Mouton de poussière
Je passai la porte de l'orphelinat satisfaite, jetant un dernier regard au chêne immense et nu en cette saison automnale avant de prendre le fiacre pour ma nouvelle demeure. J'étais heureuse de mon départ certes, mais aussi un peu mélancolique. Pourtant j'avais haï cet endroit au début.
Les souvenirs de mes premiers jours en ce lieu me revinrent en mémoire tandis que les chevaux se mirent en marche, de cet évènement étrange également. Il est resté gravé en moi. Encore aujourd'hui je m'explique mal ce qui est arrivé.
On m'amena à l'orphelinat en automne aussi, les feuilles jonchaient le sol des rues, des routes et de l'établissement. Ma première vision de l'orphelinat était celle du chêne totalement nu tandis que des feuilles rouge et orangé reposaient à ses pieds ou voletaient plus loin. Puis mon regard s'était posé sur le bâtiment derrière, un vieux manoir sans aucun charme qui empestait le trop plein d'années sans rénovation, cela ressemblait plus à une ruine, à une demeure habitée seulement par des fantômes plutôt qu'à une maison accueillant des enfants abandonnés.
Je n'ai que peu de souvenirs de la suite de mon arrivée, ni même de qui m'avait amené, un policier certainement. Tout ce que je savais c'est que je n'avais qu'une peluche que je serrais contre moi, un petit mouton des plus usés, mais qui me paraissait être le plus précieux des trésors. Cette peluche était aussi dans le souvenir le plus proche de mon arrivée que je me parvenais à me remémorer. J'étais assise devant la fenêtre de ce qui me paraît avoir été notre dortoir, serrant cette peluche, usé par le temps, qui n'avait plus qu'un œil, une oreille arrachée et de nombreuses tâches. Peut-être était-ce mon premier jour en ces lieux ou l'un des suivants, mais je n'étais pas arrivée depuis longtemps. Adelita débarqua dans la chambre avec certaines de ses amies. Je ne me souviens plus vraiment de qui étaient là, à cette époque nos amis changeaient du jour au lendemain. Mais je me souviens d'elle, de son chignon sévère, du fait qu'elle était plus âgée. Elle n'avait qu'un an de plus que moi, mais en faisait au moins deux et cela me paraissait être une barrière tellement immense.
— Eh la nouvelle qu'est-ce que tu fais là ! m'interpella-t-elle.
— J'attends maman ! Elle va venir me chercher, me ramener à la maison.
Je suppose que la plupart des enfants qu'on amenait ici à un âge assez avancé pour avoir des souvenirs passaient par une phase de déni. Mais moi c'était différent. Elle était bien vivante.
— Ta mère est morte ! déclara ma camarade. Fais-toi une raison. Jamais aucun parent n'est venu rechercher son enfant ici. On est condamné à rester jusqu'à qu'on trouve un patron. Et ce n'est pas à ton âge que ça arrivera.
— Non ! Tu ne sais pas ! Maman est envie c'est cette horrible Annarella qui l'a ensorcelée !
Elles s'esclaffèrent devant ma remarque ou mon accent campagnard, peut-être même les deux.
— La magie, ça n'existe pas ! On ne sait pas ça dans ta campagne ?
— La magie, ça existe ! Tu ne sais pas ça toi qui vis en ville ?
— Alors fais-en pour voir ! me défia-t-elle.
— La magie ça ne se voit pas ! C'est quelque chose qui est là que tu ne peux ni discerner ni sentir. Elle agit c'est tout !
C'est ainsi qu'on m'avait présenté les choses à la maison en tout cas. Aujourd'hui je ne suis plus certaine d'y croire, en tout cas pas autant qu'avant. Peut-être n'était-ce que des contes venus des adultes pour me rassurer, me rendre la vie plus féerique. Mais il y a bien ces évènements qui se passeront ensuite qui me font douter.
Ces filles ont quitté ma chambre en se moquant, me traitant de campagnarde et de bébé. Mais moi j'en étais certaine, ma mère reviendrait, elle effacerait le sort, vaincrait Annarella, redeviendrait une mère aimante. Marcelino s'installerait de nouveau chez nous et je quitterais cet endroit maudit.
Je ne quittais pas la fenêtre. De là j'apercevais la vieille église accolée au cimetière et le jardin avec son mur de séparation en ruine, ses mauvaises herbes étouffant toute autre végétation au sol excepté la couche de feuille morte. C'était une vue assez déprimante néanmoins elle correspondait à mon état d'esprit. J'affectionnais particulièrement saisir la nuit tomber quand les ténèbres envahissaient l'endroit, le transformant en un lieu terrifiant. Une des sœurs veillant sur nous vint m'y retrouver ce soir-là. Tous mes autres camarades étaient couchés, mais je ne pouvais me résoudre à quitter la vue, ma mère ne pourrait qu'apparaître la nuit.
— Il est temps d'aller au lit ! m'ordonna la religieuse.
— Non. Je dois guetter maman !
— Tu ne verras rien dans ce noir !
— La lune éclaire bien. Et vous avez bien ces drôles de lumières qui illuminent la rue.
— Cela s'appelle des réverbères. Mais ça ne change rien ! Va te coucher. Ta mère ne viendra pas.
— Bien sûr que si ! m'écriais-je probablement contrariée que personne ne me croie.
— Tu es bien mieux ici voyons ! On te protège. Même si ta mère voulait venir on lui interdirait l'entrée.
— Non ! Je veux qu'elle vienne me chercher ! On va vivre toutes les deux à nouveau.
— Baliverne ! Ta mère a tenté de te tuer et maintenant elle est en prison en attendant d'être jugée.
— Ce n'était pas elle. C'est cette maléfique Annarella...
— Au lit !
Elle me traîna jusqu'au lit. J'en sortis dès qu'elle se fut éloignée. Et le plus discrètement possible je sortis et courus jusqu'au cimetière. Marcelino jugeait que c'était le meilleur endroit pour faire de la magie. Je n'avais pas grand-chose. Juste mon mouton. Il était couvert de poussière. Je soufflai sur cette dernière en fermant fort les yeux et pensant à ma mère, là-bas en prison, souhaitant la protéger de la mort. J'espérais avoir réussi et retournai en haut.
Je prétendis m'intégrer, mais je ne pensais qu'à ma mère, je savais que bientôt elle viendrait. Dès que je fermais les yeux, je voyais un mouton de poussière qui la protégeait et l'aiderait à s'en sortir. J'y croyais. Je pensais à tout cela. À Marcelino aussi. Je me demandais où il était, s'il ne pouvait pas venir m'évacuer de cet enfer en attendant.
Il était presque ma famille après tout. C'était un ami de mon père, du temps où ce dernier était encore en vie, probablement un associé, mais je ne me souviens pas du moindre travail qu'ait pu faire l'un ou l'autre. Il avait des cheveux sombres, un visage toujours froid et ne fréquentait que nous. Mes souvenirs le représentaient souvent à la maison, ma mère était alors toujours plus souriante, plus tendre. Ils passaient de longues heures enfermées tous les deux à la cave, où sur la lande et parfois même dans un vieux manoir abandonné qui appartenait à cet homme mystérieux. Je le savais parce que je devais toujours prétendre être avec eux à mon père. Maman m'avait expliqué qu'il lui enseignait la magie. Peut-être. Ou peut-être étaient-ils déjà amants. Je ne pourrais pas le dire avec certitude aujourd'hui. Juste qu'elle m'avait promis que si je gardais le secret Marcelino m'apprendrait également.
Ils passèrent de plus en plus de temps ensemble. Ce qui n'était au départ que quelques heures par-ci par-là devenait des journées entières, quasi quotidiennes et parfois, quand mon père était en voyage, ils disparaissaient quelques jours en me confiant à Annarella notre voisine. Elle avait toujours cet air désapprobateur, à cause de ce qu'elle imaginait qu'ils faisaient ou juste à cause de Marcelino que tout le village jaugeait ainsi, je ne saurais le dire.
Un jour, je n'avais pas six ans, mon père se suicida après une nuit où l'orage avait grondé, et où Marcelino et mes parents s'étaient disputés. J'avais entendu leurs cris qui montaient, terrifiée au fond de mon lit. Les voix s'étaient apaisées un moment, pas la tempête qui m'avait maintenue éveillée. Puis il y avait eu le feu. Ma mère et Marcelino avaient débarqué dans la chambre. Ils m'avaient emporté hors de la maison qui était en proie aux flammes et l'on m'avait ramené chez Marcelino. Il vivait dans un manoir sur la lande où les vents soufflaient très fort, provoquant un étrange bruit inquiétant. C'était un endroit sombre et froid et si j'avais peur de ma nouvelle maison, j'appris à l'aimer avec le temps.
Marcelino m'enseigna là-bas un peu de ce qu'il appelait magie. Était-ce mon imagination et l'atmosphère du lieu qui ont inventé ses effets ou ce sont-ils réellement produit je ne saurais le dire. Mes souvenirs de cette période ont toujours était très brumeux. Ma mère s'éloignait du monde à son tour, elle devenait plus pâle et ses cheveux prenaient une teinte plus foncés. Et moi aussi, peut-être par mimétisme, je commençais à m'isoler de mes amis d'alors.
Ce fut Annarella un après-midi qui m'attira avec de délicieuses pâtisseries. Gourmandes comme je l'étais je n'y résistai pas. Et en manque de socialisation, loin de l'influence du château, je répondis à toutes ces questions. Elle s'intéressa particulièrement à la nuit où mon père était mort.
Ce soir-là les hommes du village débarquèrent. Marcelino était par chance dans sa crypte à faire de la magie. Car ces gens voulaient l'amener à la police, soi-disant parce qu'il avait assassiné mon père. Ma mère leur a affirmé qu'il était parti en ville jusqu'au lendemain et on avait rejoint notre hôte. Les adultes avaient parlé, ma mère avait supplié, presque en pleurant, mais il avait l'air déterminé. Ils ont fini par se tourner vers moi, pour me demander comment le village avait pu croire cela. Je ne pus que leur parler d'Annarella et ses questions.
— Ton père s'est suicidé, en n'oubliant pas de mettre le feu à la maison avec ! me révéla ma mère avec colère. C'est ce qu'il faut dire à Annarella !
Le lendemain matin, je trouvais ma mère en larme, Marcelino s'était enfui. Sans elle.
Elle garda le manoir, affirmant que son amant reviendrait le moment venu. Elle blâmait alors Annarella, l'accusant d'être une sorcière qui n'avait pas supporté de voir des rivaux et les avait diffamés et ensorcelée tout le village pour qu'ils la croient. Mais selon elle, elle ferait bien pire encore.
Ma mère devenait aigrie, colérique, s'isolant plus encore. Par moment elle redevenait douce et s'excusait, prétextant que c'était Annarella qui l'avait envoûtée, mais qu'elle luttait.
Jusqu'au jour où elle a tenté de m'assassiner. C'était une nuit, elle avait pénétré l'église et comptait m'offrir en sacrifice. Des hommes étaient venus juste à temps. Ils nous avaient séparés. Mais je l'entendais encore me crier :
— Ne les crois pas ! C'est Annarella la coupable ! C'est elle qui doit payer !
C'est la dernière fois que j'ai vu ma mère. Cette nuit-là j'ai dormi chez Annarella. Elle me raconta que tout cela c'était la faute de Marcelino, qu'il était sans doute un démon, qui avait poussé mon père au suicide et rendu ma mère folle en l'abandonnant. Mais comment aurais-je pu la croire quand ma mère me l'avait présenté comme l'ennemie ? Au matin, on m'avait emmené dans ce maudit orphelinat, ce mouroir pour enfant. Et j'attendais.
Jusqu'à cette nuit d'orage.
Je n'étais pas à l'orphelinat depuis si longtemps, un mois peut-être, quand mon sort fut scellé. Le tonnerre grondait, comme cette nuit où mon père était mort. Je guettais la fenêtre. Et je le vis alors. Un mouton de poussière. Un gros mouton de poussière, bien plus musclé que le mien, mais surtout à l'air féroce.
Il passa facilement par le carreau pour se maintenir au-dessus de moi. La peur me saisit, j'avais la chair de poule, le cœur battant. Je sentais qu'il était mauvais.
— Comment as-tu pu m'abandonner ? cria le mouton dans ma tête avec la voix de ma mère. Tu devais tuer Annarella pour me venger ! Pas me protéger aussi stupidement ! Tout ce que je voulais c'est qu'elle paye pour m'avoir arraché Marcelino, comme toi tu payerais ensuite pour les mêmes raisons. Tu n'es qu'une égoïste, la fille de ton père. Et puisque je ne peux plus m'occuper d'elle, c'est toi qui payeras !
Et le mouton me tomba dessus. J'étouffais, un poids immense s'abattant sur ma poitrine et en essayant de respirer je n'avalais que de la poussière. J'allais mourir, je m'enfonçais dans les ténèbres. Je me dis alors qu'Annarella avait sans doute raison, que ma mère était folle. Que si la magie pouvait faire ça, ce n'était pas de la bonne magie, que Marcelino était probablement une affreuse créature.
Je voulus me débattre, crier, mais respirer était trop difficile, je me sentais étouffer. Un air trop lourd envahissait ma cage thoracique. Je crus que je mourrais ici même.
Je me réveillai le lendemain matin entourée de plusieurs sœurs. Je paniquai :
— Maman ? Le mouton ?
— Repose-toi ! m'invita avec douceur l'une des nonnes.
— Mais il y avait un mouton de poussière hier.
— Tu as dû l'imaginer, avec les éclairs, le manque de sommeil à force de veiller à cette fenêtre ce n'est pas surprenant, affirma une seconde.
Les autres hochèrent la tête en signe d'assentiment. Je ne pouvais pas y croire.
— Mais j'étouffais, je l'ai senti, pleurais-je sûre de moi, le mouton... Ma mère...
— Ce n'est rien. Tu as fait ce qu'on appelle une crise d'asthme. Heureusement, tes camarades ont remarqué ton état et sont venus nous chercher.
— Mais... j'ai respiré de la poussière. Je la sentais dans mes poumons.
— C'était juste une impression.
— Arrête de t'en faire pour ta mère. Elle va être pendue dans une heure.
Je me renfonçai dans le lit. J'étais certaine de l'avoir vu ce mouton, d'avoir senti la poussière pénétrer mon système respiratoire, et pas juste un peu.
Pourtant avec le temps j'ai fini par douter de toute cette histoire. La magie n'existait pas, je ne l'avais plus jamais rencontré, si je l'avais même rencontré un jour. Marcelino et ma mère n'avaient sans doute que caché une liaison, mon père n'avait eu besoin d'aucun sortilège pour se suicider, ma mère pour devenir folle non plus, juste de chagrins. La magie que m'avaient apprise les adultes n'était que superstitions de campagnards ou des contes pour l'enfant que j'étais.
Néanmoins, même si je souffrais encore d'asthme, j'avais vraiment l'impression après toutes ces années que ce mouton avait été là, que je ne l'avais pas imaginé. Peut-être n'est-ce qu'une frayeur d'enfant qui avait pris de grandes proportions dans mon imagination, mais je ne parvenais pas à y croire. Pendant longtemps j'ai cru sans l'ombre d'un doute que c'était réel, désormais alors que je m'apprêtais à redémarrer une nouvelle vie, je voulais croire que ce n'était que mon imagination.
Le fiacre s'arrêta devant un vieux château, sur la lande, une autre lande que celle de mon enfance, mais en même temps si semblable par son atmosphère. Le sol était couvert encore une fois de feuilles mortes, mais le vent qui soufflait fort et faisait voler mes boucles brunes ainsi que ma capeline leur faisait exécuter un balai envoûtant. Sur l'arbre nu, un peuplier, un corbeau croassa pour m'accueillir. Je tentai de ne pas y voir un mauvais présage et pris mon courage à deux mains. J'avançai vers la porte massive et y donnais un coup en attrapant le heurtoir glacé de ma main gauche tenant ma malle de l'autre main, le cœur battant. J'avais eu une occasion en or, une place de gouvernante pour un homme de haute naissance, pour une orpheline comme moi c'était incroyable de pouvoir y prétendre.
Un domestique m'ouvrit la porte qui grinça à ce mouvement.
— Vous êtes mademoiselle la gouvernante ?
— Oui, acquiesçais-je intimidée.
— Monsieur vous attend.
J'entrais et la porte se referma avec fracas derrière moi. Le domestique me mena au maître de maison, assis dans un fauteuil, fumant un cigare en admirant le feu de sa cheminée.
— Elle est là monsieur.
Il se leva prestement et mon sang ne fit qu'un tour. Je fus paralysée par la peur. C'était le portrait craché de Marcelino. Le temps semblait ne pas avoir passé pour lui.
— Bienvenue ! me salua-t-il d'un sourire carnassier.
Publié dans C'est ici qu'on parle de moi le 14/04/2017 suite à un tag ayant pour consigne d'écrire un texte fantastique sur un mouton de poussière J'ai donc écrit un texte qui se voulait gothique
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