📰 La forêt gelée du Grand Nord
On dit qu'il ne faut jamais s'aventurer seul sur les terres du Grand Nord. On dit que les fous qui s'y risquent ne reviennent jamais, qu'ils ont été happés à jamais dans ce désert de neige et qu'ils errent sans succès en quête de leur chemin.
Mais ce ne sont que des « on-dit ». Ce n'est pas ça qui m'empêchera de la traverser. J'ai bien repéré l'itinéraire sur ma carte, il n'y a même pas deux jours de voyage entre ici et le prochain village. J'ai des provisions, des vêtements chauds, une boussole et du feu.
L'exploration est ma passion, et ces terres sont le terrain idéal pour tester mes capacités. Hors de question de laisser quelques racontars me dégonfler. J'empaquetai mes dernières affaires et descendis les marches de l'auberge pour rendre mes clefs, avant de sortir à l'extérieur.
Le ciel était parfaitement dégagé et les pâles rayons du matin rendaient la neige presque aveuglante. Je consultai une dernière fois ma boussole, enfilai mes lunettes de glacier et partis vers l'inconnu.
Tout était parfaitement blanc. Les quelques arbres qui réussissaient à pousser dans cet environnement étaient tous dénués de feuilles, et croulaient sous le poids de la neige qui avait dû tomber cette nuit. Le sol, quant à lui, ressemblait à un épais tapis moelleux qui craquait sous mes épaisses bottes de randonnée. Chacun de mes souffles formait un petit nuage de buée qui s'estompait lentement autour de moi. Il n'y avait pas un souffle de vent, pas un cri d'oiseau. Le silence total.
Je pique-niquai sur un gros rocher qui bordait mon chemin. Je pouvais apercevoir au loin la ligne sombre formée par la forêt, qu'il me fallait traverser et où je passerais ma prochaine nuit. C'était stupide de dire que personne n'avait jamais traversé cette partie du monde, puisque ma carte ne sortait pas de nulle part. Il avait bien fallu que quelqu'un la dessine.
J'arrivai quelques heures plus tard en lisière de la forêt. C'était étrange de voir tous ces arbres sans aucune feuille. Ils semblaient se tordre de froid dans l'air glacial, comme gelés par la neige qui les recouvrait. Je consultai ma boussole, qui me confirma la direction à suivre. Une fois au milieu des arbres, il ne serait sans doute plus si aisé de se repérer. Il allait donc falloir que je garde en permanence un œil sur elle pour éviter de dévier de ma route, et de risquer de manquer le village.
Je franchis la lisière des bois. Aussitôt, la lumière se fit plus tamisée. L'air, également, semblait s'être légèrement réchauffé. Peut-être que les bois absorbaient la chaleur du soleil et la conservaient un peu mieux la nuit ? Peut-être également n'était-ce que mon imagination qui me jouait des tours, car mon visage frigorifié avait du mal à ressentir quoi que ce soit. Dans tous les cas, c'était sans doute ici que les animaux du coin avaient dû élire domicile. Je devrais en apercevoir quelques-uns, ou au moins découvrir leurs traces...
Les heures passèrent sans que je ne voie pourtant la moindre forme de vie aux alentours. Sauf si l'on comptait les innombrables arbres chétifs qui semblaient s'être fossilisés autour de moi. Tout était tellement calme que j'en venais presque à regretter la présence d'un compagnon de marche, ce qui d'ordinaire m'horripilait au plus haut point.
Mon seul compagnon de route allait-il se résumer à être cet affreux rocher qui ressemblait à un gros crapaud plein de pustules, ou à une gargouille particulièrement mal sculptée ?
Je passai devant la statue et grognai :
« Tu sais que tu es vraiment moche ? Ça ne m'étonne pas qu'il n'y ait pas un chat ici, personne ne doit avoir envie de te tenir compagnie ! »
Je lui tirai la langue, geste puéril que je n'aurais jamais osé d'ordinaire. Mais après tout, qui pouvait me voir, ici ?
Je lorgnai une dernière fois la statue. Son autre face était tordue bizarrement, en une espèce de ricanement diabolique. Les deux excroissances qui lui servaient d'yeux semblaient me suivre pendant que je m'éloignais, me fixant en silence.
Je frissonnai et tournai résolument le dos à cette horreur de la nature, avant de sortir ma boussole. J'étais bien dans la bonne direction.
Les arbres se succédèrent, inlassablement. Au-dessus des branches des arbres, le soleil continuait sa course, imperturbable. Je m'arrêtai afin d'avaler un encas, me demandant si cette forêt avait une fin, et sortis ma boussole pour la consulter une énième fois. Elle indiquait grosso modo la direction d'une grosse roche sombre, un peu plus loin.
Je repris ma route. Le rocher avait un air de similitude avec le gros crapaud que j'avais vu un peu plus tôt. Je continuai à m'approcher. Si même les rochers avaient décidé de se ressembler, j'allais finir par mourir d'ennui. Il lui ressemblait vraiment beaucoup, en plus. La même peau écailleuse luisante du gel qui s'y était accumulé, la même forme bossue, asymétrique, et ses deux yeux globuleux...
Je me figeai en comprenant qu'il s'agissait en effet du même rocher. Comment était-ce possible ? Comment avais-je pu tourner en rond ? Je n'avais pourtant cessé de consulter ma boussole !
En grognant, je posai mon sac au sol et en sortis ma carte, que je dépliai. En effet, vu la position du soleil, j'aurai dû sortir de cette maudite forêt depuis une grosse demi-heure pour couper à travers les steppes, et la rejoindre un peu plus loin pour mon bivouac. Heureusement, j'emportais toujours des rations supplémentaires avec moi. Je n'aimais pourtant pas l'idée de prendre un tel retard. L'affreuse créature se moquait toujours de moi en silence.
« Et tu trouves ça drôle, toi ? » grinçai-je.
Seul le silence me répondit. Evidemment, ça aurait été trop beau s'il avait pu m'aider à retrouver mon chemin...
Je repliai ma carte, vérifiai ma direction et me remis en route, sentant toujours dans mon dos les yeux de la gargouille me suivre sans bouger. Le ciel commençait déjà à s'assombrir, et à se parer des inquiétantes couleurs du couchant. Un léger souffle de vent secoua les cimes des arbres, déclenchant une pluie de petite poudre fine sur toute la forêt. Les troncs gelés grinçaient sinistrement. C'étaient bien les premiers mouvements que je percevais depuis ce matin...
Il fit bientôt assez sombre pour que je puisse enlever mes lunettes. Mais malgré la sueur qui s'y était amassée, je me forçai à les garder : elles avaient emmagasiné de la chaleur toute la journée et me tenaient donc chaud. Maintenant que les températures commençaient à baisser, il était crucial pour moi de conserver un maximum de chaleur.
Je fis une brève halte pour boire un coup. Sur les troncs dansaient les reflets tremblants d'une lueur bleue, fantomatique. Quelle était donc cette nouvelle sorcellerie ?
Je me retournai pour tenter d'en percer la provenance. Il y avait bien une petite source de lumière un peu plus loin. Était-ce une race de luciole propre à ces contrées ? Ou bien la lumière de la lampe d'un autre voyageur ? Il aurait fallu une formidable coïncidence pour que quelqu'un d'autre se retrouve perdu au même endroit, et au même moment que moi...
J'allumai ma propre lampe torche et m'approchai doucement. Le vent continuait de souffler dans la forêt, de plus en plus insistant. Je me frayai un passage entre les arbres plus denses qui me séparaient de la provenance de la lumière.
Je crus d'abord avoir mal vu. Il s'agissait bien d'un homme, tenant dans ses mains immobiles une petite source de lumière bleue !
Je me mis à courir vers lui en criant :
« Eh ho ! Monsieur, s'il vous plaît ! Est-ce que vous m'entendez ? »
L'homme ne semblait pas se rendre compte de ma présence. Saisie d'un mauvais pressentiment, je me stoppai à quelques mètres de lui. Il ne bougeait pas. Ou si, il bougeait, mais ses mouvements se limitaient à un va et vient d'avant en arrière, très léger. Et il tremblait.
« Monsieur, est-ce que tout va bien ? » me risquai-je à nouveau.
Toute son attention était focalisée sur la petite lumière bleue logée entre ses doigts. On aurait dit une petite flammèche flottant dans les airs. Elle me donnait la chair de poule. Je déglutis difficilement, puis franchis le reste de distance qui me séparait de l'inconnu pour lui poser la main sur l'épaule.
Comme il ne réagissait toujours pas, je l'agrippai plus fermement, et le secouai vigoureusement. Alors, il tourna lentement la tête vers moi. Ses yeux fixaient un point vague au loin, comme s'il ne me voyait pas. Figés, exorbités dans son visage au teint crayeux, cadavérique. Ses lèvres gercées bougeaient faiblement, mais aucun son n'en sortait.
Saisie d'effroi, je criai et m'étalai dans la neige. La lumière bleue disparut d'un coup, laissant l'homme dans l'obscurité. Sa bouche s'entrouvrit et laissa passer quelques mots hésitants :
« ... Les lumières... Dois suivre les lumières... »
Le cœur battant à tout rompre, je récupérai ma lampe torche, qui avait glissé de mes moufles, et partis à toutes jambes dans la direction opposée. Le froid perçait ma gorge et mes poumons de milliers d'aiguilles, et la sueur qui coulait de mon front semblait geler sur place, m'empêchant de formuler une pensée cohérente.
Une autre petite flamme bleue apparut à quelques mètres de moi, immobile. Elle semblait m'attendre. Je pilai net, dérapai dans la neige, me raccrochai tant bien que mal au tronc d'un arbre voisin et changeai de direction, courant toujours, accentuant l'allure malgré mes jambes lourdes de toute la marche de la journée, malgré le vent qui s'évertuait à me ramener en arrière.
Je n'avais plus ma lampe torche. Elle avait dû glisser de mes doigts rendus insensibles par le froid sans que je ne m'en rende compte. Je continuai tout de même de courir à l'aveuglette, tentant d'ignorer les lueurs bleues qui filtraient au travers des arbres à ma gauche, derrière moi, sur la droite...
Au dernier moment je distinguai une immense forme sombre devant moi et plaçai mes bras en croix pour me protéger du choc. Ils s'écrasèrent sur la surface dure et rugueuse d'un énorme rocher. A bout de souffle, je me stoppai et reculai de quelques pas.
Le visage difforme de la gargouille me fixait en ricanant, ses yeux globuleux fixés sur moi animés d'une lueur démoniaque sous les lueurs grandissantes des petites flammèches, et la bouche tordue en un effroyable sourire.
Je hurlai à nouveau de surprise et de peur.
« Écoute, ce que je t'ai dit la dernière fois, ce n'était pas méchant d'accord ? C'était une blague ! Je suis vraiment désolée si j'ai pu te vexer ! » haletai-je.
Les lumières s'approchaient toujours de moi, plus près, toujours plus près. Je jetai un dernier œil à la créature et repartis au hasard entre les arbres, cherchant paradoxalement les coins de la forêt les plus sombres, ceux où les flammèches bleues n'étaient pas.
Elles me semblaient à présent de plus en plus nombreuses à paraître dans mon dos. Mes jambes ne voulaient plus me porter et mon cœur semblait sur le point d'imploser... Malgré moi, il me semblait que je perdais de la vitesse. Je ralentissais...
Une autre flammèche apparut devant mon regard. Je pilai à nouveau, prête à changer encore une fois de direction. Mais mon corps, trop lourd, s'affaissa dans la neige. Je me relevai difficilement. La flamme était proche maintenant. Trop proche. Elle semblait grandir devant mes yeux. Encore, et encore, jusqu'à occuper tout mon champ de vision. Mon corps ne répondait plus. La flamme était là, rassurante, me murmurant des promesses de félicité et de bonheur. Il fallait juste que je me laisse faire...
Une bourrasque plus forte que les autres secoua violemment les arbres au-dessus de moi, mais ça n'avait plus aucune importance. Je voulais suivre les lumières...
Une énorme motte de neige me tomba sur la tête, me coulant dans le cou. Le choc thermique me tira instantanément de la léthargie. Je regardai autour de moi, et constatai avec horreur de que des dizaines de flammèches s'étaient massées autour de moi, et tournaient lentement. Déjà, mes forces semblaient à nouveau m'abandonner...
Non, m'imposai-je fermement à moi-même en fermant les yeux. Ne te laisse pas faire : cours !
Je courus. Avec un cri guerrier, je perçai la ronde des flammèches et m'élançai à nouveau dans la nuit. Je courus, courus, et courus encore à en perdre haleine, me prenant les branches, la neige, les arbres, trébuchant sur les racines et les rochers...
Mon pied ne rencontra que du vide. Emportée par mon élan, je basculai en avant et tombai, tombai, tombai... Mon corps s'enfonça dans un épais tapis de neige. Les lueurs approchantes des lumières bleues étaient là, au-dessus de moi... Des points noirs dansaient devant mes yeux, de plus en plus nombreux, ma vision se troubla... Et je sombrai dans les ténèbres.
« Elle respire encore ! Il faut à tout prix la ramener au village !
- Comment est-ce possible ? C'est un véritable miracle !
- Viens m'aider, dépêche-toi ! »
J'ouvris lentement les yeux. Au-dessus de ma tête, le ciel était clair, et limpide. Pas un souffle de vent, rien. Je tentai tant bien que mal de me relever.
« Ne bougez pas, prenez votre temps ! me dit-on. Heureusement, je crois que vous n'êtes pas blessée. Est-ce que vous avez mal quelque part ? »
Je balayai les environs du regard, hébétée. J'étais allongée au centre d'un grand cercle de pierres gravées, au pied d'une petite falaise. De grands rochers lisses, droits, disposés en cercle régulier...
Je voulus articuler quelque chose, mais ma voix resta bloquée au fond de ma gorge desséchée.
« Elle aurait dû mourir gelée, lança quelqu'un. Surtout après la tempête d'hier soir...
- Je suis sûre que c'est le cercle de pierres qui l'a protégée ! La chamane dit que nos ancêtres les ont érigées pour éloigner les mauvais esprits et les feux follets...
- Et tu crois encore à ces contes de bonne femme à ton âge ? Elle s'est simplement perdue et la falaise l'a en partie protégée des éléments, c'est tout ! »
Mes oreilles sifflaient et ma tête bourdonnait. J'avais un mal fou à comprendre quelques mots dans la bouillie assourdissante qui parvenait à mes oreilles. On glissa le goulot d'une gourde entre mes lèvres craquelées. Reconnaissante, je bus le précieux liquide malgré la douleur qui me brûla instantanément la bouche et la gorge.
Puis, on m'aida à me relever et on me fit asseoir au fond d'un traineau. Il était tapissé de peaux bien chaudes... J'entendis encore ce qui ressemblait à des halètements de chiens, le claquement d'un fouet, puis seuls le vent sifflant autour de moi et le glissement du traineau dans la neige parvinrent à mes oreilles.
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