Les Ombres du Crépuscule (2)
Zelda contourna précautionneusement les lignes ennemies, dont le cœur s'était établi dans une longue tranchée, coupant la plaine en deux, pour se rendre dans la forêt de Firone. L'écorce des arbres semblait s'être noircie par endroits, comme si ceux-ci luttaient contre les ombres envahissantes. Link se désola devant un tel spectacle. D'un côté, la nature déchue ; de l'autre, les tours de guet et de siège, lances démoniaques s'élevant du sol stérile. Et le tonnerre ne cessait de gronder, déversant ses éclairs comme autant de fourches meurtrières au-dessus du château envahi par l'ennemi.
La princesse ne ralentit nullement l'allure, n'observant que ce qui se trouvait devant elle. Son pragmatisme épatait l'écuyer, qui, pour sa part, se rongeait les sangs pour ses frères d'armes. Il ne sut combien de temps ils slalomèrent entre les bosquets pour éviter à tout prix de se faire repérer, l'œil rivé sur Firone, guettant sans cesse l'avancée de l'adversaire qui se déployait sur toute la plaine.
Soudain, un portail troua le ciel au-dessus d'eux, et des créatures immondes en tombèrent et les encerclèrent, créant des barrières infranchissables pour leur couper toute retraite. Les deux juments se cabrèrent, envoyant leurs cavaliers mordre la poussière. Aussitôt, l'écuyer se redressa, dégaina son épée d'un coup sec et décrocha son bouclier. Zelda, elle, avait déjà l'arc bandé, et envoyait une flèche baignée de lumière se planter dans la jugulaire de l'un des monstres.
La beauté n'était pas la première préoccupation de leurs adversaires. Se balançant à la manière des primates, ils étaient de petite envergure. Ils possédaient sur leur visage un masque traversé par de longs filaments, comme les tentacules d'une pieuvre. Sur leur torse luisait une marque rougeoyante, et les tatouages de leurs bras, cercles concentriques noirs sur leur peau obscure, leur conféraient un aspect mystique. De fait, on eût dit des humains nains qu'on aurait chauffés à blanc et marqués au fer rouge, avant de leur greffer une figure si étrange qu'elle aurait été masquée. Leur accorder des origines comiques suffit à donner du courage à Link, qui abattit son épée sur le plus proche, tranchant son corps en deux, de l'épaule gauche à la hanche droite.
Hélas, cela n'eut guère beaucoup d'effet, car leur peau était loin d'être malléable. Un rugissement primal surgit de la gorge de l'humanoïde, qui tenta de lui sauter dessus ; il fut arrêté dans sa chute par une flèche. Grognant de douleur, il se tourna vers Zelda, qui se préoccupait déjà d'un autre ennemi, avant de se jeter sur elle et de la plaquer au sol. L'arc lui échappa des mains et glissa hors de sa portée.
« Link ! Aide-moi ! » glapit-elle.
L'écuyer ne se le fit pas dire deux fois. Agrippant le monstre par le collet, il le catapulta contre la barrière, qui grésilla à son contact et le paralysa momentanément. La princesse reprit son arme et se colla dos à lui, la corde bandée. C'est alors qu'il perçut ses tremblements. Elle avait réellement peur, elle craignait réellement pour sa survie. Ils se séparèrent.
La deuxième créature se propulsa en avant, mains tendues, mais Link était prêt, et il lui trancha les poignets, qui retombèrent mollement sur le sol. Il entendit un choc ; sans doute celui du monstre contre la barrière.
Un rugissement à briser les tympans retentit, et les deux adversaires qui étaient alors vaincus se relevèrent, aussi vigoureux que s'ils n'avaient pas combattu. A nouveau, Link et Zelda se retrouvèrent dos à dos.
« Mais... mais qu'est-ce qui se passe ? lâcha son acolyte, dont la voix vacillait sous la terreur.
– Je... je pense qu'il faut les tuer en même temps, avança-t-il, pas beaucoup plus rassuré.
– Ah oui ? Et tu comptes t'y prendre comment ?
– Je ne sais pas ! »
Laisse-moi réfléchir !
Ils étaient trois contre deux. Il y avait bien un moyen de s'en débarrasser, non ? C'est alors que lui vint une idée. Ils ne pouvaient pas combattre les trois, mais deux, oui...
« Tirez une flèche sur celui qui est le plus éloigné », ordonna-t-il.
La princesse s'exécuta sans broncher, et le monstre tomba à la renverse, touché en pleine poitrine.
« Maintenant, nous allons éliminer les deux autres en même temps. A mon signal, vous éliminerez celui qui est devant vous. Il faut qu'on soit synchrones. »
La première tentative échoua ; ils durent se couvrir les oreilles pour éviter qu'elles ne sortent de leur visage.
« Bon sang, faites-moi confiance ! pesta Link.
– La flèche n'aura pas été assez efficace », marmonna-t-elle, incapable de s'excuser face à un fermier simplet.
La seconde tentative eut plus de succès ; ils coordonnèrent leurs mouvements et parvinrent à bout de leurs adversaires, qui se désintégrèrent et repartirent vers le portail. La barrière se leva.
« Il faut vite aller à la source de l'Esprit avant que... »
Zelda s'interrompit dans sa phrase. Une aura noire venait de s'abattre sur le château d'Hyrule, le baignant dans une bulle obscure. Pis encore : deux énormes trolls, juchés sur des sangliers aux yeux injectés de sang, venaient de faire leur apparition. Les juments prirent la fuite, les laissant seuls. Link s'apprêtait à se mettre en garde, quand il reçut un violent coup sur la nuque, venant sans doute d'un troisième ennemi qui était resté en retrait. Il s'effondra et perdit connaissance.
Le néant...
Il tentait désespérément de remonter à la surface, mais chacun de ses mouvements semblait vain. Il devait se réveiller à tout prix ; chaque particule de sa pensée hurlait au corps de revenir au présent. Malheureusement, celui-ci restait sourd aux appels.
Une perception diffuse...
Un cri de Zelda ? Ses propres gémissements ? Mais était-ce bien un son ? Il n'aurait su le dire. Son esprit luttait contre une frontière qui paraissait infranchissable. Elle se distendait comme un élastique, à chacune de ses tentatives pour la dépasser.
La douleur...
Il avait détruit le premier mur de l'inconscience. La souffrance endurée contre son combat déferlait sur lui, comme s'il avait ouvert une vanne. Il sentit des élancements dans ses épaules, sa tête. Et puis, un froid inhabituel, qui engourdissait ses muscles.
Des formes...
Il devina ses jambes, qu'on traînait sur le sol. Peu à peu, son corps sortit de sa torpeur, et il put bouger les doigts de ses mains. Mais le pire, c'étaient ses bras, attachés à une cible mouvante, qui l'obligeait à les garder tendus.
Un changement d'atmosphère brutal manqua le faire évanouir de nouveau. Un froid glacial s'immisça dans ses membres, la lumière vacilla en de nombreuses nuances sombres d'orange sanguine et de noir opaque ; des murmures rauques s'élevèrent autour de lui. On le détacha, et il s'écroula, incapable de se lever. Il eut tout juste le temps d'apercevoir le dos de sa main luire.
Une décharge semblable à un électrochoc traversa son corps tout entier.
Il se tortilla sur le sol, puis se redressa à la manière de la corde d'un arc qu'on aurait bandé brusquement, les muscles de sa gorge tendus à l'extrême, la sueur perlant à son front. Progressivement, son cri se mua en un rugissement animal, d'une manière inexplicable. Une fourrure bistre le recouvrit tout entier ; ses bras, ses jambes devinrent de longues pattes griffues ; sa tête s'allongea. Ensuite, sa vision se voila une nouvelle fois, et il se perdit dans les limbes de son inconscience.
Un temps indéterminé s'était écoulé depuis qu'il avait sombré dans des cauchemars fantasmagoriques. Il était étendu sur un sol froid et dur comme du marbre, coincé entre trois murs et une grille en fer forgé cadenassée. Ses oreilles frémirent... où étaient-elles, ses oreilles ? Un instant, la panique le submergea. Il percevait les vibrations sonores d'une manière beaucoup plus claire, comme si on lui avait greffé un micro dans ses tympans. Lorsqu'il tenta de se lever, il se rendit compte qu'il avait tout bêtement oublié comment marcher sur deux jambes. Gagné par la confusion de son esprit, son corps ne supporta pas la pression accrue qui pulsait dans ses membres postérieurs, et se cambra en avant, pour finalement s'aplatir contre terre. Link grimaça. Tout semblait amplifié ; le vol d'une mouche produisait des aigus à peine supportables ; le frottement de sa fourrure contre le marbre le faisait tressauter ; des gouttes d'une eau noirâtre qui perlaient du plafond l'agressaient auditivement. Il resta ainsi étendu de longues minutes, tentant de contrôler ces informations nouvelles. Une fois ses oreilles habituées aux sons, ce fut son nez... non, son museau, qui se mit à affreusement lui piquer dès qu'une odeur d'ordinaire forte à l'odorat hylien lui parvenait. Plusieurs fois, il éternua, et le bruit se répercuta désagréablement sur les parois nues de la cellule.
Il s'écoula de longues minutes, durant lesquelles il s'évertua à s'habituer à son environnement, bon an mal an, titubant sur ses pattes, cherchant son point d'équilibre et ses repères. La cellule, entièrement nue, possédait des façades décrépies et fissurées, envahies par une mousse noirâtre. Des relents nauséabonds lui parvenaient du corridor plongé dans un silence sépulcral. Une autre odeur, plus ténue et lointaine, se frayait un chemin avec difficulté. Link reconnut aussitôt cette marque, et se redressa, grattant le sol à la recherche d'une porte de sortie.
Mais le sol de pierre n'offrait aucune échappatoire, et le loup, après force ruminements mécontents, abandonna, lourdement assis sur son séant.
« Eh, toi ! Oui, le plein-de-poils ! Tu veux t'échapper, hein ? »
Les oreilles de l'animal frémirent – car c'est ce qu'il était désormais ; un animal en cage. Cette réalité lui donna des frissons. Eût-il rêvé qu'on lui parlât ? Ses yeux se portèrent vers le grillage, et il vit une femme-spectre le dévisager avec curiosité et amusement.
« Bien sûr que je veux m'échapper, marmonna-t-il.
– Tu sais quoi ? Moi aussi. Alors, j'ai un marché à te proposer. Je te dis comment sortir, et tu m'emmènes avec toi.
– Sauf votre respect, il n'y a aucune manière de sortir de ce trou. Et, de toute façon, je ne suis pas seul ; j'étais avec la princesse Zelda. »
La femme-spectre grimaça.
« Ah. Bonne chance pour la trouver ; en tous cas, elle n'est pas ici. Sûrement retenue dans le monde de la Lumière où on pourra faire chanter son adorable papounet. Et, si tu ne veux pas sortir, c'est ton problème, plein-de-poils. » elle eut un rire qui pouvait paraître fort incongru pour cette situation. « Ce n'est pas la peine de me donner autant de respect ; sinon, tu risquerais d'être très déçu.
– D'accord, femme-spectre-folle. »
Un sourire de connivence étira ses lèvres.
« Midona, rectifia-t-elle.
– C'est pareil.
– En hylien, femme-spectre-folle se dit Midona ? C'est intéressant.
– Je suis un loup.
– Hum... vraiment ? J'étais pourtant persuadée d'avoir vu un très bel homme passer le portail du Crépuscule tout à l'heure. »
Malgré lui, Link se sentit rougir ; il fut sauvé par son aspect animal, qui ne le trahit que par un haussement de sourcil à la mention du nom « Crépuscule ».
« Je suis un loup, répéta-t-il.
– J'ai compris, monsieur-le-loup-plein-de-poils. Et tu veux te morfondre ici.
– Peu importe, cela revient au même ; ils vont nous retrouver, et...
– Oh, épargne-moi tes niaiseries, ils ne vont retrouver personne puisque monsieur-le-loup-plein-de-poils ne veut pas sortir. Alors comment veux-tu que cela se produise ? »
Link suivait mal le raisonnement de Midona.
« Justement, dans le cas où je sortirais...
– Mais tu ne le veux pas, donc ça n'arrivera pas. A la place, tu te feras charcuter par Xanto, si tu préfères. Et la jolie Zelda... ma foi, oui, puisqu'elle a l'air d'être jolie, peut-être qu'il y aurait moyen pour Xanto de la...
– Non.
– Ah ! Nous y voilà. J'ai trouvé. Je t'aide à sortir, tu m'emmènes et on sauve Zelda des griffes du méchant-pas-beau. Si tu ne sors pas, tu ne seras jamais pris, mais la petite princesse regrettera d'avoir voulu échapper au joug de Xanto. Et si cela se produit, jamais le monde de la lumière ne s'en remettra – surtout toi, je pense. Et cela, par ta faute ; parce que tu te bornes à rester croupir ici ! C'est fou ce qu'on peut changer le monde quand on est motivés... »
Et Link s'embarqua dans une aventure qu'il n'aurait jamais osé s'imaginer ... une aventure sous le signe de la légende.
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