— Tu devrais en prendre un aussi chef, ça te ferait du bien.

Aitsuki sursauta et cligna brusquement plusieurs fois des yeux. Elle était à nouveau derrière son comptoir, dans l'auberge sombre. Du torchon humide dans sa main s'échappaient quelques gouttes de liquide poisseux, l'air autour d'elle était moite et embué par la fumée des pipes enflammées que certains clients utilisaient. Face à elle, Smo attendait son verre. Depuis quand était-il revenu de voyage ? Le lui avait-il dit ?

— Toutes mes excuses, Smo, dit Aitsuki en secouant la tête afin de recouvrer ses esprits. Que voulais-tu ?

— Un oublietout, bien corsé, lui répondit le mage clandestin. Et vue ton expression tu devrais en prendre un aussi.

Il paraissait inquiet, à juste titre. Aitsuki était d'une pâleur rare. Elle ressassait les souvenirs de son déjeuner avec Nox et Hayate. Les nés-morts étaient maudits, rejetés, crains. Hayate et Nox étaient de grands guerriers, terribles, puissants, et mauvais. Plus d'une fois Hayate avait laissé entrevoir cette noirceur sous ce masque joyeux. Il en était d'autant plus terrifiant. Nox avait l'honnêteté d'afficher sa haine du monde, pas Hayate. Aitsuki frissonna, plus elle en apprenait sur les nés-morts, sur elle, moins elle appréciait cette condition. Le mal l'habitait-elle comme il tenait les entrailles d'Hayate ? Deviendrait-elle aussi inhumaine que Nox ? Savoir qu'une partie de son âme était pourrie, et bien dissimulée, comme un démon prêt à agir, la terrifiait.

— Je le pense aussi, murmura-t-elle en songeant que la Lithi, version plus définitive de l'oublietout, serait plus appropriée.

Elle posa le tissu humide devant elle puis se retourna, tendit la main vers une haute étagère, récupéra l'oublietout, puis elle se saisit d'un verre et apporta le tout à Smo avant de le servir.

— Comment s'est déroulé ton voyage ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

Smo lui raconta, non sans satisfaction, qu'il avait rendu visite à ses différents créanciers et payé toutes ses dettes. Il était un homme libre, et moins recherché.

— Ma tête était mise à prix du côté de Chora, précisa-t-il alors qu'Aitsuki avait haussé un sourcil interrogateur. Pour pas grand-chose, j'avais parié sur des courses d'orques et peut-être, je dis bien peut-être, que j'ai pu maladroitement mal nourrir l'un des participants.

Aitsuki leva les yeux au ciel. Les courses de Chora étaient célèbres partout dans le monde. Leur renommée dépassait les frontières de l'île et transcendaient les conflits. Les plus mortels ennemis se côtoyaient sans violence lors des grandes célébrations de Chora. La trêve des courses était sacrée. Les bêtes et leurs cavaliers attiraient les foules qui se massaient le long des côtes pour les observer nager et rivaliser de puissance. Aitsuki rêvait du jour où elle verrait l'un de ces évènements de ses propres yeux. Mais le pendant obscur de Chora était sa ligue clandestine, connue de tous, qui contrôlait le marché des paris. Les quelques établissements officiels de paris légaux n'attiraient que peu de joueurs, ceux de la ligue en revanche brassaient des millions. Le marché noir était une tradition bien ancrée. Cependant, les mauvais payeurs risquaient de ne pas quitter l'île vivants. Smo était fou.

— Est-ce que tu as plus d'informations sur... la mort du seigneur ? ajouta le mage clandestin à voix basse. Est-ce que Nox t'a dit quelque chose ?

— Pourquoi Nox me parlerait-il ? demanda vivement la jeune femme en se penchant un peu au-dessus du comptoir.

— Parce qu'il traîne souvent ici, répondit Smo. On le voit tellement qu'on pourrait croire qu'il... Il baissa d'un ton. Qu'il veut s'éloigner un peu des activités officielles de Théa.

Aistuki n'essaya pas de le convaincre, toute la réputation de Nox tenait sur cette part de mystère, et les centaines de morts.

— Je ne comprendrais jamais pourquoi Rufus l'a choisi comme apprenti, murmura Smo dans la micro masse de poils qu'il nommait barbe. Le fils du seigneur, ajouta-t-il. Ou comment s'attirer les ennuis. Et Nox est une hérésie depuis sa naissance.

Aitsuki ferma les yeux, et tenta de demeurer impassible. Si Smo apprenait qu'elle était comme Nox, il la fuirait à coup sûr. Elle avait mal, tellement mal. La malédiction qui pesait sur les nés-morts s'infiltrait jusqu'aux tréfonds de ses veines. La haine, la peur, le rejet, tel était le quotidien de Nox, et le sien si d'aventure la nature de sa condition venait à être connue. Aitsuki jeta le verre d'oublietout qu'elle s'était servie et se tourna vers une bouteille bien plus précieuse qu'elle ne réservait qu'à ses meilleurs clients. Le coeur de feu glissa dans sa gorge, promesse d'un avenir meilleur, ou moins lucide. La force vitale d'un dragon assassiné coulait dans ses veines. Seuls les braves pouvaient se targuer de connaître le goût si particulier d'un alcool dans lequel le coeur d'un dragon qu'ils avaient personnellement combattu macérait. Les braves... et les taverniers.

— Tu finiras alcoolique à trop boire cela, fit remarquer le mage clandestin. Et un chef de tu-sais-quoi sous influence n'est jamais en sécurité.

— Je suis déjà alcoolique, maugréa Aitsuki, et je ne suis pas chef de tu-sais-quoi.

Le regard de Smo la dissuada de poursuivre, qu'elle l'ait voulu ou non, Aitsuki était à la tête de la ligue clandestine de Théa. Elle dirigeait une bande de bras cassés envinés qui vidait les caisses (d'or et de vin) au lieu de les remplir. Plus que jamais, elle regrettait l'absence de Rufus. Sous ses airs grognons, le vieil homme était chaleureux, et bienveillant. Il était un feu de camp dans une nuit froide au milieu du désert.

— Rufus lui manque, déclara Aitsuki.

Smo haussa les épaules, et répondit que Rufus manquait à tout le monde, même à ceux envers qui il avait un grief.

— Typhon n'ose toujours pas remettre les pieds ici, confia le mage porté sur la confidence. Rufus l'avait banni jusqu'à nouvel ordre, et l'ordre n'est jamais arrivé.

Les deux mages-guerriers s'étaient rencontrés lors du séjour de Smo à Chora. Typhon y traitait quelques affaires louches et les deux hommes avaient travaillé ensemble sur une mission discrète. Des membres de la ligue, Typhon était probablement l'héritier par excellence. Sa réputation hors de Théa était solide, il était sérieux, d'une puissance rare, et ne laissait ni traces ni témoins. Il lui manquait néanmoins des valeurs primordiales à la survie de la ligue : l'esprit d'équipe, la solidarité, la fraternité.

— Pourquoi Rufus l'a-t-il banni ? demanda Aitsuki, curieuse.

— Il a privilégié la mission à la survie d'un collègue.

Aitsuki allait lever une question mais fut brusquement interrompue par le fracas d'un meuble explosé. Elle tourna vivement la tête et aperçut les restes d'une table en bois au sol, sous un corps étalé. Un poing jaillit et percuta violemment une mâchoire. Le craquement sinistre d'un os éclaté signa le début d'une bagarre générale.

La patronne soupira et saisit rapidement ses bouteilles les plus précieuses qu'elle rangea sous le bar avant d'entamer le récurage du comptoir. Smo, lui, n'avait même pas bougé. Ce n'était ni la première, ni la dernière bataille que la Chimère eut connue.

— 10 angles sur Grogne, annonça Smo en déposant une pièce décaédrique sur le bar.

— Vu ce que je lui ai servi ce soir, aucune chance, rétorqua Aitsuki. 15 angles sur Cric et Crac là-bas.

Elle désigna deux femmes en armures rouillées qui s'étaient levées pour mieux participer au combat. L'une d'elles posa un doigt le long de son front puis hurla. Sa voix, amplifiée par la magie, éclata verres et oreilles un instant durant, avant qu'une boule de feu ne la frappe et ne l'oblige à arrêter. La bataille vira au bordel magique. Les sorts fusaient en tous sens, touchaient n'importe qui et n'importe quoi.

— Tu as gagné, soupira Smo. Aurais-tu cinq angles à m'avancer ?

Aitsuki, qui se frottait une oreille dans le but de retrouver une audition normale, sourit, et lui annonça qu'il pouvait la rembourser en retournant se poster devant le temple.

La Chimère n'était plus qu'un vaste capharnaüm, mélange de corps en mouvement propulsés par magie, suant et craquant. Quelques clients, pas les plus vieux, se tenaient loin du centre de la pièce, mais la grande majorité des hommes et femmes, habitués ou touristes, participaient à cette joyeuse activité destructrice.

— Grenouille !

La patrouille pénétra sans frapper dans l'auberge. Elle y découvrit une trentaine de clients sagement assis autour de petites tables garnies de verres et de bouteilles. Certains chanceux partageaient même une petite collation. Au loin, derrière le comptoir, la patronne souriait en servant ses clients.

— Bonjour messieurs ! s'écria-t-elle à l'attention des soldats de la cité. Que désirez-vous boire ?

— Nous allons vous demander de fermer l'établissement. Ordre du conseil restreint.

— Pardon ?

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Merci d'avoir lu ce chapitre ! 

Axel. 

PS : Nox est inscrit au concours de la 404factory, donc le tome 1 sera terminé avant le 30 juin (n'hésitez pas à passer). Il reste une petite dizaine de chapitres, tous seront bien sûr publiés ici. Et j'entamerai le tome 2 dans la foulée.