Il lui saisit le bras tout en apostrophant le barman qui s'affairait discrètement avec un autre client.
— Hey Rufus ! Tu t'es enfin décidé à nous fournir de la compagnie ? T'es mignonne toi, ajouta-t-il à l'attention d'Aitsuki qui essayait de se dégager. Tu prends combien ?
— Lâche-la ! aboya le dénommé Rufus en boitillant jusqu'à eux. Je ne fais pas dans la prostitution, c'est illégal !
Il avait crié ces derniers mots pour être certain que tout le monde l'entende, la prostitution était vivement réprimée à Théa, le proxénétisme encore plus. Le conseil de la cité, exclusivement composé de femmes, était très ferme à ce sujet. Il valait donc mieux clamer haut et fort son attachement aux bonnes mœurs. Le client ricana, mais lâcha Aitsuki qui s'écarta vivement et courut s'enfermer dans sa chambre. Une fois la clef tournée deux fois dans la serrure, l'adolescente glissa à terre et sanglota. Elle resta prostrée de longues heures et ne quitta les lieux que lorsque le soir fut tombé. Elle sortit doucement, aux aguets, et descendit chercher ses draps. Elle croisa un homme qui empestait la fumée et souriait largement, nageant dans une douce euphorie. Il la salua bien bas et embrassa une marche avant de reprendre sa montée, toujours aussi heureux. La surprise se mêla au dégoût dans l'esprit de la jeune femme qui ne sut quoi penser de cette rencontre. Le bar était à présent plein, Aitsuki hésita à remonter, mais le barman lui fit signe et elle se fraya un chemin jusqu'au comptoir qu'il ouvrit pour elle.
— Tu veux tes draps, non ?
— Oui.
Il allait s'écarter pour qu'elle puisse passer derrière, mais un client l'interpella et réclama à boire.
— Passe-moi la bouteille brune à côté de toi gamine, elle s'exécuta, oui celle-là merci.
Aitsuki lui avait à peine donné l'objet qu'un autre client capta son attention et passa commande, suivi d'un autre. Les hommes se bousculaient devant elle pour demander un verre. Rufus, pas stupide pour deux sous, sortit des verres et les passa à l'adolescente en lui décrivant à chaque fois la bouteille contenant le liquide demandé. Il sembla qu'être une jeune femme correcte dans un pareil établissement augmente la consommation des clients, si louches fussent-ils. Habituée à servir beaucoup d'enfants à la fois et Rufus n'ayant que peu de boissons à la carte, Aitsuki ne mit guère de temps à trouver ses marques et contenta tout le monde. Était-ce la sensation d'être utile ou juste le stress passager causé par ces individus ? Elle ne sut le dire, mais elle se sentait à sa place en cet instant. Place vraiment sale par contre, les torchons eux-mêmes étaient si noirs qu'ils ajoutaient de la saleté au lieu d'en ôter.
Parmi tous les clients, il y en eut quelques-uns pour venir parler à voix basse à Rufus et lui demander si la nouvelle venue était digne de confiance. Peu de voyageurs venaient ici, il s'agissait surtout de civils douteux et de quelques mages-guerriers, ces derniers étant gardés à l'œil par les premiers. Le barman hocha la tête en signe d'approbation et vint discuter à voix basse avec Aitsuki.
— J'ai besoin de savoir si je peux te faire confiance gamine, pas la peine de te faire un dessin, j'imagine, il pourrait t'arriver des problèmes si tu vois ou entends trop de choses.
— Je veux juste des draps propres, répondit l'adolescente, le reste m'est égal. Je partirai dès que j'aurai trouvé du boulot et un appartement.
Rufus eut un petit rire suivi d'une quinte de toux.
— Le travail tu l'as déjà non ?
Ce n'était pas réellement une proposition, plus un état de fait. Aitsuki hésita un instant puis un client demanda à boire et la routine s'installa. La nuit avançait et les clients allaient et venaient. Des hommes et des femmes buvaient et discutaient. Il y avait beaucoup de monde, mais peu de bruit. Tout le monde semblait avoir peur d'être écouté. Lorsque la fatigue devint trop pesante, elle demanda si la fermeture était proche. Rufus répondit qu'il obéissait au soleil, soit encore plusieurs heures. Il lui proposa de partir se coucher, mais elle refusa. En revanche Aitsuki ressentit le besoin de se servir un verre, verre qu'elle nettoya du mieux qu'elle put tout en se promettant que, si elle devait bosser ici, Rufus achèterait de quoi nettoyer la vaisselle et plus généralement tout son établissement.
L'aube vint enfin et la plupart des clients étaient partis, la délivrance approchait et Aitsuki en fut heureuse. Elle ne tenait plus qu'avec la pensée que ses draps étaient probablement bien secs maintenant. Il lui sembla que tout le monde était parti, Rufus comptait sa recette dans un coin et elle finissait de ranger les bouteilles lorsqu'un homme entra. En fait d'homme il s'agissait plutôt d'une bête : il était tout vêtu de noir, une fourrure jetée sur les épaules et sa cape ne dissimulait pas tous les morceaux d'armure qu'il portait. En le voyant, Aitsuki eut un haut-le-cœur, ce n'était pas à cause de son épée affûtée ni de son visage couvert de sang, mais plutôt à cause des deux têtes coupées qu'il tenait à la main. Elles laissaient une trace de sang derrière lui tout ce qu'il y a de plus ignoble.
Le mage-guerrier s'avança jusque devant elle et passa commande. Tremblante, Aitsuki lui apporta sa boisson puis demanda à Rufus de cuisiner ce qu'il demandait et s'en fut derrière. Elle chercha pendant quelques minutes parmi les ustensiles dispersés dans toute la cuisine puis passa dans la buanderie et revint vers le client qui s'était attablé. Elle posa le bac qu'elle avait trouvé à côté de lui et lui tendit un linge qu'elle avait rincé à la va-vite.
— Votre visage, murmura-t-elle en constatant qu'il ne saisissait pas le morceau de tissu.
Son attention le fit sourire, il déplaça les têtes dans le bac puis attrapa le linge. Aitsuki ne savait pas grand-chose des mages-guerriers, mais, pour sûr, elle savait qu'il ne fallait jamais les contrarier. Celui en face d'elles moins que les autres. Néanmoins il n'eut pas l'air embêté qu'elle eût cru un nettoyage nécessaire. Rufus la sauva en annonçant que le plat était prêt et elle se pressa d'aller le chercher avant de l'apporter à son ténébreux client. Il mangea en silence puis l'appela alors qu'il quittait sa table.
— Dis à Rufus qu'il mette cela sur ma note, elle acquiesça et il récupéra ses têtes coupées avant de partir sans un mot de plus.
Aitsuki retourna derrière le bar et demanda à Rufus s'il connaissait leur dernier client. Question stupide, car Rufus connaissait tous ses habitués.
— C'est Nox, il... elle le coupa.
— C'est lui Nox ? J'en ai entendu parler à l'orphelinat.
Nox était un mage-guerrier, l'un des plus puissants et l'un des pires que comptait Théa. Il était né avec la mort pour compagne et jamais elle ne le quittait. La rumeur voulait qu'il convoitât le poste de seigneur de Théa. Diriger la cité était un honneur réservé au plus fort et au plus aimé de tous les mages-guerriers. Obtenir cette position équivalait à une reconnaissance suprême de sa puissance. Nombreux étaient les mages-guerriers à vouloir cet honneur, et nombreux étaient les clans à comploter et magouiller afin qu'un de leur membre obtienne ce poste lorsque celui-ci devient vacant. L'actuel seigneur n'était autre que le père de Nox, mais tout le monde savait que le fils tuerait le père sans hésiter, il avait d'ailleurs déjà essayé par le passé. Si bien que le seigneur envoyait souvent son fils en mission loin de la cité. Cela lui offrait un peu de répit.
— Il vient à chaque retour de mission. D'ailleurs bien vu le coup du bac, si ça peut éviter de mettre du sang partout. Cela dit il y a déjà tellement de choses au sol que cela n'a plus vraiment d'importance...
Il partit dans un long monologue, mais Aitsuki annonça qu'elle montait dormir. Elle récupéra ses draps puis s'apprêta à monter lorsque Rufus lui tendit l'argent qu'elle lui avait donné plus tôt dans la journée, pour la chambre.
— On verra demain combien je te paye, en attendant reprends ça gamine.
Elle n'était pas assez riche pour refuser et accepta avec joie. Elle monta les escaliers, entra dans sa chambre, fit son lit et se coucha en soupirant de plaisir. Elle entendait des bruits louches en provenance des chambres voisines, mais la fatigue était plus grande encore et elle s'endormit. Elle avait survécu à ses premières heures et, si les dieux étaient avec elle, elle survivrait aux prochaines.
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